Jean-Pierre Chevènement, président d’honneur du Mouvement républicain et citoyen (MRC) a été ministre de la Défense de 1988 à 1991 et ministre de l’Intérieur de 1997 à 2000.
François Heisbourg, conseiller spécial du président de la Fondation pour la recherche stratégique, est membre de la Commission du Livre blanc sur la Défense et la Sécurité nationale.
Le Figaro magazine - Nicolas Sarkozy a dévoilé la semaine dernière le contenu du Livre blanc sur la Défense et la Sécurité nationale qui fixe la doctrine militaire pour les quinze ans à venir. Dans un contexte budgétaire difficile, il servira de socle à la prochaine loi de programmation militaire de l’automne…
Jean-Pierre Chevènement : Le Livre blanc de 1972, c'était la dissuasion. Le livre blanc de 1994, c’était la projection. Et je crains que le Livre blanc de 2008 ne reste que comme celui de l’alignement sur la défense américaine. Toutes les menaces sont mises sur le même plan, sans que soient indiqués la montée de grands pays milliardaires comme la Chine, l'Inde, non plus que le retour de la Russie, ou l’émergence d’autres puissances comme le Brésil, l'Afrique du Sud, le Vietnam, la Corée du Sud ou l'Iran. Les relations entre ces différents pôles ne seront pas forcément pacifiques, défi bien plus marquant en soi que le cyberterrorisme, les catastrophes naturelles ou les pandémies. Je reproche donc au Livre blanc un traitement exclusivement militaire débouchant sur des guerres préventives, avec une regrettable absence d'analyse politique, historique, culturelle du monde dans lequel nous sommes.
François Heisbourg, conseiller spécial du président de la Fondation pour la recherche stratégique, est membre de la Commission du Livre blanc sur la Défense et la Sécurité nationale.
Le Figaro magazine - Nicolas Sarkozy a dévoilé la semaine dernière le contenu du Livre blanc sur la Défense et la Sécurité nationale qui fixe la doctrine militaire pour les quinze ans à venir. Dans un contexte budgétaire difficile, il servira de socle à la prochaine loi de programmation militaire de l’automne…
Jean-Pierre Chevènement : Le Livre blanc de 1972, c'était la dissuasion. Le livre blanc de 1994, c’était la projection. Et je crains que le Livre blanc de 2008 ne reste que comme celui de l’alignement sur la défense américaine. Toutes les menaces sont mises sur le même plan, sans que soient indiqués la montée de grands pays milliardaires comme la Chine, l'Inde, non plus que le retour de la Russie, ou l’émergence d’autres puissances comme le Brésil, l'Afrique du Sud, le Vietnam, la Corée du Sud ou l'Iran. Les relations entre ces différents pôles ne seront pas forcément pacifiques, défi bien plus marquant en soi que le cyberterrorisme, les catastrophes naturelles ou les pandémies. Je reproche donc au Livre blanc un traitement exclusivement militaire débouchant sur des guerres préventives, avec une regrettable absence d'analyse politique, historique, culturelle du monde dans lequel nous sommes.
François Heisbourg : L'une des grandes innovations du Livre blanc est d’avoir établi une cartographie des menaces et des risques qui n'avait pas été réalisée jusqu’ici, avec, notamment, l’arc allant de l'Atlantique à l'Océan Indien. La prise en compte de l'émergence des états milliardaires que nous avons faite n’implique pas pour autant, ainsi que vous le dites, le principe d’une inéluctable menace. Quant à la fonction de la prévention, elle figure dans la description stratégique française depuis maintenant une bonne douzaine d'années. La doctrine Chirac de prévention des conflits n'est pas la guerre préventive de George Bush, et sans doute faut-il une petite dose de mauvaise foi pour confondre les deux ? Cela étant, je suis d’accord avec votre caractérisation du passé. 1972, c’était la dissuasion, 1994, la projection, dans le cadre d’opérations en coalition : dans notre état des lieux, nous avons constaté que l'intégration de la France au plan stratégique et militaire au sein de l'OTAN s’était pratiquement faite entre 1994 et 2008.
Jean-Pierre Chevènement : Que nous soyons aujourd'hui engagés dans un grand nombre d'opérations sous commandement OTAN n’est rien d’autre que la conséquence à retardement de l'abandon du service national et de la transformation de l'armée française en un petit corps expéditionnaire dont la taille doit encore être réduite. Cette fonction de projection a servi presque naturellement et comme prévu à des coalitions dominées par les États-Unis sur des théâtres d'opérations lointains où nos intérêts ne sont pas forcément engagés - je pense par exemple à la zone pakistano-afghane où le candidat Sarkozy déclarait lui-même que la contribution de la France ne pouvait y être décisive. Nous subissons les conséquences d'une politique militaire de rapprochement avec l’OTAN engagée il y a 12 ans. Reste un pas symbolique à franchir, celui d’une complète réintégration à laquelle je suis opposé, parce que l'Occident est pluriel et parce que, dans un contexte donné, il y a toujours plusieurs politiques possibles. La France doit conserver la maîtrise de sa défense et donc de sa politique étrangère, et je ne puis qu’être inquiet de voir le Livre blanc définir nos intérêts stratégiques de l’arc Atlantique à l’Océan indien. C'est le Great Middle East, cher aux Américains. Dans une alliance globale, nous risquons d’être entraînés dans des guerres qui ne seront pas les nôtres, particulièrement en Asie.
François Heisbourg : Avec l’Atlantique nous sommes très loin du Great Middle East et beaucoup plus près du golf de Guinée, avec les Chinois, les Américains et les Européens qui y rivalisent. Quant à l'Océan Indien, il nous entraîne par-delà le Golfe persique, parce qu'il faut avoir une capacité d'appréciation et, le cas échéant, peser sur les événements liés à ce qui peut se passer en Asie. Il s'agit d'une aire géographique, non d’une prétention globale, et je ne vois pas trace dans notre Livre blanc d’une globalisation où les armées françaises seraient des sortes de supplétifs des États-Unis ! Reste la question du prix ou, au contraire, la prime que peut apporter un retour formel dans l'organisation intégrée. Les conditions de l'époque du général De Gaulle, en 1966, n’ont plus rien à voir avec la réalité d’aujourd’hui. L'OTAN est devenue une organisation à la carte, où chacun choisit de participer ou non aux opérations. Pendant la crise irakienne personne n'a prêté la moindre attention à la différence de statut entre la France et l'Allemagne par rapport à l'OTAN. C’est ainsi que l'Allemagne a choisi, tout comme nous, de ne pas se lancer dans cette absurde et dangereuse aventure.
Jean-Pierre Chevènement : Si la France avait été intégrée en 2003, elle n'aurait pu prendre l'initiative que l’on sait, et la marge de manoeuvre de l'Allemagne aurait été plus que réduite. L'intégration crée un état d'esprit au niveau des états majors. Un entraînement, un conformisme, y compris dans la diplomatie. Aussi bien Nicolas Sarkozy a-t-il tort d’affirmer que dans la mesure où l'Europe centrale et orientale compte sur les États-Unis pour assurer sa sécurité, il faudrait s’aligner sur eux. L’argumentation européenne est spécieuse. La défense européenne n’existe pas, on vise une certaine capacité de projection, pour une dispersion (17 opérations extérieures au total) qui témoigne du manque de vision claire de ce que sont réellement nos intérêts nationaux. Le président Sarkozy, n’ayons pas peur des mots, a choisi la défense américaine de l'Europe. Encore heureux que nous gardions la dissuasion nucléaire, mais on en diminue le format, et en baissant notre garde en matière conventionnelle, on accroit le risque de retournement. Enfin, ce n'est pas en doublant notre budget de l'espace que nous aurons l'équivalent du bouclier spatial américain. Pour ce qui est de la connaissance et de l'anticipation, nous resterons dépendants des renseignements fournis par les États-Unis. La seule chose à laquelle je crois, et qui est positif, c'est le renseignement humain, avec le doublement des effectifs de la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) ou de la Direction centrale du renseignement intérieur (DCRI).
Le Figaro magazine : Déplorant les coupes dans les moyens matériels, le général Georgelin, Chef d’Etat Major des Armées, a observé que « savoir sans pouvoir n’est jamais d’une grande utilité ».
François Heisbourg : Mais le pouvoir sans le savoir, est-ce intelligent ? Je comprends le souci du CEMA, mais il faut profiter du moindre coût des connaissances. Il y a 20 ans, notre premier satellite d'observation Hélios coûtait 2,3 milliards d'euros, aujourd'hui il revient environ au septième du prix initial. Or c’est grâce à Hélios que nous avons pu récuser les Américains dans l’affaire irakienne de 1996. Dans ce monde très complexe, une nécessité se fait jour, celle de la connaissance en amont des évolutions. Le Livre blanc vise à renforcer, voire créer les moyens de l'autonomie et de l'indépendance en matière de connaissance des situations.
Que l’on emploie l’image forte d’une armée française en opération si ratatinée qu'on pourrait la faire tenir bientôt tout entière dans le stade de France, eh bien oui, c'est l'évolution naturelle à l'âge de la mondialisation. Il y a 25 ans, les États-Unis pouvaient envoyer 600 000 soldats dans les rizières d'Indochine. Aujourd’hui, en dépensant sur le plan militaire autant que tout le reste du monde, ils arrivent péniblement à maintenir sur le terrain moins de 200 000 hommes. Pourtant ce n’est pas faute de moyens. L'avantage comparé des états industrialisés n'est pas dans la fourniture d’une main d'oeuvre nombreuse mal payée et sous qualifiée : cela vaut dans le domaine militaire comme dans les autres domaines d'activité.
Propos recueillis par Patrice de Méritens
Jean-Pierre Chevènement : Que nous soyons aujourd'hui engagés dans un grand nombre d'opérations sous commandement OTAN n’est rien d’autre que la conséquence à retardement de l'abandon du service national et de la transformation de l'armée française en un petit corps expéditionnaire dont la taille doit encore être réduite. Cette fonction de projection a servi presque naturellement et comme prévu à des coalitions dominées par les États-Unis sur des théâtres d'opérations lointains où nos intérêts ne sont pas forcément engagés - je pense par exemple à la zone pakistano-afghane où le candidat Sarkozy déclarait lui-même que la contribution de la France ne pouvait y être décisive. Nous subissons les conséquences d'une politique militaire de rapprochement avec l’OTAN engagée il y a 12 ans. Reste un pas symbolique à franchir, celui d’une complète réintégration à laquelle je suis opposé, parce que l'Occident est pluriel et parce que, dans un contexte donné, il y a toujours plusieurs politiques possibles. La France doit conserver la maîtrise de sa défense et donc de sa politique étrangère, et je ne puis qu’être inquiet de voir le Livre blanc définir nos intérêts stratégiques de l’arc Atlantique à l’Océan indien. C'est le Great Middle East, cher aux Américains. Dans une alliance globale, nous risquons d’être entraînés dans des guerres qui ne seront pas les nôtres, particulièrement en Asie.
François Heisbourg : Avec l’Atlantique nous sommes très loin du Great Middle East et beaucoup plus près du golf de Guinée, avec les Chinois, les Américains et les Européens qui y rivalisent. Quant à l'Océan Indien, il nous entraîne par-delà le Golfe persique, parce qu'il faut avoir une capacité d'appréciation et, le cas échéant, peser sur les événements liés à ce qui peut se passer en Asie. Il s'agit d'une aire géographique, non d’une prétention globale, et je ne vois pas trace dans notre Livre blanc d’une globalisation où les armées françaises seraient des sortes de supplétifs des États-Unis ! Reste la question du prix ou, au contraire, la prime que peut apporter un retour formel dans l'organisation intégrée. Les conditions de l'époque du général De Gaulle, en 1966, n’ont plus rien à voir avec la réalité d’aujourd’hui. L'OTAN est devenue une organisation à la carte, où chacun choisit de participer ou non aux opérations. Pendant la crise irakienne personne n'a prêté la moindre attention à la différence de statut entre la France et l'Allemagne par rapport à l'OTAN. C’est ainsi que l'Allemagne a choisi, tout comme nous, de ne pas se lancer dans cette absurde et dangereuse aventure.
Jean-Pierre Chevènement : Si la France avait été intégrée en 2003, elle n'aurait pu prendre l'initiative que l’on sait, et la marge de manoeuvre de l'Allemagne aurait été plus que réduite. L'intégration crée un état d'esprit au niveau des états majors. Un entraînement, un conformisme, y compris dans la diplomatie. Aussi bien Nicolas Sarkozy a-t-il tort d’affirmer que dans la mesure où l'Europe centrale et orientale compte sur les États-Unis pour assurer sa sécurité, il faudrait s’aligner sur eux. L’argumentation européenne est spécieuse. La défense européenne n’existe pas, on vise une certaine capacité de projection, pour une dispersion (17 opérations extérieures au total) qui témoigne du manque de vision claire de ce que sont réellement nos intérêts nationaux. Le président Sarkozy, n’ayons pas peur des mots, a choisi la défense américaine de l'Europe. Encore heureux que nous gardions la dissuasion nucléaire, mais on en diminue le format, et en baissant notre garde en matière conventionnelle, on accroit le risque de retournement. Enfin, ce n'est pas en doublant notre budget de l'espace que nous aurons l'équivalent du bouclier spatial américain. Pour ce qui est de la connaissance et de l'anticipation, nous resterons dépendants des renseignements fournis par les États-Unis. La seule chose à laquelle je crois, et qui est positif, c'est le renseignement humain, avec le doublement des effectifs de la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) ou de la Direction centrale du renseignement intérieur (DCRI).
Le Figaro magazine : Déplorant les coupes dans les moyens matériels, le général Georgelin, Chef d’Etat Major des Armées, a observé que « savoir sans pouvoir n’est jamais d’une grande utilité ».
François Heisbourg : Mais le pouvoir sans le savoir, est-ce intelligent ? Je comprends le souci du CEMA, mais il faut profiter du moindre coût des connaissances. Il y a 20 ans, notre premier satellite d'observation Hélios coûtait 2,3 milliards d'euros, aujourd'hui il revient environ au septième du prix initial. Or c’est grâce à Hélios que nous avons pu récuser les Américains dans l’affaire irakienne de 1996. Dans ce monde très complexe, une nécessité se fait jour, celle de la connaissance en amont des évolutions. Le Livre blanc vise à renforcer, voire créer les moyens de l'autonomie et de l'indépendance en matière de connaissance des situations.
Que l’on emploie l’image forte d’une armée française en opération si ratatinée qu'on pourrait la faire tenir bientôt tout entière dans le stade de France, eh bien oui, c'est l'évolution naturelle à l'âge de la mondialisation. Il y a 25 ans, les États-Unis pouvaient envoyer 600 000 soldats dans les rizières d'Indochine. Aujourd’hui, en dépensant sur le plan militaire autant que tout le reste du monde, ils arrivent péniblement à maintenir sur le terrain moins de 200 000 hommes. Pourtant ce n’est pas faute de moyens. L'avantage comparé des états industrialisés n'est pas dans la fourniture d’une main d'oeuvre nombreuse mal payée et sous qualifiée : cela vaut dans le domaine militaire comme dans les autres domaines d'activité.
Propos recueillis par Patrice de Méritens