Je replacerai mon témoignage sur De Gaulle, le gaullisme et les élites, dans un contexte plus vaste, si vous le voulez bien, à la fois chronologiquement et dans le champ d’extension des sujets traités.
Dans l’analyse qu’il fait des causes de la défaite de 1940, le général de Gaulle voit surtout les effets :
- de la sclérose de la pensée militaire ;
- de l’incapacité du régime à dépasser l’horizon du court terme.
Il fait l’impasse sur les tropismes sociaux, politiques et diplomatiques des élites d’avant-guerre : hostilité au Front Populaire et à l’URSS, refus de la guerre avec l’Allemagne hitlérienne qu’il convient de détourner par une politique d’apaisement contre l’URSS. Soit qu’il ne veuille pas se laisser entraîner politiquement sur un terrain controversé, soit qu’il préfère s’avancer à couvert dans un souci d’efficacité, le général de Gaulle s’est refusé à anticiper sur les analyses que fera longtemps plus tard Annie Lacroix-Riz « Le choix de la défaite, les élites françaises dans les années 1930 », où l’auteur montre le rôle du Comité des Forges, de la haute banque et de la Banque de France elle-même, de l’Etat-major, d’une presse vénale, et d’une Haute administration gangrenée par l’idéologie profasciste voire noyautée par les organisations d’extrême droite (Synarchie et Cagoule), bref, De Gaulle ne s’étend pas sur la défaillance des élites autres que politiques et militaires : élites sociales, économiques, intellectuelles, etc.
Dans l’analyse qu’il fait des causes de la défaite de 1940, le général de Gaulle voit surtout les effets :
- de la sclérose de la pensée militaire ;
- de l’incapacité du régime à dépasser l’horizon du court terme.
Il fait l’impasse sur les tropismes sociaux, politiques et diplomatiques des élites d’avant-guerre : hostilité au Front Populaire et à l’URSS, refus de la guerre avec l’Allemagne hitlérienne qu’il convient de détourner par une politique d’apaisement contre l’URSS. Soit qu’il ne veuille pas se laisser entraîner politiquement sur un terrain controversé, soit qu’il préfère s’avancer à couvert dans un souci d’efficacité, le général de Gaulle s’est refusé à anticiper sur les analyses que fera longtemps plus tard Annie Lacroix-Riz « Le choix de la défaite, les élites françaises dans les années 1930 », où l’auteur montre le rôle du Comité des Forges, de la haute banque et de la Banque de France elle-même, de l’Etat-major, d’une presse vénale, et d’une Haute administration gangrenée par l’idéologie profasciste voire noyautée par les organisations d’extrême droite (Synarchie et Cagoule), bref, De Gaulle ne s’étend pas sur la défaillance des élites autres que politiques et militaires : élites sociales, économiques, intellectuelles, etc.
Mais rien n’indique que De Gaulle n’avait pas mesuré une dérive que sans doute il espérait encore pouvoir contrarier. « La passivité érigée en principe de notre défense nationale, écrit-il dans l’Appel (p. 12) poussait l’Allemagne à agir contre les faibles et détournait la Russie de se lier à nous ».
Le 8 juin 1940, il rapporte une conversation avec Weygand qui lui annonce que c’en est fini de la résistance aux Allemands. Celui-ci conclut : « Ah si j’étais sûr que les Allemands me laisseraient les forces nécessaires pour maintenir l’ordre ! … » (l’Appel, p. 59).
De Gaulle n’était donc pas dupe. De là ne s’ensuit pas qu’il partageait les idées de la gauche, où il trouvait le concours de certains talents, comme à droite il avait trouvé le relais de Paul Reynaud. Mais De Gaulle se place du point de vue de la préservation de la position éminente qui était celle de la France à l’issue de la Première Guerre Mondiale. Il n’entre pas dans les considérations de géopolitique à la petite semaine qui, par anti-soviétisme, vont jeter nos élites traditionnelles, c’est-à-dire bourgeoises, dans les bras de Hitler. Bref, avant guerre, De Gaulle reste un soldat, mais que la montée des périls conduit à prendre l’opinion publique à témoin tout en restant sur un plan de stricte doctrine militaire. Même dans l’Appel du 18 juin à la Résistance française, si la dimension mondiale de conflit est affirmée avec une force prémonitoire, la dimension idéologique - le combat de la démocratie contre le fascisme - paraît absente. On peut soutenir que cette dimension idéologique et morale est implicite, les immenses ressources des Etats-Unis étant mentionnées. De Gaulle n’évoque pas – et pour cause – le choc frontal entre l’Allemagne nazie et l’URSS qui, l’année suivante, fera basculer le sort de la guerre.
Les élites françaises vont peu à peu rallier la France libre ou du moins les Alliés. La grande césure est celle du débarquement américain en Afrique du Nord. A partir de là et plus encore après Stalingrad en février 1943, les anticipations se renversent. Les élites traditionnelles cherchent des contre-assurances. L’antibolchevisme d’une partie des élites françaises les conduit à se tourner vers l’Amérique par le truchement de Giraud, Jean Monnet assurant la liaison entre Roosevelt et ce dernier.
Ce sont les élites de la Résistance en France, rassemblées par Jean Moulin, qui feront basculer le CFLN vers De Gaulle, qui montre un art consommé dans la conquête du pouvoir, en 1943, en s’appuyant même sur les communistes. Les élites traditionnelles sont piégées : elles ne vont pas pouvoir passer, toujours au nom de l’antibolchevisme, de l’Allemagne à l’Amérique. De Gaulle va leur imposer de s’arrêter à la station « France ».
Le 15 mars 1944, il annonce la nationalisation des sources d’énergie, le contrôle du crédit « afin que son activité ne soit pas à la merci de monopoles financiers », la création de comités d’entreprises « pour frayer à la classe ouvrière la voie de l’association », et enfin la généralisation de la Sécurité Sociale (l’Unité, p. 217).
De Gaulle situe clairement son dessein dans l’axe d’une « troisième voie ». Ses réformes visent à éviter le glissement vers le « totalitarisme communiste » : « L’opposition des privilégiés ne se fera guère sentir, écrit-il, tant cette catégorie sociale est compromise par l’erreur de Vichy et effrayée par le spectre révolutionnaire » (L’Unité, p. 17). Le mot « erreur » appliqué à Vichy et aux élites qui l’ont rallié est une litote !
La Libération fournit l’occasion de réformes importantes : statut de la presse destiné à la libérer de l’influence des puissances d’Argent, création de l’ENA visant à démocratiser l’accès à la Haute Fonction publique. Dans le même temps furent mises en œuvre les réformes économiques et sociales prévues par le Conseil National de la Résistance. Celui-ci, comme l’Assemblée Consultative provisoire furent les matrices et les moteurs d’une refondation républicaine à la foi sociale et nationale. La bourgeoisie traditionnelle provisoirement marginalisée, la Résistance accoucha, à travers les élections, de forces politiques qui se voulaient rénovées mais portaient encore les stigmates de leurs anciens errements.
On s’achemine, peu à peu, vers la IVe République, c’est-à-dire un régime d’Assemblée, propice aux querelles à courte vue. Les premiers craquements de la guerre froide vont briser l’unité de la Résistance. Le général de Gaulle eût-il pu tenir la France en dehors ? J’en doute pour ma part.
Dès lors, la voie était ouverte à la restauration, en catimini, des anciennes élites. Celles-ci étaient naturellement dans le camp américain. L’ambiguïté, dès lors, allait frapper le rôle des gaullistes. L’échec du RPF traduit aussi la difficulté de la France et du général de Gaulle à se situer dans le nouveau contexte de la guerre froide.
*
* *
Le retour au pouvoir du général de Gaulle en 1958 se fit dans l’ambiguïté. Il lui incomba de la dissiper.
Et d’abord en ouvrant la voie des indépendances en Afrique puis en Algérie. Il faut le dire clairement : le choix en Algérie fut, à partir de 1961, celui du « dégagement ». La transition à travers des élites algériennes trop tardivement préparées fut interrompue par l’accord avec le GPRA à Evian, puis avec Ben Bella, arrivé avec l’armée algérienne venue du Maroc à partir de juillet 1962. Ayant été le premier officier français ayant accompagné, vers le 10 juillet 1962, notre Consul Général à Oran, M. Herly, à Tlemcen, pour rencontrer Ben Bella et Boumediene et obtenir la libération de nos compatriotes enlevés quelques jours auparavant, je puis témoigner de cet aspect des choses.
Sur la période suivante j’apporterai quelques éclairages. Le glissement des élites administratives liées au mendésisme s’effectuera naturellement vers De Gaulle : Ainsi les animateurs du colloque de Caen sur la recherche, organisé par Pierre Mendès France, vont fournir l’encadrement de la DGRST confiée par De Gaulle à M. Pigagniol l’année suivante. Emblématique aussi est le parcours de François Bloch-Lainé ou de Simon Nora.
Cependant dès le gouvernement de Georges Pompidou une première faille sociale s’ouvre avec la grève des mineurs en mars 1963. On notera ainsi que le premier arrêt de la Cour de Justice de Luxembourg établissant la supériorité du droit européens sur le droit national intervient dès 1964 (Costa contre Enel). La gauche enfin se rassemble à partir de 1965 derrière François Mitterrand et donc contre De Gaulle, bien qu’un courant comme le Ceres fasse voyager vers la gauche des idées directement issues du gaullisme : ralliement aux institutions de la Ve République – ce qui arrangeait bien François Mitterrand – affirmation de l’indépendance nationale sur l’affaire du Vietnam et quant au retrait de la France de l’Organisation militaire intégrée de l’OTAN, reprise enfin de la dissuasion nucléaire. Tous ces thèmes se sont progressivement intégrés au corpus doctrinal du PS d’Epinay sous l’impulsion du Ceres alors considéré comme l’aile gauche du parti socialiste.
Le mouvement de 1968 fut dirigé autant contre l’autorité que symbolisait le Général de Gaulle que contre celle que revendiquait l’union de la gauche avec le PCF : on se souvient des injures de Daniel Cohn-Bendit adressées aux « crapules staliniennes ».
*
Comment, cependant, un tel fossé s’était-il créé entre De Gaulle d’une part, la jeunesse étudiante et la société d’autre part ? En matière d’éducation nationale il reste des débuts de la Ve République la loi Debré (1959) et la création des collèges d’enseignement général qui répondaient à la nécessité d’une scolarisation obligatoire jusqu’à seize ans. Si on ne peut contester à la Ve République naissante d’avoir su relever le défi de la montée en puissance quantitative des effectifs scolarisés, on peut s’interroger sur la qualité et l’orientation. Notons l’abandon de l’éducation civique par Edgar Faure en 1969. Celle-ci ne sera rétablie par mes soins qu’en 1985. Les enseignants n’étaient sans doute guère portés à ce type d’enseignement pour des raisons idéologiques variées : imprégnation pacifiste ancienne, contexte des guerres coloniales, critique enfin de la « reproduction » des élites par l’Ecole par des sociologues comme Bourdieu et Passeron. Mais il faut croire qu’entre ces grandes leçons de pédagogie politique qu’étaient les conférences de presse du Général de Gaulle et l’enseignement de l’éducation civique, et même les programmes d’enseignement, il y avait une totale solution de continuité. Or le civisme ne peut exister sans patriotisme et l’idée de la nation déjà ne se portait pas bien.
*
De Gaulle essaya de combler ce fossé grandissant de deux manières : la participation puis in fine la régionalisation à travers le référendum d’avril 1969. Ces deux tentatives furent des échecs - au moins provisoires.
Certes l’idée de la régionalisation fut reprise par Gaston Defferre et permit l’émergence de nouveaux foyers de responsabilité et d’initiative. La décentralisation de l’équipement des lycées et collèges à laquelle j’ai procédé en 1985 s’est traduite par des conséquences heureuses. De même la loi sur l’intercommunalité de juillet 1999, notamment en milieu urbain. Je ne suis pas sûr pour autant qu’on puisse supprimer des niveaux d’administration jugés trop nombreux : il faut laisser le temps aux projets d’agglomération de se développer avant de procéder à l’élection au suffrage universel des exécutifs des communautés d’agglomération. La commune ne disparaîtra pas et pas davantage le département. La question se pose du regroupement de certaines régions trop petites pour pouvoir exercer efficacement leurs compétences.
Comme on le voit, les impulsions données se font sentir dans la longue durée. Et c’est dans la longue durée qu’il faut apprécier les conséquences de ces réformes. Une chose est sûre : si De Gaulle a fini par se rallier à la régionalisation, il n’aurait pas approuvé le développement des ethno-régionalismes comme on le voit en Belgique et même en France avec la Corse et le Pays Basque. Il n’est pas sûr qu’il aurait approuvé le retrait de l’Etat en matière d’investissement : actuellement 80% des investissements publics sont assurés par les collectivités territoriales !
*
Avec le recul, une contradiction massive apparaît dans l’œuvre du Général de Gaulle : celui-ci a doté la France d’institutions qui ont résisté à l’épreuve du temps, autour d’un pouvoir présidentiel fort, à partir d’une conception de la souveraineté nationale qui, elle, s’est usée au fur et à mesure de l’intégration toujours plus poussée de la France dans un ensemble européen dominé par le libéralisme et l’hégémonie des Etats-Unis. En ce sens la forme et le fond de la Ve République n’ont pas cessé de diverger depuis 1969, date du départ du général de Gaulle du pouvoir, non sans quelques rémanences significatives, la dernière ayant été le refus de Jacques Chirac de cautionner l’invasion de l’Irak en 2003. Mais l’UMP n’a approuvé son attitude que du bout des lèvres et l’élection de Nicolas Sarkozy a sanctionné cet écart.
« Le ventre et l’esprit se nourrissent à des sources différentes » a écrit Barrès. La bourgeoisie française s’est assez vite dissociée des intentions initiales du Général de Gaulle. Cette dissociation a été perceptible - je le répète - dès le gouvernement de Georges Pompidou.
La geste gaulliste aujourd’hui s’efface. Paradoxalement, les institutions créées par le général de Gaulle semblent avoir bien souvent fonctionné à contre-emploi :
- 1972 : entrée de la Grande-Bretagne dans le Marché Commun ;
- 1979 : élection au suffrage universel de l’Assemblée de Strasbourg et création d’un système monétaire européen préfigurant la monnaie unique ;
- 1985-87 : Acte Unique et libéralisation du mouvement de capitaux ;
- 1991-92 : traité de Maastricht créant la monnaie unique et l’Union européenne ;
- 2005-2007 : traité de Lisbonne reprenant la substance de la Constitution européenne rejetée par le peuple français le 29 mai 2005.
Les élites traditionnelles en France inclinent vers la subordination à un protecteur extérieur :
- inféodation à la diplomatie anglaise dans l’entre-deux-guerres ;
- choix de la collaboration par Vichy ;
- atlantisme de la IVe République et réalignement progressif sur les Etats-Unis sous la Ve République.
De Gaulle a attiré à lui les élites « républicaines », au sens premier et étymologique du terme, rares au début, en 1940, puis s’étoffant au fur et à mesure que les faits donnaient raison à l’initiateur de la Résistance « cette folie qui a réussi », selon un mot prêté à Georges Pompidou. De Gaulle a conçu une politique extérieure qui valait à l’époque de la bipolarité Est-Ouest et qui garde, selon moi, sa pertinence dans un monde multipolaire où la France ne se résignerait pas à s’effacer.
La République, comme le gaullisme en son temps, est une exigence. Elle n’est pas naturellement portée par un système politique qui est redevenu un système de partis, ne fussent-ils que deux réellement dominants, l’UMP et le PS. A vrai dire, l’échec constant du parti socialiste aux trois dernières élections présidentielles peut conduire à s’interroger sur le fait de savoir si la Ve République n’est pas devenue en fait le pouvoir d’un seul parti dominant, celui des classes dominantes, quelque effort que le parti socialiste ait pu faire pour répondre aux vœux de ces dernières. La masse du peuple peut se reconnaître temporairement mais non durablement, selon moi, dans des institutions ainsi détournées du but que leur avait assigné le fondateur de la Ve République.
La question qui est posée est de savoir si les intérêts des classes dominantes recouvrent ou non l’intérêt de la France dans la longue durée. Dans le système de la globalisation on peut en douter. L’Etat peut-il y remédier ? Encore faudrait-il qu’il ne fût pas colonisé par les grands intérêts, faute de quoi l’écart se creusera entre les gagnants et les perdants de la mondialisation et la France s’y perdrait.
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Voir la présentation sur le site de la Fondation Charles de Gaulle.
Le 8 juin 1940, il rapporte une conversation avec Weygand qui lui annonce que c’en est fini de la résistance aux Allemands. Celui-ci conclut : « Ah si j’étais sûr que les Allemands me laisseraient les forces nécessaires pour maintenir l’ordre ! … » (l’Appel, p. 59).
De Gaulle n’était donc pas dupe. De là ne s’ensuit pas qu’il partageait les idées de la gauche, où il trouvait le concours de certains talents, comme à droite il avait trouvé le relais de Paul Reynaud. Mais De Gaulle se place du point de vue de la préservation de la position éminente qui était celle de la France à l’issue de la Première Guerre Mondiale. Il n’entre pas dans les considérations de géopolitique à la petite semaine qui, par anti-soviétisme, vont jeter nos élites traditionnelles, c’est-à-dire bourgeoises, dans les bras de Hitler. Bref, avant guerre, De Gaulle reste un soldat, mais que la montée des périls conduit à prendre l’opinion publique à témoin tout en restant sur un plan de stricte doctrine militaire. Même dans l’Appel du 18 juin à la Résistance française, si la dimension mondiale de conflit est affirmée avec une force prémonitoire, la dimension idéologique - le combat de la démocratie contre le fascisme - paraît absente. On peut soutenir que cette dimension idéologique et morale est implicite, les immenses ressources des Etats-Unis étant mentionnées. De Gaulle n’évoque pas – et pour cause – le choc frontal entre l’Allemagne nazie et l’URSS qui, l’année suivante, fera basculer le sort de la guerre.
Les élites françaises vont peu à peu rallier la France libre ou du moins les Alliés. La grande césure est celle du débarquement américain en Afrique du Nord. A partir de là et plus encore après Stalingrad en février 1943, les anticipations se renversent. Les élites traditionnelles cherchent des contre-assurances. L’antibolchevisme d’une partie des élites françaises les conduit à se tourner vers l’Amérique par le truchement de Giraud, Jean Monnet assurant la liaison entre Roosevelt et ce dernier.
Ce sont les élites de la Résistance en France, rassemblées par Jean Moulin, qui feront basculer le CFLN vers De Gaulle, qui montre un art consommé dans la conquête du pouvoir, en 1943, en s’appuyant même sur les communistes. Les élites traditionnelles sont piégées : elles ne vont pas pouvoir passer, toujours au nom de l’antibolchevisme, de l’Allemagne à l’Amérique. De Gaulle va leur imposer de s’arrêter à la station « France ».
Le 15 mars 1944, il annonce la nationalisation des sources d’énergie, le contrôle du crédit « afin que son activité ne soit pas à la merci de monopoles financiers », la création de comités d’entreprises « pour frayer à la classe ouvrière la voie de l’association », et enfin la généralisation de la Sécurité Sociale (l’Unité, p. 217).
De Gaulle situe clairement son dessein dans l’axe d’une « troisième voie ». Ses réformes visent à éviter le glissement vers le « totalitarisme communiste » : « L’opposition des privilégiés ne se fera guère sentir, écrit-il, tant cette catégorie sociale est compromise par l’erreur de Vichy et effrayée par le spectre révolutionnaire » (L’Unité, p. 17). Le mot « erreur » appliqué à Vichy et aux élites qui l’ont rallié est une litote !
La Libération fournit l’occasion de réformes importantes : statut de la presse destiné à la libérer de l’influence des puissances d’Argent, création de l’ENA visant à démocratiser l’accès à la Haute Fonction publique. Dans le même temps furent mises en œuvre les réformes économiques et sociales prévues par le Conseil National de la Résistance. Celui-ci, comme l’Assemblée Consultative provisoire furent les matrices et les moteurs d’une refondation républicaine à la foi sociale et nationale. La bourgeoisie traditionnelle provisoirement marginalisée, la Résistance accoucha, à travers les élections, de forces politiques qui se voulaient rénovées mais portaient encore les stigmates de leurs anciens errements.
On s’achemine, peu à peu, vers la IVe République, c’est-à-dire un régime d’Assemblée, propice aux querelles à courte vue. Les premiers craquements de la guerre froide vont briser l’unité de la Résistance. Le général de Gaulle eût-il pu tenir la France en dehors ? J’en doute pour ma part.
Dès lors, la voie était ouverte à la restauration, en catimini, des anciennes élites. Celles-ci étaient naturellement dans le camp américain. L’ambiguïté, dès lors, allait frapper le rôle des gaullistes. L’échec du RPF traduit aussi la difficulté de la France et du général de Gaulle à se situer dans le nouveau contexte de la guerre froide.
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Le retour au pouvoir du général de Gaulle en 1958 se fit dans l’ambiguïté. Il lui incomba de la dissiper.
Et d’abord en ouvrant la voie des indépendances en Afrique puis en Algérie. Il faut le dire clairement : le choix en Algérie fut, à partir de 1961, celui du « dégagement ». La transition à travers des élites algériennes trop tardivement préparées fut interrompue par l’accord avec le GPRA à Evian, puis avec Ben Bella, arrivé avec l’armée algérienne venue du Maroc à partir de juillet 1962. Ayant été le premier officier français ayant accompagné, vers le 10 juillet 1962, notre Consul Général à Oran, M. Herly, à Tlemcen, pour rencontrer Ben Bella et Boumediene et obtenir la libération de nos compatriotes enlevés quelques jours auparavant, je puis témoigner de cet aspect des choses.
Sur la période suivante j’apporterai quelques éclairages. Le glissement des élites administratives liées au mendésisme s’effectuera naturellement vers De Gaulle : Ainsi les animateurs du colloque de Caen sur la recherche, organisé par Pierre Mendès France, vont fournir l’encadrement de la DGRST confiée par De Gaulle à M. Pigagniol l’année suivante. Emblématique aussi est le parcours de François Bloch-Lainé ou de Simon Nora.
Cependant dès le gouvernement de Georges Pompidou une première faille sociale s’ouvre avec la grève des mineurs en mars 1963. On notera ainsi que le premier arrêt de la Cour de Justice de Luxembourg établissant la supériorité du droit européens sur le droit national intervient dès 1964 (Costa contre Enel). La gauche enfin se rassemble à partir de 1965 derrière François Mitterrand et donc contre De Gaulle, bien qu’un courant comme le Ceres fasse voyager vers la gauche des idées directement issues du gaullisme : ralliement aux institutions de la Ve République – ce qui arrangeait bien François Mitterrand – affirmation de l’indépendance nationale sur l’affaire du Vietnam et quant au retrait de la France de l’Organisation militaire intégrée de l’OTAN, reprise enfin de la dissuasion nucléaire. Tous ces thèmes se sont progressivement intégrés au corpus doctrinal du PS d’Epinay sous l’impulsion du Ceres alors considéré comme l’aile gauche du parti socialiste.
Le mouvement de 1968 fut dirigé autant contre l’autorité que symbolisait le Général de Gaulle que contre celle que revendiquait l’union de la gauche avec le PCF : on se souvient des injures de Daniel Cohn-Bendit adressées aux « crapules staliniennes ».
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Comment, cependant, un tel fossé s’était-il créé entre De Gaulle d’une part, la jeunesse étudiante et la société d’autre part ? En matière d’éducation nationale il reste des débuts de la Ve République la loi Debré (1959) et la création des collèges d’enseignement général qui répondaient à la nécessité d’une scolarisation obligatoire jusqu’à seize ans. Si on ne peut contester à la Ve République naissante d’avoir su relever le défi de la montée en puissance quantitative des effectifs scolarisés, on peut s’interroger sur la qualité et l’orientation. Notons l’abandon de l’éducation civique par Edgar Faure en 1969. Celle-ci ne sera rétablie par mes soins qu’en 1985. Les enseignants n’étaient sans doute guère portés à ce type d’enseignement pour des raisons idéologiques variées : imprégnation pacifiste ancienne, contexte des guerres coloniales, critique enfin de la « reproduction » des élites par l’Ecole par des sociologues comme Bourdieu et Passeron. Mais il faut croire qu’entre ces grandes leçons de pédagogie politique qu’étaient les conférences de presse du Général de Gaulle et l’enseignement de l’éducation civique, et même les programmes d’enseignement, il y avait une totale solution de continuité. Or le civisme ne peut exister sans patriotisme et l’idée de la nation déjà ne se portait pas bien.
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De Gaulle essaya de combler ce fossé grandissant de deux manières : la participation puis in fine la régionalisation à travers le référendum d’avril 1969. Ces deux tentatives furent des échecs - au moins provisoires.
Certes l’idée de la régionalisation fut reprise par Gaston Defferre et permit l’émergence de nouveaux foyers de responsabilité et d’initiative. La décentralisation de l’équipement des lycées et collèges à laquelle j’ai procédé en 1985 s’est traduite par des conséquences heureuses. De même la loi sur l’intercommunalité de juillet 1999, notamment en milieu urbain. Je ne suis pas sûr pour autant qu’on puisse supprimer des niveaux d’administration jugés trop nombreux : il faut laisser le temps aux projets d’agglomération de se développer avant de procéder à l’élection au suffrage universel des exécutifs des communautés d’agglomération. La commune ne disparaîtra pas et pas davantage le département. La question se pose du regroupement de certaines régions trop petites pour pouvoir exercer efficacement leurs compétences.
Comme on le voit, les impulsions données se font sentir dans la longue durée. Et c’est dans la longue durée qu’il faut apprécier les conséquences de ces réformes. Une chose est sûre : si De Gaulle a fini par se rallier à la régionalisation, il n’aurait pas approuvé le développement des ethno-régionalismes comme on le voit en Belgique et même en France avec la Corse et le Pays Basque. Il n’est pas sûr qu’il aurait approuvé le retrait de l’Etat en matière d’investissement : actuellement 80% des investissements publics sont assurés par les collectivités territoriales !
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Avec le recul, une contradiction massive apparaît dans l’œuvre du Général de Gaulle : celui-ci a doté la France d’institutions qui ont résisté à l’épreuve du temps, autour d’un pouvoir présidentiel fort, à partir d’une conception de la souveraineté nationale qui, elle, s’est usée au fur et à mesure de l’intégration toujours plus poussée de la France dans un ensemble européen dominé par le libéralisme et l’hégémonie des Etats-Unis. En ce sens la forme et le fond de la Ve République n’ont pas cessé de diverger depuis 1969, date du départ du général de Gaulle du pouvoir, non sans quelques rémanences significatives, la dernière ayant été le refus de Jacques Chirac de cautionner l’invasion de l’Irak en 2003. Mais l’UMP n’a approuvé son attitude que du bout des lèvres et l’élection de Nicolas Sarkozy a sanctionné cet écart.
« Le ventre et l’esprit se nourrissent à des sources différentes » a écrit Barrès. La bourgeoisie française s’est assez vite dissociée des intentions initiales du Général de Gaulle. Cette dissociation a été perceptible - je le répète - dès le gouvernement de Georges Pompidou.
La geste gaulliste aujourd’hui s’efface. Paradoxalement, les institutions créées par le général de Gaulle semblent avoir bien souvent fonctionné à contre-emploi :
- 1972 : entrée de la Grande-Bretagne dans le Marché Commun ;
- 1979 : élection au suffrage universel de l’Assemblée de Strasbourg et création d’un système monétaire européen préfigurant la monnaie unique ;
- 1985-87 : Acte Unique et libéralisation du mouvement de capitaux ;
- 1991-92 : traité de Maastricht créant la monnaie unique et l’Union européenne ;
- 2005-2007 : traité de Lisbonne reprenant la substance de la Constitution européenne rejetée par le peuple français le 29 mai 2005.
Les élites traditionnelles en France inclinent vers la subordination à un protecteur extérieur :
- inféodation à la diplomatie anglaise dans l’entre-deux-guerres ;
- choix de la collaboration par Vichy ;
- atlantisme de la IVe République et réalignement progressif sur les Etats-Unis sous la Ve République.
De Gaulle a attiré à lui les élites « républicaines », au sens premier et étymologique du terme, rares au début, en 1940, puis s’étoffant au fur et à mesure que les faits donnaient raison à l’initiateur de la Résistance « cette folie qui a réussi », selon un mot prêté à Georges Pompidou. De Gaulle a conçu une politique extérieure qui valait à l’époque de la bipolarité Est-Ouest et qui garde, selon moi, sa pertinence dans un monde multipolaire où la France ne se résignerait pas à s’effacer.
La République, comme le gaullisme en son temps, est une exigence. Elle n’est pas naturellement portée par un système politique qui est redevenu un système de partis, ne fussent-ils que deux réellement dominants, l’UMP et le PS. A vrai dire, l’échec constant du parti socialiste aux trois dernières élections présidentielles peut conduire à s’interroger sur le fait de savoir si la Ve République n’est pas devenue en fait le pouvoir d’un seul parti dominant, celui des classes dominantes, quelque effort que le parti socialiste ait pu faire pour répondre aux vœux de ces dernières. La masse du peuple peut se reconnaître temporairement mais non durablement, selon moi, dans des institutions ainsi détournées du but que leur avait assigné le fondateur de la Ve République.
La question qui est posée est de savoir si les intérêts des classes dominantes recouvrent ou non l’intérêt de la France dans la longue durée. Dans le système de la globalisation on peut en douter. L’Etat peut-il y remédier ? Encore faudrait-il qu’il ne fût pas colonisé par les grands intérêts, faute de quoi l’écart se creusera entre les gagnants et les perdants de la mondialisation et la France s’y perdrait.
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Voir la présentation sur le site de la Fondation Charles de Gaulle.