Vous m’avez demandé de m’exprimer sur l’avenir de notre dissuasion nucléaire au XXIe siècle. A Bruyères-le-Châtel, je parle devant des experts. C’est donc que vous attendez de moi que je m’exprime en politique.
J’avais vingt ans quand le général de Gaulle a prononcé à l’Ecole militaire son célèbre discours sur la dissuasion tous azimuts. J’ai tout de suite compris ce que cela voulait dire : quelle que soit la configuration géopolitique, la France devait être capable d’assurer par elle-même sa défense. Ce qui était vrai au XXe siècle le demeure au XXIe. Le général de Gaulle exprimait une vue d’homme d’Etat. Bien sûr, il y avait la guerre froide et la France, sans renier ses alliances, et d’abord celle qui la liait depuis si longtemps aux Etats-Unis devait quand même éviter que son territoire ne soit à nouveau ravagé. De là découlait le refus de la « doctrine MacNamara », dite de « riposte graduée, » qui était, certes, rationnelle du point de vue des Etats-Unis, mais pas du point de vue de la France. Notre dissuasion serait donc stratégique, seul un intérêt vital pouvant entraîner non son exercice, mais le déclenchement du feu nucléaire.
Celui-ci n’a été employé qu’une seule fois, il y a près de soixante-dix ans, à Hiroshima et à Nagasaki. Depuis lors, l’arme nucléaire a gelé les conflits, ou les a contenus en-dessous d’un certain seuil (guerres de Corée et d’Indochine notamment).
J’avais vingt ans quand le général de Gaulle a prononcé à l’Ecole militaire son célèbre discours sur la dissuasion tous azimuts. J’ai tout de suite compris ce que cela voulait dire : quelle que soit la configuration géopolitique, la France devait être capable d’assurer par elle-même sa défense. Ce qui était vrai au XXe siècle le demeure au XXIe. Le général de Gaulle exprimait une vue d’homme d’Etat. Bien sûr, il y avait la guerre froide et la France, sans renier ses alliances, et d’abord celle qui la liait depuis si longtemps aux Etats-Unis devait quand même éviter que son territoire ne soit à nouveau ravagé. De là découlait le refus de la « doctrine MacNamara », dite de « riposte graduée, » qui était, certes, rationnelle du point de vue des Etats-Unis, mais pas du point de vue de la France. Notre dissuasion serait donc stratégique, seul un intérêt vital pouvant entraîner non son exercice, mais le déclenchement du feu nucléaire.
Celui-ci n’a été employé qu’une seule fois, il y a près de soixante-dix ans, à Hiroshima et à Nagasaki. Depuis lors, l’arme nucléaire a gelé les conflits, ou les a contenus en-dessous d’un certain seuil (guerres de Corée et d’Indochine notamment).
Dans les conflits les opposant, les dirigeants politiques des grandes puissances nucléarisées ne peuvent plus commettre une erreur d’appréciation aussi colossale que celle qui fut faite en 1914 par les dirigeants de l’Allemagne impériale quand ils décidèrent une guerre préventive dont ils pensaient qu’elle serait courte, grâce à l’application du plan Schlieffen et à la mise hors de combat de la France en six semaines. Les responsables du Second Reich mesuraient sans doute les ravages potentiels de l’artillerie mais ils n’ont pas du tout envisagé l’hypothèse d’un conflit qui durerait plus de quatre ans.
Aujourd'hui la puissance destructrice de l’arme nucléaire interdit le renouvellement d’une telle erreur d’appréciation. L’arme nucléaire est donc le moyen pour la France de se tenir à l’écart d’un conflit entre grandes puissances où ses intérêts fondamentaux ne seraient pas engagés. Dans le monde du XXIe siècle, dont le centre de gravité a basculé vers le Pacifique, il n’y a donc aucune automaticité à ce que la France soit entraînée dans un conflit dont les origines, les tenants et aboutissants et les circonstances par définition évolutives nous échapperaient largement. Cela ne signifie nullement que nous nous désintéressions des enjeux propres à cette région. Simplement, la disposition d’une défense indépendante doit nous permettre d’échapper à l’engrenage des alliances et de ne pas nous laisser entraîner dans des actions que nous n’aurions pas décidées.
I – Combattre la tentation du renoncement
A) L’esprit de facilité
La remise en cause de la dissuasion dans l’opinion, après la fin de la guerre froide, peut être favorisée par les déclarations de deux anciens Premier ministres, l’un de gauche, l’autre de droite, selon la terminologie consacrée qui occulte le fait qu’en maints domaines, les uns et les autres en sont venus à penser à peu près la même chose, pour le meilleur pourrait-on croire, mais souvent aussi pour le pire, l’esprit de facilité par exemple. Ajoutons-y un ancien ministre de la Défense qui vient d’y consacrer un livre, des officiers généraux ou supérieurs, et même un expert nucléaire de renom.
Tout cela s’appuie sur une opinion publique où l’idée nationale n’est plus comprise et que tente le pacifisme. Je dis « n’est plus comprise » parce que le Front National lui-même est plus un symptôme de la crise de l’idée républicaine de la nation – communauté de citoyens – qu’un remède à cette crise. C’est d’en haut, avec une solide armature de principes, que tout cela, un jour, devra être repris.
Certes les institutions de la Vème République contrarient ce mouvement et permettent de « tenir », tant que subsiste dans l’esprit public et chez un noyau de responsables politiques un esprit de veille qui mérite d’être entretenu. Constatons cependant que le gaullisme s’efface avec le temps et qu’à gauche l’esprit républicain qui, au tournant des années 1980, avait contenu la dérive libertaire et pacifiste pour réaffirmer la pertinence de la doctrine de la dissuasion, peut être battu en brèche par des initiatives saugrenues. Pour les uns, la France devrait, dans une démarche véritablement sacrificielle, encore une fois donner l’exemple du désarmement nucléaire, alors que nous avons réduit le nombre de nos têtes de plus de moitié depuis 1991 (de plus de 600 à moins de 300), renoncé à la composante terrestre de la dissuasion et que nous sommes la seule puissance nucléaire à avoir fermé ses sites d’essais et ses usines de production de matières fissiles à usage militaire. Pour d’autres, il faudrait « européaniser » la force de dissuasion, alors qu’aucun pays européen ne le réclame et que les invocations à la Défense européenne restent généralement lettre morte. Seule la décision de la France d’étendre la protection de sa dissuasion à tel ou tel de ses voisins, dans des circonstances données, peut avoir un sens. Cette dérive de l’esprit public peut être combattue. Je m’y emploie pour ce qui me concerne, y compris en reprenant certaines des propositions de la Commission Evans et en m’appuyant sur le concept de « stricte suffisance » afin de montrer, comme je l’ai fait dans un rapport sénatorial d’avril 2010 « Désarmement, non prolifération nucléaire et sécurité de la France », à la veille de la dernière conférence d’examen du TNP, que pour la France, le moment n’est pas venu de baisser la garde.
B) le prétexte des « économies »
Il est difficile de ne pas voir le risque, pour la pérennité de notre dissuasion, de la lente désindustrialisation de la France avec ses effets sur nos finances publiques et par conséquent sur le budget de la Défense. Cette désindustrialisation de la France, continue depuis près de quatre décennies, a des causes anciennes et profondes qu’on résume un peu vite par le mot « mondialisation ». Celle-ci, selon moi, n’impliquait nullement que la France se défît de ses capacités d’Etat-stratège. Or, c’est ce qui s’est passé au prétexte illusoire de retrouver cette capacité au niveau européen. Il n’en a rien été, car il n’y a ni politique commerciale, ni politique industrielle, ni politique d’armement ni politique extérieure ou de défense au niveau européen. L’euro est une monnaie surévaluée pour la France, même s’il ne l’est pas pour l’Allemagne, étant donné la position respective des deux pays dans la division internationale du travail. L’Allemagne depuis des décennies, sinon davantage – le premier décrochage industriel français remonte à la fin du XIXe siècle - , maîtrise les segments « haut de gamme » de l’industrie alors que nos entreprises se sont trop souvent cantonnées – à l’exception de l’aéronautique – dans le « moyen de gamme ». Et l’érosion de leurs marges financières ne leur permet guère de remonter le courant. L’inconscience ou le laisser-aller ne font pas une politique car ils conduisent inexorablement au déclassement militaire et politique. Sans préjudice de réformes intérieures et d’un effort collectif indispensables, la révision de notre politique européenne s’impose comme une nécessité nationale.
Le vrai dilemme pour la France est de choisir entre une redéfinition du projet européen s’appuyant sur les nations qui veulent exister ensemble au XXIe siècle et la poursuite de la construction européenne sur les bases actuelles, qui la vouent, à terme, à la dilution dans une Europe otanisée et mondialisée. La vogue, momentanée sans doute, de l’idéologie occidentaliste ne correspond selon moi ni à l’intérêt de la France ni à celui d’une Europe qui existerait par elle-même, ce qu’avait bien vu, en son temps, le général de Gaulle, et qui est beaucoup plus vrai encore aujourd’hui, maintenant que l’URSS a disparu.
En tout état de cause, la France doit pouvoir consacrer 0,2 % de son PNB à la dissuasion. Ainsi, la France se doit-elle de veiller à la préservation à très long terme de son outil nucléaire et en particulier le lancement de la troisième génération de sous-marins nucléaires lanceurs d’engins.
Ainsi, le discours du Président Obama, à Prague, en 2009, apparaît-il aujourd’hui comme daté. Les orientations prises à la Conférence d’examen du TNP n’ont guère été suivies d’effets. Le Pakistan a rejeté l’idée d’un traité d’interdiction de la fabrication de matières fissiles à usage militaire et les pays d’Asie du Sud et de l’Est n’ont pas manifesté d’enthousiasme pour un moratoire de production. Les Etats-Unis n’ont pas ratifié le TICE. Le traité New Start a été conclu mais n’a pas eu à ce jour de successeur. Environ 1 500 têtes nucléaires stratégiques russes et américaines restent déployées. Des milliers d’engins dits « tactiques » restent disponibles en Russie et aux Etats-Unis. La crise ukrainienne a mis en valeur les risques inhérents à la fragilité de l’espace post-soviétique. Aucune zone dénucléarisée n’a vu le jour au Moyen-Orient. La Corée du Nord reste une menace pour la stabilité en Asie de l’Est et partout dans le monde, par les trafics nucléaires qu’elle alimente. Ainsi la perspective d’un « monde sans armes nucléaires », évoqué par le Président Obama en 2009, est renvoyée à un horizon lointain.
II – Le développement actuel des arsenaux nucléaires
La prochaine conférence d’examen du TNP, prévue en 2015, risque d’être difficile. Quel est en effet le tableau des arsenaux nucléaires des puissances « dotées » ?
Les Etats-Unis disposent de 14 SNLE. Les Russes ont programmé 8 SNLE de la classe Boréi et 12 SNLA de la classe Yasen, mis en œuvre à partir de la base de Ribachy, au Sud-Est du Kamchatka. La Chine, dans une doctrine proche de la notion de « suffisance », s’équipe de cinq sous-marins lanceurs d’engins de type Jin qui commenceront bientôt leurs premières patrouilles, et de SNA de type Shang, acoustiquement discrets. La Chine dispose de missiles intercontinentaux en silos. Elle s’attache à développer des versions mobiles et surtout navales, le JL2 qui équipera les Jin. Ceux-ci opèreront à partir d’une base sous-marine enterrée au Sud de l’île de Hainan.
L’Inde qui n’a pas signé le TNP, construit un premier sous-marin de type Arihant. Elle développe également des missiles stratégiques sous-marins. Dans trois décennies, elle sera à son tour une puissance nucléaire majeure. N’oublions pas enfin le Pakistan et Israël qui n’ont pas signé le TNP et quelques pays candidats non avoués à la prolifération. Il va de soi que, quelques soient les justifications avancées, l’annexion par la Russie de la Crimée, historiquement russe, mais juridiquement ukrainienne au regard du droit international depuis 1991, a mis en valeur la portée limitée de garanties de sécurité apportées par les grandes puissances nucléaires aux pays non nucléaires comme l’Ukraine.
Dans ce contexte, le maintien par la France d’une dissuasion nucléaire composée de quatre SNLE (comme la Grande-Bretagne) assurant ainsi la permanence à la mer, apparaît comme une nécessité.
III – Tableau des « menaces »
Le pivotement des Etats-Unis vers l’Asie et leur retrait des pays musulmans où ils s’étaient aventurés au lendemain du 11 septembre 2001, n’indiquent pas seulement où sont leurs priorités stratégiques. Ils situent clairement l’Asie comme potentielle « zone des tempêtes » à venir. En fait, nous assistons à une profonde révision de la doctrine d’intervention américaine dont témoigne le discours du Président Obama à West-Point.
A) L’Europe et la France se trouvent confrontées à des défis de sécurité accrus en provenance du Proche et Moyen-Orient et de l’Afrique dont la population en 2050 avoisinera les 2 milliards d’hommes. Le défi de l’islamisme radical peut prendre des formes nouvelles, par exemple la prise du pouvoir dans un grand Etat, sur le modèle de l’Iran. L’accès d’un tel pays à des armes de destruction massive rend nécessaire le maintien d’une dissuasion adaptée à la destruction de certains objectifs politiques ou militaires.
Quelles qu’en soient les formes (et celles-ci peuvent être diverses), les menaces, y compris de moindre intensité (terrorisme – piraterie), en provenance de cette vaste zone d’instabilité sont certainement les plus préoccupantes non seulement pour notre sécurité et celle de l’Europe mais aussi pour celle des pays en cause, inséparable de leur développement. Notre présence en Afrique est au service des Africains. Toute intervention nécessite l’aval de l’ONU et de l’Union africaine. Ces menaces n’excluent pas que surviennent, par ailleurs, des « surprises stratégiques », comme cela semble avoir été le cas pour certains, avec les révolutions arabes ou la crise ukrainienne.
B) La question de la Russie ne peut être éludée ni par les Européens ni par la France. La crise ukrainienne aurait pu être évitée si un consensus s’était établi depuis la fin de l’URSS sur l’idée que l’Ukraine devait être conçue comme un pont entre l’Europe et la Russie. Mais les choses ne se sont pas passées ainsi. L’implosion de l’URSS a été suivie d’une phase de transition chaotique vers l’économie de marché. La privatisation des moyens de production, antérieurement collectivisés, a fait surgir une nouvelle classe d’oligarques. La régression économique (le PNB russe a chuté de 60 % dans les années 1990) qui s’en est suivie, a entraîné une paupérisation de la population qui n’a été enrayée qu’à partir des années 2000, en Russie d’ailleurs plus qu’en Ukraine, la Russie disposant de ressources énergétiques considérables et ayant retrouvé une certaine forme de stabilité, contrairement à l’Ukraine, enjeu d’affrontements géopolitiques et de luttes internes.
L’Ukraine a toujours été un champ de bataille entre Russes, Mongols, Turcs, Polonais, Lituaniens, Hongrois, Autrichiens, Allemands, etc. Elle constitue aujourd’hui un enjeu géopolitique du point de vue des Anglo-Saxons notamment. Son hétérogénéité manifeste impliquerait une régionalisation assez poussée. Le peuple ukrainien aspire certainement aux normes de vie occidentales, tout comme le peuple russe d’ailleurs. La différence principale entre la Russie et l’Ukraine est que l’une est depuis très longtemps un Etat et qu’elle a entrepris assez vite, après le passage à vide des années 1990, de le rétablir, alors que l’autre, dont l’indépendance n’a que vingt-deux ans, se débat depuis lors dans un système de factions antagonistes plus ou moins instrumentées de l’extérieur et dominées par ses oligarques. L’Ukraine a besoin d’être stabilisée. Elle a d’abord besoin d’un Etat. Sa situation économique requiert ensuite d’être assainie. Plutôt que d’en faire le lieu de l’affrontement de deux projets géopolitiques assez peu réalistes, d’une part la continuation de l’extension de l’Union européennes vers l’Est, d’autre part la création d’une Union économique eurasiatique autour de la Russie, mieux aurait valu et vaudrait encore harmoniser le partenariat stratégique UE-Russie et le partenariat oriental qui comprend d’abord l’Ukraine, pour bâtir entre l’UE , l’Ukraine et la Russie un vaste espace de libre-circulation allant de l’Atlantique au Pacifique. Il aurait fallu pour cela rompre avec la logique et la mentalité de blocs qui correspondait à l’opposition de deux types d’organisation économique, sociale et politique antagonistes comme aux temps de la guerre froide. Or, cette situation a cessé d’exister. Au lieu de penser une Ukraine neutre entre l’OTAN et la Russie, on a assisté à une tentative d’élargissement de l’OTAN qui a été provisoirement stoppée en 2006, mais dont le projet n’a jamais été véritablement abandonné par les Etats-Unis, ceux-ci répondant aux vœux de la plupart des anciens PECO’s. Cette extension est évidemment ressentie comme une menace par la Russie, avec notamment l’installation d’un bouclier antimissile balistique.
Les Etats-Unis ont toujours souhaité soustraire l’Ukraine à l’influence de la Russie. Les écrits de Z. Breszinski datant de 1998, sont clairs à ce sujet : sans l’Ukraine, la Russie ne peut redevenir un Empire. Il est frappant de constater que l’évolution du contexte géostratégique et la montée de la Chine ont amené Z. Breszinski à mettre de l’eau dans son vin : comme H. Kissinger, il avance aujourd’hui l’hypothèse d’une « finlandisation » de l’Ukraine.
De son côté, l’Union européenne a maintenu vis-à-vis de l’Ukraine une politique ambiguë quant à la finalité ultime de son partenariat : simple association, ou adhésion, comme le Commissaire européen Olli Rehn le laissait encore entendre, en février 2014. L’annexion de la Crimée par la Russie en réponse à la destitution, à coup sûr inconstitutionnelle, du Président Yanoukovitch, s’est voulue la réponse du berger à la bergère. A coup sûr contraire aux traités et au droit international, cette annexion, quelles que soient les justifications avancées par Moscou (la volonté des intéressés essentiellement), pose problème pour la stabilité future des relations entre la Russie et ses voisins occidentaux. La Russie a certes donné des assurances assez claires de sa volonté de trouver une issue pacifique à la crise ukrainienne dès lors que seraient réunies certaines conditions quant à la régionalisation et à la neutralisation de l’Ukraine.
Les Etats-Unis souhaitent-ils véritablement cette normalisation et le nouveau Président ukrainien, M. Porochenko, est-il prêt à entériner de facto la perte de la souveraineté ukrainienne sur la Crimée ? A défaut et en l’absence d’un véritable dialogue entre Kiev et les régions russophones de l’Est, le bras de fer peut se prolonger, au risque d’allumer en Ukraine une véritable guerre civile, sur le modèle yougoslave. Ce n’est certes ni l’intérêt de l’Ukraine, ni celui de la Russie ni celui de l ‘Europe. Une solution pacifique est probable car la Russie, pour des raisons économiques, souhaite trouver un compromis. Le projet de V. Poutine est un projet national plus qu’impérial. Il vise à faire de la Russie un grand pays moderne et respecté. On ne cite jamais son propos : « Celui qui ne regrette pas l’URSS n’a pas de cœur. Celui qui veut la restaurer n’a pas de tête. » Il reste à la Russie l’arme gazière vis-à-vis de l’Ukraine, mais vis-à-vis de l’Europe celui-ci est à double tranchant. Le retournement vers l’Asie n’est pas une politique : la consommation de gaz par la Chine (38 milliards de m3 par an, selon le contrat récemment signé à Pékin) ne se compare pas au débouché européen (150 milliards de m3 par an). Tout le monde a intérêt au compromis. Même les Etats-Unis qui ont besoin et auront encore plus besoin, dans l’avenir, de la Russie.
Si un accord intervient dans le prolongement de celui conclu à Genève le 17 avril, n’en restera pas moins le soupçon de l’utilisation possible par la Russie d’un rapport de forces militaire qui est à son avantage pour trois raisons : la proximité géographique, un armement nucléaire dissuasif vis-à-vis des Etats-Unis et la diminution de l’effort de défense européen. Déjà les voix ne manquent pas - je pense à M. Etienne de Durand dans une communication à l’IFRI - pour réclamer une mise à niveau des armements conventionnels des pays européens membres de l’OTAN.
La bonne réponse à la crise ukrainienne est certainement un traité garantissant la neutralité de l’Ukraine. Mais chacun sait que les traités ne valent que ce que valent les rapports de forces qui les sous-tendent. L’actualisation du traité de limitation des armements conventionnels (FCE) conclu en 1990 s’impose à l’évidence bien que l’immensité territoriale de la Russie doive conduire à une régionalisation des plafonds autorisés. Les pays européens membres de l’OTAN, à l’exception de la France et de la Grande-Bretagne, s’en sont remis aux Etats-Unis du soin d’assurer leur protection en dernier ressort, à travers les armes nucléaires dont ceux-ci sont les seuls à disposer. On mesure, quatre ans après, la légèreté avec laquelle certains pays européens ont demandé, en 2010, le retrait de leur territoire des armes nucléaires tactiques qu’ils cogéraient, selon le système de la double clé, avec les Américains. Cette demande n’a d’ailleurs jamais eu qu’une portée symbolique, l’équilibre réel s’établissant au niveau des forces aéronavales dotées d’armes nucléaires dont disposent les Etats-Unis sur le théâtre européen.
Il faut attendre aujourd’hui que la crise ukrainienne se décante. Je suis de ceux qui pensent qu’une solution pacifique est non seulement possible mais souhaitable. Le culte de l’instantanéité et la subordination de la politique à la communication ne doivent pas entraîner à remettre en cause précipitamment les fondamentaux du « partenariat stratégique » tissé entre l’UE et la Russie depuis la fin de la guerre froide.
L’Europe ne sera pas l’Europe sans la Russie. Les complémentarités sont trop évidentes, en matière énergétique ou industrielle. Simplement un tel projet implique un équilibre de sécurité. Il n’est pas nécessaire de ranimer un esprit de guerre froide mais simplement d’établir, au plus bas niveau possible, un équilibre stable. Les budgets de défense des trois plus grands pays de l’UE sont très largement supérieurs aujourd’hui à celui de la Russie. Il n’y a donc pas de raison de se lancer dans une nouvelle course aux armements conventionnels de surcroît modernisés. Ce sont les doctrines et peut-être la préparation opérationnelle qui peuvent et doivent évoluer.
Quant à l’équilibre nucléaire, il restera longtemps assuré en dernier ressort par les Etats-Unis et par les contributions à l’Alliance des armes françaises et britanniques, tant du moins qu’une volonté de défense proprement européenne n’aura pas pris corps.
La crise ukrainienne comporte des leçons qu’il vaut mieux tirer à froid et de préférence collectivement, y compris avec la Russie.
La France, quant à elle, y trouvera certainement une raison supplémentaire de maintenir sa dissuasion, dont la vocation est par définition défensive et stabilisatrice.
IV – Perspectives
A) Politique d’abord !
Les vraies questions sont celles qu’a posées l’Amiral Rogel devant la Commission de la Défense de l’Assemblée Nationale le 16 avril 2014 : « La France veut-elle rester une puissance mondiale, c’est-à-dire dont les responsabilités se situent à l’échelle mondiale, et sur laquelle on ne peut faire peser aucune forme de chantage ? La France veut-elle avoir une voix indépendante, c’est-à-dire ne dépendant de personne, pour défendre ses intérêts vitaux ou protéger ses intérêts et ses valeurs ? » Il pose une troisième question : « Jusqu’à quel niveau ne pas descendre dans la stricte suffisance pour que la dissuasion reste crédible ? »
J’ai déjà largement répondu aux deux premières questions : la France veut-elle se diluer dans un magma soi-disant européen mais dans les faits « européiste » et « occidentaliste », c’est-à-dire inféodé ? Ou bien veut-elle prendre les moyens d’une Europe réellement « européenne », certes alliée des Etats-Unis, mais capable de faire entendre, le cas échéant, une voix indépendante ? Là est la question de fond. Elle est fondamentalement politique. Seul le peuple français peut dire s’il veut, comme peuple, continuer d’exister ou, au contraire, se dissoudre.
Pour moi la réponse est claire : c’est l’intérêt du monde et celui, bien compris, de l’Europe, que la France reste une grande puissance politique, capable de faire entendre une voix distincte.
B) Pertinence de la dissuasion
La défense antimissile n’est pas un substitut à la dissuasion sauf peut-être au plan financier : on ne pourrait en effet développer la première au niveau du territoire sans compromettre le maintien de la seconde. Seule d’ailleurs peut se justifier une défense de théâtre. Mais cela n’a rien à voir avec la dissuasion.
Rien par ailleurs ne laisse supposer que l’indétectabilité de nos SNLE puisse être mise en cause. Les autres puissances ne développeraient pas leurs forces sous-marines si elles ne partageaient pas la même appréciation. Si ce risque venait à apparaître, la seule réponse serait la diversification des composantes et leur dispersion.
S’agissant de la doctrine, la dissuasion française s’est toujours voulue stratégique, même si depuis 2001 l’idée d’une dissuasion « adaptée » a pu faire son chemin. La stratégie anticité appartient à une autre époque. Le TNP a freiné la prolifération. Une perspective intéressante a été ouverte par la Commission Evans : il faudrait commencer par réduire l’arsenal des puissances surdotées (Russie et Etats-Unis). Cela risque de prendre du temps.
C) La question financière
La question financière ne se pose pas seulement au niveau de la dissuasion : 0,2 % du PNB. Elle concerne le niveau de notre effort de défense : 1,5 % du PIB est un plancher. Je me réjouis que le Président de la République ait confirmé que les crédits de la Défense, déjà très contraints, ne seraient pas concernés par le programme de 50 milliards d’économies annoncé et que les équilibres de la Loi de programmation militaire seraient ainsi respectés. Il serait raisonnable, dans le contexte européen et mondial actuel, de relever ce plancher à 2 %. A condition cependant de ne pas nous voir imposer nos choix de l’extérieur. La défense française doit être celle de la France. Nos intérêts sont autant en Méditerranée, au Moyen-Orient et en Afrique qu’en Europe de l’Est. Il n’est pas, selon moi, conforme à l’intérêt de la France d’aller provoquer la Russie en étendant l’OTAN jusqu’à ses frontières. Nous devons nous faire de la Russie une alliée et ne pas la maintenir dans une position d’adversaire qui ne correspond plus aux données du monde actuel.
L’URSS a disparu. La Russie s’est intégrée à l’économie de marché mondiale, même si son capitalisme n’est pas le capitalisme à l’anglo-saxonne. Mais nous devons nous faire à cette idée qu’il existe plusieurs formes de capitalismes, pas forcément réductibles au capitalisme financier américain. Nous devons intégrer la présence d’une Russie forte, qui n’a rien à voir avec le projet d’une URSS reconstituée, à l’ordre mondial de demain. Bien entendu cela a des conséquences sur notre posture de sécurité, mais là n’et pas la principale menace pour la France et pour l’Europe. Il faudrait apprendre à dépasser une certaine myopie née de la routine plus que de la réflexion prospective. Peut-être aussi faudrait-il surmonter une plus ancienne russophobie qui, en France, remonte au marquis de Custine. Celui-ci écrivait en 1839 « La Sibérie commence à la Vistule ». Cette russophobie, purement idéologique, ne correspond pas aux intérêts de la France, comme deux guerres mondiales l’ont montré.
Le coût de la dissuasion – un peu plus de 3 milliards – s’accroîtra progressivement dans les années à venir, avec le développement de la troisième génération de sous-marins lanceurs d’engins et des missiles qui lui seront associés. Les études prospectives et les programmes de recherche et de technologie vont doubler d’ici 2020 mais leur montant est modeste, de l’ordre de quelques centaines de millions. Elles sont nécessaires pour préserver les compétences qui permettront de réaliser les rénovations au début des années 2020 (ASMP/A et M51) et les renouvellements à l’horizon 2030. Les compétences de la DGA, du CEA et des industriels du secteur (DCNS, Astrium ST, Herakles, MBDA, Roxel, Thales et Safran-Sagem) doivent être préservées pour la suite. D’ores et déjà les décisions ont été ou doivent être prises pour lancer les SNLE de troisième génération, définir l’architecture du successeur de l’ASMP/A et pour assurer les performances futures des transmissions nucléaires.
D) Les retombées de la dissuasion
La dissuasion tire vers le haut à la fois notre industrie et nos forces conventionnelles. Cela a été dit maintes fois mais mérite d’être répété. Les retombées, en fait, sont surtout politiques : abandonner la dissuasion serait accepter le déclassement de la France comme membre du P5 et se résigner à voir l’Europe devenir définitivement un enjeu des relations internationales. Notre siège de membre permanent du Conseil de Sécurité des Nations Unies serait d’autant plus vivement contesté. Sans la dissuasion, notre capacité à nous engager résolument dans la gestion de crises touchant notre sécurité serait inévitablement et gravement affectée.
E) Ne pas faire des économies de bout de chandelle
L’abandon de la composante aérienne ou même d’un seul escadron ne procurerait qu’un gain financier minima – de 100 millions d’euros à quelques dizaines. La perte de capacité correspondante serait lourde, car la composante aérienne met en œuvre un missile supervéloce et invulnérable à la défense antimissile balistique. Quant à la force aéronavale nucléaire (FANU), sa valeur de démonstration gagnerait évidemment, si une permanence à la mer était assurée par le lancement d’un second porte-avions. Ce projet raisonnable ne saurait cependant prendre corps que dans le cadre d’un effort de défense porté à 2 % du PNB. Cet effort accru devrait bien sûr prendre en compte les besoins des autres armées, compte tenu de l’évolution du contexte géopolitique.
Bien entendu, la pérennité de la dissuasion implique aussi que soit poursuivi le programme « simulation » destiné à pallier la fermeture de notre site d’essais dans le Pacifique, et cela dans ses trois volets : calculateurs, tests hydrodynamiques dans l’installation Epure et laser Mégajoule. C’est là la responsabilité éminente de la Direction des Applications militaires à laquelle je souhaite dire ma haute estime.
Conclusion
La dissuasion, en effet, ce sont aussi des hommes, remarquablement compétents, à la pointe des connaissances et de la recherche pour certains, manifestant tous, où qu’ils servent, un haut niveau de professionnalisme et même d’abnégation, au service de la France. Ils remplissent une mission d’exception et il faut qu’ils sentent que parmi les responsables politiques, mais tout autant dans les profondeurs de la nation, s’expriment à leur égard, souvent de façon trop discrète certes, gratitude et admiration.
Le Président de la République vient d’effectuer certains choix concernant le futur SNLE 3 G, qui embarquera des missiles M 51-3. Nous ne sommes pas aujourd’hui devant des choix qui seraient fatidiques mais si cette heure devait se rapprocher, il faudrait alors savoir dire « non », car la dissuasion, pour qui veut bien prendre le temps de la réflexion, c’est la France.
Aujourd'hui la puissance destructrice de l’arme nucléaire interdit le renouvellement d’une telle erreur d’appréciation. L’arme nucléaire est donc le moyen pour la France de se tenir à l’écart d’un conflit entre grandes puissances où ses intérêts fondamentaux ne seraient pas engagés. Dans le monde du XXIe siècle, dont le centre de gravité a basculé vers le Pacifique, il n’y a donc aucune automaticité à ce que la France soit entraînée dans un conflit dont les origines, les tenants et aboutissants et les circonstances par définition évolutives nous échapperaient largement. Cela ne signifie nullement que nous nous désintéressions des enjeux propres à cette région. Simplement, la disposition d’une défense indépendante doit nous permettre d’échapper à l’engrenage des alliances et de ne pas nous laisser entraîner dans des actions que nous n’aurions pas décidées.
I – Combattre la tentation du renoncement
A) L’esprit de facilité
La remise en cause de la dissuasion dans l’opinion, après la fin de la guerre froide, peut être favorisée par les déclarations de deux anciens Premier ministres, l’un de gauche, l’autre de droite, selon la terminologie consacrée qui occulte le fait qu’en maints domaines, les uns et les autres en sont venus à penser à peu près la même chose, pour le meilleur pourrait-on croire, mais souvent aussi pour le pire, l’esprit de facilité par exemple. Ajoutons-y un ancien ministre de la Défense qui vient d’y consacrer un livre, des officiers généraux ou supérieurs, et même un expert nucléaire de renom.
Tout cela s’appuie sur une opinion publique où l’idée nationale n’est plus comprise et que tente le pacifisme. Je dis « n’est plus comprise » parce que le Front National lui-même est plus un symptôme de la crise de l’idée républicaine de la nation – communauté de citoyens – qu’un remède à cette crise. C’est d’en haut, avec une solide armature de principes, que tout cela, un jour, devra être repris.
Certes les institutions de la Vème République contrarient ce mouvement et permettent de « tenir », tant que subsiste dans l’esprit public et chez un noyau de responsables politiques un esprit de veille qui mérite d’être entretenu. Constatons cependant que le gaullisme s’efface avec le temps et qu’à gauche l’esprit républicain qui, au tournant des années 1980, avait contenu la dérive libertaire et pacifiste pour réaffirmer la pertinence de la doctrine de la dissuasion, peut être battu en brèche par des initiatives saugrenues. Pour les uns, la France devrait, dans une démarche véritablement sacrificielle, encore une fois donner l’exemple du désarmement nucléaire, alors que nous avons réduit le nombre de nos têtes de plus de moitié depuis 1991 (de plus de 600 à moins de 300), renoncé à la composante terrestre de la dissuasion et que nous sommes la seule puissance nucléaire à avoir fermé ses sites d’essais et ses usines de production de matières fissiles à usage militaire. Pour d’autres, il faudrait « européaniser » la force de dissuasion, alors qu’aucun pays européen ne le réclame et que les invocations à la Défense européenne restent généralement lettre morte. Seule la décision de la France d’étendre la protection de sa dissuasion à tel ou tel de ses voisins, dans des circonstances données, peut avoir un sens. Cette dérive de l’esprit public peut être combattue. Je m’y emploie pour ce qui me concerne, y compris en reprenant certaines des propositions de la Commission Evans et en m’appuyant sur le concept de « stricte suffisance » afin de montrer, comme je l’ai fait dans un rapport sénatorial d’avril 2010 « Désarmement, non prolifération nucléaire et sécurité de la France », à la veille de la dernière conférence d’examen du TNP, que pour la France, le moment n’est pas venu de baisser la garde.
B) le prétexte des « économies »
Il est difficile de ne pas voir le risque, pour la pérennité de notre dissuasion, de la lente désindustrialisation de la France avec ses effets sur nos finances publiques et par conséquent sur le budget de la Défense. Cette désindustrialisation de la France, continue depuis près de quatre décennies, a des causes anciennes et profondes qu’on résume un peu vite par le mot « mondialisation ». Celle-ci, selon moi, n’impliquait nullement que la France se défît de ses capacités d’Etat-stratège. Or, c’est ce qui s’est passé au prétexte illusoire de retrouver cette capacité au niveau européen. Il n’en a rien été, car il n’y a ni politique commerciale, ni politique industrielle, ni politique d’armement ni politique extérieure ou de défense au niveau européen. L’euro est une monnaie surévaluée pour la France, même s’il ne l’est pas pour l’Allemagne, étant donné la position respective des deux pays dans la division internationale du travail. L’Allemagne depuis des décennies, sinon davantage – le premier décrochage industriel français remonte à la fin du XIXe siècle - , maîtrise les segments « haut de gamme » de l’industrie alors que nos entreprises se sont trop souvent cantonnées – à l’exception de l’aéronautique – dans le « moyen de gamme ». Et l’érosion de leurs marges financières ne leur permet guère de remonter le courant. L’inconscience ou le laisser-aller ne font pas une politique car ils conduisent inexorablement au déclassement militaire et politique. Sans préjudice de réformes intérieures et d’un effort collectif indispensables, la révision de notre politique européenne s’impose comme une nécessité nationale.
Le vrai dilemme pour la France est de choisir entre une redéfinition du projet européen s’appuyant sur les nations qui veulent exister ensemble au XXIe siècle et la poursuite de la construction européenne sur les bases actuelles, qui la vouent, à terme, à la dilution dans une Europe otanisée et mondialisée. La vogue, momentanée sans doute, de l’idéologie occidentaliste ne correspond selon moi ni à l’intérêt de la France ni à celui d’une Europe qui existerait par elle-même, ce qu’avait bien vu, en son temps, le général de Gaulle, et qui est beaucoup plus vrai encore aujourd’hui, maintenant que l’URSS a disparu.
En tout état de cause, la France doit pouvoir consacrer 0,2 % de son PNB à la dissuasion. Ainsi, la France se doit-elle de veiller à la préservation à très long terme de son outil nucléaire et en particulier le lancement de la troisième génération de sous-marins nucléaires lanceurs d’engins.
Ainsi, le discours du Président Obama, à Prague, en 2009, apparaît-il aujourd’hui comme daté. Les orientations prises à la Conférence d’examen du TNP n’ont guère été suivies d’effets. Le Pakistan a rejeté l’idée d’un traité d’interdiction de la fabrication de matières fissiles à usage militaire et les pays d’Asie du Sud et de l’Est n’ont pas manifesté d’enthousiasme pour un moratoire de production. Les Etats-Unis n’ont pas ratifié le TICE. Le traité New Start a été conclu mais n’a pas eu à ce jour de successeur. Environ 1 500 têtes nucléaires stratégiques russes et américaines restent déployées. Des milliers d’engins dits « tactiques » restent disponibles en Russie et aux Etats-Unis. La crise ukrainienne a mis en valeur les risques inhérents à la fragilité de l’espace post-soviétique. Aucune zone dénucléarisée n’a vu le jour au Moyen-Orient. La Corée du Nord reste une menace pour la stabilité en Asie de l’Est et partout dans le monde, par les trafics nucléaires qu’elle alimente. Ainsi la perspective d’un « monde sans armes nucléaires », évoqué par le Président Obama en 2009, est renvoyée à un horizon lointain.
II – Le développement actuel des arsenaux nucléaires
La prochaine conférence d’examen du TNP, prévue en 2015, risque d’être difficile. Quel est en effet le tableau des arsenaux nucléaires des puissances « dotées » ?
Les Etats-Unis disposent de 14 SNLE. Les Russes ont programmé 8 SNLE de la classe Boréi et 12 SNLA de la classe Yasen, mis en œuvre à partir de la base de Ribachy, au Sud-Est du Kamchatka. La Chine, dans une doctrine proche de la notion de « suffisance », s’équipe de cinq sous-marins lanceurs d’engins de type Jin qui commenceront bientôt leurs premières patrouilles, et de SNA de type Shang, acoustiquement discrets. La Chine dispose de missiles intercontinentaux en silos. Elle s’attache à développer des versions mobiles et surtout navales, le JL2 qui équipera les Jin. Ceux-ci opèreront à partir d’une base sous-marine enterrée au Sud de l’île de Hainan.
L’Inde qui n’a pas signé le TNP, construit un premier sous-marin de type Arihant. Elle développe également des missiles stratégiques sous-marins. Dans trois décennies, elle sera à son tour une puissance nucléaire majeure. N’oublions pas enfin le Pakistan et Israël qui n’ont pas signé le TNP et quelques pays candidats non avoués à la prolifération. Il va de soi que, quelques soient les justifications avancées, l’annexion par la Russie de la Crimée, historiquement russe, mais juridiquement ukrainienne au regard du droit international depuis 1991, a mis en valeur la portée limitée de garanties de sécurité apportées par les grandes puissances nucléaires aux pays non nucléaires comme l’Ukraine.
Dans ce contexte, le maintien par la France d’une dissuasion nucléaire composée de quatre SNLE (comme la Grande-Bretagne) assurant ainsi la permanence à la mer, apparaît comme une nécessité.
III – Tableau des « menaces »
Le pivotement des Etats-Unis vers l’Asie et leur retrait des pays musulmans où ils s’étaient aventurés au lendemain du 11 septembre 2001, n’indiquent pas seulement où sont leurs priorités stratégiques. Ils situent clairement l’Asie comme potentielle « zone des tempêtes » à venir. En fait, nous assistons à une profonde révision de la doctrine d’intervention américaine dont témoigne le discours du Président Obama à West-Point.
A) L’Europe et la France se trouvent confrontées à des défis de sécurité accrus en provenance du Proche et Moyen-Orient et de l’Afrique dont la population en 2050 avoisinera les 2 milliards d’hommes. Le défi de l’islamisme radical peut prendre des formes nouvelles, par exemple la prise du pouvoir dans un grand Etat, sur le modèle de l’Iran. L’accès d’un tel pays à des armes de destruction massive rend nécessaire le maintien d’une dissuasion adaptée à la destruction de certains objectifs politiques ou militaires.
Quelles qu’en soient les formes (et celles-ci peuvent être diverses), les menaces, y compris de moindre intensité (terrorisme – piraterie), en provenance de cette vaste zone d’instabilité sont certainement les plus préoccupantes non seulement pour notre sécurité et celle de l’Europe mais aussi pour celle des pays en cause, inséparable de leur développement. Notre présence en Afrique est au service des Africains. Toute intervention nécessite l’aval de l’ONU et de l’Union africaine. Ces menaces n’excluent pas que surviennent, par ailleurs, des « surprises stratégiques », comme cela semble avoir été le cas pour certains, avec les révolutions arabes ou la crise ukrainienne.
B) La question de la Russie ne peut être éludée ni par les Européens ni par la France. La crise ukrainienne aurait pu être évitée si un consensus s’était établi depuis la fin de l’URSS sur l’idée que l’Ukraine devait être conçue comme un pont entre l’Europe et la Russie. Mais les choses ne se sont pas passées ainsi. L’implosion de l’URSS a été suivie d’une phase de transition chaotique vers l’économie de marché. La privatisation des moyens de production, antérieurement collectivisés, a fait surgir une nouvelle classe d’oligarques. La régression économique (le PNB russe a chuté de 60 % dans les années 1990) qui s’en est suivie, a entraîné une paupérisation de la population qui n’a été enrayée qu’à partir des années 2000, en Russie d’ailleurs plus qu’en Ukraine, la Russie disposant de ressources énergétiques considérables et ayant retrouvé une certaine forme de stabilité, contrairement à l’Ukraine, enjeu d’affrontements géopolitiques et de luttes internes.
L’Ukraine a toujours été un champ de bataille entre Russes, Mongols, Turcs, Polonais, Lituaniens, Hongrois, Autrichiens, Allemands, etc. Elle constitue aujourd’hui un enjeu géopolitique du point de vue des Anglo-Saxons notamment. Son hétérogénéité manifeste impliquerait une régionalisation assez poussée. Le peuple ukrainien aspire certainement aux normes de vie occidentales, tout comme le peuple russe d’ailleurs. La différence principale entre la Russie et l’Ukraine est que l’une est depuis très longtemps un Etat et qu’elle a entrepris assez vite, après le passage à vide des années 1990, de le rétablir, alors que l’autre, dont l’indépendance n’a que vingt-deux ans, se débat depuis lors dans un système de factions antagonistes plus ou moins instrumentées de l’extérieur et dominées par ses oligarques. L’Ukraine a besoin d’être stabilisée. Elle a d’abord besoin d’un Etat. Sa situation économique requiert ensuite d’être assainie. Plutôt que d’en faire le lieu de l’affrontement de deux projets géopolitiques assez peu réalistes, d’une part la continuation de l’extension de l’Union européennes vers l’Est, d’autre part la création d’une Union économique eurasiatique autour de la Russie, mieux aurait valu et vaudrait encore harmoniser le partenariat stratégique UE-Russie et le partenariat oriental qui comprend d’abord l’Ukraine, pour bâtir entre l’UE , l’Ukraine et la Russie un vaste espace de libre-circulation allant de l’Atlantique au Pacifique. Il aurait fallu pour cela rompre avec la logique et la mentalité de blocs qui correspondait à l’opposition de deux types d’organisation économique, sociale et politique antagonistes comme aux temps de la guerre froide. Or, cette situation a cessé d’exister. Au lieu de penser une Ukraine neutre entre l’OTAN et la Russie, on a assisté à une tentative d’élargissement de l’OTAN qui a été provisoirement stoppée en 2006, mais dont le projet n’a jamais été véritablement abandonné par les Etats-Unis, ceux-ci répondant aux vœux de la plupart des anciens PECO’s. Cette extension est évidemment ressentie comme une menace par la Russie, avec notamment l’installation d’un bouclier antimissile balistique.
Les Etats-Unis ont toujours souhaité soustraire l’Ukraine à l’influence de la Russie. Les écrits de Z. Breszinski datant de 1998, sont clairs à ce sujet : sans l’Ukraine, la Russie ne peut redevenir un Empire. Il est frappant de constater que l’évolution du contexte géostratégique et la montée de la Chine ont amené Z. Breszinski à mettre de l’eau dans son vin : comme H. Kissinger, il avance aujourd’hui l’hypothèse d’une « finlandisation » de l’Ukraine.
De son côté, l’Union européenne a maintenu vis-à-vis de l’Ukraine une politique ambiguë quant à la finalité ultime de son partenariat : simple association, ou adhésion, comme le Commissaire européen Olli Rehn le laissait encore entendre, en février 2014. L’annexion de la Crimée par la Russie en réponse à la destitution, à coup sûr inconstitutionnelle, du Président Yanoukovitch, s’est voulue la réponse du berger à la bergère. A coup sûr contraire aux traités et au droit international, cette annexion, quelles que soient les justifications avancées par Moscou (la volonté des intéressés essentiellement), pose problème pour la stabilité future des relations entre la Russie et ses voisins occidentaux. La Russie a certes donné des assurances assez claires de sa volonté de trouver une issue pacifique à la crise ukrainienne dès lors que seraient réunies certaines conditions quant à la régionalisation et à la neutralisation de l’Ukraine.
Les Etats-Unis souhaitent-ils véritablement cette normalisation et le nouveau Président ukrainien, M. Porochenko, est-il prêt à entériner de facto la perte de la souveraineté ukrainienne sur la Crimée ? A défaut et en l’absence d’un véritable dialogue entre Kiev et les régions russophones de l’Est, le bras de fer peut se prolonger, au risque d’allumer en Ukraine une véritable guerre civile, sur le modèle yougoslave. Ce n’est certes ni l’intérêt de l’Ukraine, ni celui de la Russie ni celui de l ‘Europe. Une solution pacifique est probable car la Russie, pour des raisons économiques, souhaite trouver un compromis. Le projet de V. Poutine est un projet national plus qu’impérial. Il vise à faire de la Russie un grand pays moderne et respecté. On ne cite jamais son propos : « Celui qui ne regrette pas l’URSS n’a pas de cœur. Celui qui veut la restaurer n’a pas de tête. » Il reste à la Russie l’arme gazière vis-à-vis de l’Ukraine, mais vis-à-vis de l’Europe celui-ci est à double tranchant. Le retournement vers l’Asie n’est pas une politique : la consommation de gaz par la Chine (38 milliards de m3 par an, selon le contrat récemment signé à Pékin) ne se compare pas au débouché européen (150 milliards de m3 par an). Tout le monde a intérêt au compromis. Même les Etats-Unis qui ont besoin et auront encore plus besoin, dans l’avenir, de la Russie.
Si un accord intervient dans le prolongement de celui conclu à Genève le 17 avril, n’en restera pas moins le soupçon de l’utilisation possible par la Russie d’un rapport de forces militaire qui est à son avantage pour trois raisons : la proximité géographique, un armement nucléaire dissuasif vis-à-vis des Etats-Unis et la diminution de l’effort de défense européen. Déjà les voix ne manquent pas - je pense à M. Etienne de Durand dans une communication à l’IFRI - pour réclamer une mise à niveau des armements conventionnels des pays européens membres de l’OTAN.
La bonne réponse à la crise ukrainienne est certainement un traité garantissant la neutralité de l’Ukraine. Mais chacun sait que les traités ne valent que ce que valent les rapports de forces qui les sous-tendent. L’actualisation du traité de limitation des armements conventionnels (FCE) conclu en 1990 s’impose à l’évidence bien que l’immensité territoriale de la Russie doive conduire à une régionalisation des plafonds autorisés. Les pays européens membres de l’OTAN, à l’exception de la France et de la Grande-Bretagne, s’en sont remis aux Etats-Unis du soin d’assurer leur protection en dernier ressort, à travers les armes nucléaires dont ceux-ci sont les seuls à disposer. On mesure, quatre ans après, la légèreté avec laquelle certains pays européens ont demandé, en 2010, le retrait de leur territoire des armes nucléaires tactiques qu’ils cogéraient, selon le système de la double clé, avec les Américains. Cette demande n’a d’ailleurs jamais eu qu’une portée symbolique, l’équilibre réel s’établissant au niveau des forces aéronavales dotées d’armes nucléaires dont disposent les Etats-Unis sur le théâtre européen.
Il faut attendre aujourd’hui que la crise ukrainienne se décante. Je suis de ceux qui pensent qu’une solution pacifique est non seulement possible mais souhaitable. Le culte de l’instantanéité et la subordination de la politique à la communication ne doivent pas entraîner à remettre en cause précipitamment les fondamentaux du « partenariat stratégique » tissé entre l’UE et la Russie depuis la fin de la guerre froide.
L’Europe ne sera pas l’Europe sans la Russie. Les complémentarités sont trop évidentes, en matière énergétique ou industrielle. Simplement un tel projet implique un équilibre de sécurité. Il n’est pas nécessaire de ranimer un esprit de guerre froide mais simplement d’établir, au plus bas niveau possible, un équilibre stable. Les budgets de défense des trois plus grands pays de l’UE sont très largement supérieurs aujourd’hui à celui de la Russie. Il n’y a donc pas de raison de se lancer dans une nouvelle course aux armements conventionnels de surcroît modernisés. Ce sont les doctrines et peut-être la préparation opérationnelle qui peuvent et doivent évoluer.
Quant à l’équilibre nucléaire, il restera longtemps assuré en dernier ressort par les Etats-Unis et par les contributions à l’Alliance des armes françaises et britanniques, tant du moins qu’une volonté de défense proprement européenne n’aura pas pris corps.
La crise ukrainienne comporte des leçons qu’il vaut mieux tirer à froid et de préférence collectivement, y compris avec la Russie.
La France, quant à elle, y trouvera certainement une raison supplémentaire de maintenir sa dissuasion, dont la vocation est par définition défensive et stabilisatrice.
IV – Perspectives
A) Politique d’abord !
Les vraies questions sont celles qu’a posées l’Amiral Rogel devant la Commission de la Défense de l’Assemblée Nationale le 16 avril 2014 : « La France veut-elle rester une puissance mondiale, c’est-à-dire dont les responsabilités se situent à l’échelle mondiale, et sur laquelle on ne peut faire peser aucune forme de chantage ? La France veut-elle avoir une voix indépendante, c’est-à-dire ne dépendant de personne, pour défendre ses intérêts vitaux ou protéger ses intérêts et ses valeurs ? » Il pose une troisième question : « Jusqu’à quel niveau ne pas descendre dans la stricte suffisance pour que la dissuasion reste crédible ? »
J’ai déjà largement répondu aux deux premières questions : la France veut-elle se diluer dans un magma soi-disant européen mais dans les faits « européiste » et « occidentaliste », c’est-à-dire inféodé ? Ou bien veut-elle prendre les moyens d’une Europe réellement « européenne », certes alliée des Etats-Unis, mais capable de faire entendre, le cas échéant, une voix indépendante ? Là est la question de fond. Elle est fondamentalement politique. Seul le peuple français peut dire s’il veut, comme peuple, continuer d’exister ou, au contraire, se dissoudre.
Pour moi la réponse est claire : c’est l’intérêt du monde et celui, bien compris, de l’Europe, que la France reste une grande puissance politique, capable de faire entendre une voix distincte.
B) Pertinence de la dissuasion
La défense antimissile n’est pas un substitut à la dissuasion sauf peut-être au plan financier : on ne pourrait en effet développer la première au niveau du territoire sans compromettre le maintien de la seconde. Seule d’ailleurs peut se justifier une défense de théâtre. Mais cela n’a rien à voir avec la dissuasion.
Rien par ailleurs ne laisse supposer que l’indétectabilité de nos SNLE puisse être mise en cause. Les autres puissances ne développeraient pas leurs forces sous-marines si elles ne partageaient pas la même appréciation. Si ce risque venait à apparaître, la seule réponse serait la diversification des composantes et leur dispersion.
S’agissant de la doctrine, la dissuasion française s’est toujours voulue stratégique, même si depuis 2001 l’idée d’une dissuasion « adaptée » a pu faire son chemin. La stratégie anticité appartient à une autre époque. Le TNP a freiné la prolifération. Une perspective intéressante a été ouverte par la Commission Evans : il faudrait commencer par réduire l’arsenal des puissances surdotées (Russie et Etats-Unis). Cela risque de prendre du temps.
C) La question financière
La question financière ne se pose pas seulement au niveau de la dissuasion : 0,2 % du PNB. Elle concerne le niveau de notre effort de défense : 1,5 % du PIB est un plancher. Je me réjouis que le Président de la République ait confirmé que les crédits de la Défense, déjà très contraints, ne seraient pas concernés par le programme de 50 milliards d’économies annoncé et que les équilibres de la Loi de programmation militaire seraient ainsi respectés. Il serait raisonnable, dans le contexte européen et mondial actuel, de relever ce plancher à 2 %. A condition cependant de ne pas nous voir imposer nos choix de l’extérieur. La défense française doit être celle de la France. Nos intérêts sont autant en Méditerranée, au Moyen-Orient et en Afrique qu’en Europe de l’Est. Il n’est pas, selon moi, conforme à l’intérêt de la France d’aller provoquer la Russie en étendant l’OTAN jusqu’à ses frontières. Nous devons nous faire de la Russie une alliée et ne pas la maintenir dans une position d’adversaire qui ne correspond plus aux données du monde actuel.
L’URSS a disparu. La Russie s’est intégrée à l’économie de marché mondiale, même si son capitalisme n’est pas le capitalisme à l’anglo-saxonne. Mais nous devons nous faire à cette idée qu’il existe plusieurs formes de capitalismes, pas forcément réductibles au capitalisme financier américain. Nous devons intégrer la présence d’une Russie forte, qui n’a rien à voir avec le projet d’une URSS reconstituée, à l’ordre mondial de demain. Bien entendu cela a des conséquences sur notre posture de sécurité, mais là n’et pas la principale menace pour la France et pour l’Europe. Il faudrait apprendre à dépasser une certaine myopie née de la routine plus que de la réflexion prospective. Peut-être aussi faudrait-il surmonter une plus ancienne russophobie qui, en France, remonte au marquis de Custine. Celui-ci écrivait en 1839 « La Sibérie commence à la Vistule ». Cette russophobie, purement idéologique, ne correspond pas aux intérêts de la France, comme deux guerres mondiales l’ont montré.
Le coût de la dissuasion – un peu plus de 3 milliards – s’accroîtra progressivement dans les années à venir, avec le développement de la troisième génération de sous-marins lanceurs d’engins et des missiles qui lui seront associés. Les études prospectives et les programmes de recherche et de technologie vont doubler d’ici 2020 mais leur montant est modeste, de l’ordre de quelques centaines de millions. Elles sont nécessaires pour préserver les compétences qui permettront de réaliser les rénovations au début des années 2020 (ASMP/A et M51) et les renouvellements à l’horizon 2030. Les compétences de la DGA, du CEA et des industriels du secteur (DCNS, Astrium ST, Herakles, MBDA, Roxel, Thales et Safran-Sagem) doivent être préservées pour la suite. D’ores et déjà les décisions ont été ou doivent être prises pour lancer les SNLE de troisième génération, définir l’architecture du successeur de l’ASMP/A et pour assurer les performances futures des transmissions nucléaires.
D) Les retombées de la dissuasion
La dissuasion tire vers le haut à la fois notre industrie et nos forces conventionnelles. Cela a été dit maintes fois mais mérite d’être répété. Les retombées, en fait, sont surtout politiques : abandonner la dissuasion serait accepter le déclassement de la France comme membre du P5 et se résigner à voir l’Europe devenir définitivement un enjeu des relations internationales. Notre siège de membre permanent du Conseil de Sécurité des Nations Unies serait d’autant plus vivement contesté. Sans la dissuasion, notre capacité à nous engager résolument dans la gestion de crises touchant notre sécurité serait inévitablement et gravement affectée.
E) Ne pas faire des économies de bout de chandelle
L’abandon de la composante aérienne ou même d’un seul escadron ne procurerait qu’un gain financier minima – de 100 millions d’euros à quelques dizaines. La perte de capacité correspondante serait lourde, car la composante aérienne met en œuvre un missile supervéloce et invulnérable à la défense antimissile balistique. Quant à la force aéronavale nucléaire (FANU), sa valeur de démonstration gagnerait évidemment, si une permanence à la mer était assurée par le lancement d’un second porte-avions. Ce projet raisonnable ne saurait cependant prendre corps que dans le cadre d’un effort de défense porté à 2 % du PNB. Cet effort accru devrait bien sûr prendre en compte les besoins des autres armées, compte tenu de l’évolution du contexte géopolitique.
Bien entendu, la pérennité de la dissuasion implique aussi que soit poursuivi le programme « simulation » destiné à pallier la fermeture de notre site d’essais dans le Pacifique, et cela dans ses trois volets : calculateurs, tests hydrodynamiques dans l’installation Epure et laser Mégajoule. C’est là la responsabilité éminente de la Direction des Applications militaires à laquelle je souhaite dire ma haute estime.
Conclusion
La dissuasion, en effet, ce sont aussi des hommes, remarquablement compétents, à la pointe des connaissances et de la recherche pour certains, manifestant tous, où qu’ils servent, un haut niveau de professionnalisme et même d’abnégation, au service de la France. Ils remplissent une mission d’exception et il faut qu’ils sentent que parmi les responsables politiques, mais tout autant dans les profondeurs de la nation, s’expriment à leur égard, souvent de façon trop discrète certes, gratitude et admiration.
Le Président de la République vient d’effectuer certains choix concernant le futur SNLE 3 G, qui embarquera des missiles M 51-3. Nous ne sommes pas aujourd’hui devant des choix qui seraient fatidiques mais si cette heure devait se rapprocher, il faudrait alors savoir dire « non », car la dissuasion, pour qui veut bien prendre le temps de la réflexion, c’est la France.