Madame et Messieurs les Premiers ministres,
Mesdames et Messieurs les ministres,
Monsieur le Haut-Commissaire au plan,
Mesdames et Messieurs les Parlementaires,
Mesdames et Messieurs les ambassadeurs,
Mesdames et Messieurs, en vos grades et qualités, chers amis.
Monsieur Jean-Pierre CHEVÈNEMENT, cher Jean-Pierre. Vous avez déjà dit beaucoup de choses, mais nous voilà réunis autour de vous, ce midi, autour d'un homme, dont chacune et chacun connaît les mérites, dont nous avons partagé morceaux d'engagements et morceaux de vie, des parcours de vies plus larges, et dont le nom résonne chez chacun de nous, CHEVÈNEMENT. Pour les Français, ce nom signifie une exigence, une indépendance, une constance. Il a été le nom d'un courant de la gauche, d'un espoir pour la politique. Il est aujourd'hui le nom d'une fidélité à une haute idée de notre pays. Il est aussi, et j'y reviendrai, le nom d'une promesse, celle de la République.
Mesdames et Messieurs les ministres,
Monsieur le Haut-Commissaire au plan,
Mesdames et Messieurs les Parlementaires,
Mesdames et Messieurs les ambassadeurs,
Mesdames et Messieurs, en vos grades et qualités, chers amis.
Monsieur Jean-Pierre CHEVÈNEMENT, cher Jean-Pierre. Vous avez déjà dit beaucoup de choses, mais nous voilà réunis autour de vous, ce midi, autour d'un homme, dont chacune et chacun connaît les mérites, dont nous avons partagé morceaux d'engagements et morceaux de vie, des parcours de vies plus larges, et dont le nom résonne chez chacun de nous, CHEVÈNEMENT. Pour les Français, ce nom signifie une exigence, une indépendance, une constance. Il a été le nom d'un courant de la gauche, d'un espoir pour la politique. Il est aujourd'hui le nom d'une fidélité à une haute idée de notre pays. Il est aussi, et j'y reviendrai, le nom d'une promesse, celle de la République.
CHEVÈNEMENT, c'est d'abord le nom d'une famille du Haut Doubs. Et vous naissez dans ces terres, dont le silence est seulement troublé par le carillon des clochers et celui des vaches. Nous sommes en 1939, votre père est prisonnier, votre mère, institutrice et résistante, a dû céder le rez-de-chaussée de l'école aux Allemands. Votre grand-mère a vu ses maisons flamber lors de la retraite de notre armée. Venu au monde lors de cette drôle de guerre, vous avez eu résolument une drôle d'enfance. Votre famille est une petite France à elle seule, un creuset forgé par la République. Des paysans et des gardes forestiers catholiques, côté maternel, des ouvriers de l'horlogerie socialiste, côté paternel, et deux parents instituteurs. Des hussards noirs de la République, dans la France froide et laborieuse d'un tableau de Courbet. À l'école, votre mère vous emmène très tôt, faute de pouvoir vous faire garder, vous l'appelez cérémonieusement par son nom. Sur les cartes d'Empire, vous êtes indépendants, à l'aise, têtu, un élève qui a presque trop de facilité.
À la maison, vos parents corrigent des copies, une vie normale pour eux, pour vous, et, justement, de rentrer à l'école normale. Les vacances même sont des leçons de géographie nationale. Vos parents vous y font découvrir les affluents du Doubs, la citadelle de Besançon, les monts du Jura. Apprentissage déjà charnel d'une France âpre et belle. Au lycée de Besançon, vous perdez votre nom pour prendre un numéro, le 115. Matricule de l'adolescent plongé dans cet internat quasi militaire.
Et les professeurs, eux, avaient bien des noms que vous n'avez jamais oubliés, et que vous avez rapidement convoqués dans le petit mot que vous venez d'avoir. Monsieur IMBERTI pour le latin, Messieurs KREISLER, NICOLAI, VERGES pour la littérature, eux, qui vous ont initié à PLUTARQUE et à MONTAIGNE, à NIETZSCHE un peu plus tard. Des femmes et des hommes, de savoirs, de devoirs qui apprenaient à des enfants de paysans à penser, qui gardaient pour eux leurs opinions en vous inculquant l'art de former la vôtre. Avec eux, vous avez compris que vous passerez votre vie comme vous l'aviez commencé, au milieu des livres. CHEVÈNEMENT, c'est ensuite le nom d'un jeune provincial, perdu à Sciences Po.
On vous destinait au tableau et à l'ardoise, et vous faites le choix des amphis et des cravates. Vous avez choisi Paris et Boutmy. Vous dépareillez au milieu d'une bourgeoisie dont le charme est discret, mais l'assurance perceptible. Qu'importe, vous écoutez vos professeurs. TOUCHARD raconte la gauche, RÉMOND explique la droite, GIRARDET exalte la France. Sous la direction de ce dernier, vous préparez une thèse sur le thème, je cite : "La droite nationaliste devant l'Allemagne de 1871 à 1960". Ceux qui ne l'ont pas lu vous reprochent parfois ce travail, confondant sans doute le sujet et l'auteur.
En réalité, votre curiosité intellectuelle est sans limite, mais votre cœur déjà, bien ancré à gauche. Pour vous à cette époque, elles s'écrivent sous deux acronymes, PMF est votre héros, et l'Unef, votre maison. Parce que vous aimez penser contre vous-même, vous adorez MENDÈS tout en lui reprochant son magistère lointain et vous adhérez à l’Unef en y regrettant la tentation du monôme. Boursier, vous terminez brillamment vos études en avance et réussissez le concours de l'ENA.
Puis CHEVÈNEMENT en 1961, devient le nom d'un soldat. Tout juste énarque, en effet, vous accomplissez votre service militaire. Enfant de la guerre, vous devenez adulte sous les balles. Au total, vous séjournez plus de deux années en Algérie. D'avril 1961 à juillet 1963 au titre du service militaire, puis six mois comme stagiaire de l'ENA à l'ambassade. Votre mot d'ordre est celui du Général De GAULLE. Puisque l'Algérie allait devenir indépendante, mieux valait que cela fut avec la France que contre elle. Avec l'Algérie se noue alors chez vous une histoire qui s'écrit toujours. On vous envoie dans l'école de guerre Cherchell, manœuvre dans les dunes, médiane au fond des oueds, chaleur et frelons. Devenu lieutenant-colonel, vous servez dans la section administrative spéciale près d'Oran, puis à la préfecture. Au départ, c'est l'ennui. Alors, vous lisez HEGEL dans les djebels. Puis l'histoire s'accélère, l'Indépendance annonce, un gouvernement provisoire prend les rênes du pays. Vous voyez les cadavres. Et à la préfecture désertée dans une atmosphère étrange de débâcle, le sous-préfet vous accueille en robe de chambre et s'interrompt quand la façade est mitraillée. Ce printemps 62 est une saison tragique.
Vous faites l'intermédiaire entre l'Armée de libération nationale et l'O.A.S. Vous négociez avec Ben BELLA et vous échappez au bazooka. Le 5 juillet 1962, jour de l'indépendance, vous manquez de mourir. On n'a pas impunément 20 ans à Oran et dans cet Oran-là du drame et du sang, vous voyez de près les grandeurs et les misères du nationalisme arabe, vous reconnaissez le spectre déjà aperçu de la guerre civile. Et votre ami Jacques BERQUE se proclame le dernier Français d'Algérie. Quant à vous, vous ne serez jamais le dernier pour aider et aimer l'Algérie ici et là-bas jusqu'à ce voyage il y a quelques semaines à mes côtés, que vous avez accepté de faire avec beaucoup de courage. CHEVÈNEMENT, à votre retour, est un nom que vous escamotez.
En 1967 avec Didier MOTCHANE et Alain GOMEZ, vous écrivez sous pseudonyme L'énarchie, un pamphlet sur l'accaparement par la bourgeoisie de l'école de l'Etat. Le constat est lucide, le style brillant. Ce n'est pas pour rien que vous appartenez à la promotion STENDHAL. Même si ici, je veux dire pour notre ami Régis DEBRAY, qu'on peut tout à la fois aimer STENDHAL et HUGO, là aussi, le « en même temps » est possible. Vous voilà en effet rouge et noir. Rouge car d'une gauche en révolte et noire, du cuir du cartable des hauts fonctionnaires. Pourtant, l'agitation de la Sorbonne vous laisse quelque peu indifférent. Vous êtes, oserais-je dire, plus 48 que 68. 48 celui de Lamartine et de la Seconde République. Vous n'aimez pas le procès fait à De GAULLE, ni la turbulence désordonnée de la rue. L'un de vos héros, ROSSEL, un officier de la commune avait crié “Vive la République”, aux agitateurs du Temps des cerises.
C'est en mai 68, le mot qui brûle vos lèvres, déjà, encore. Pour vous, la seule révolution qui compte est celle de 1789, cette réaction de la justice contre la faveur et la grâce. MICHELET avait déjà tout dit. Déjà, CHEVÈNEMENT est un nom qui figure dans les pages politiques des journaux. Vous avez des coordonnées idéologiques singulières, oserais-je dire. Dans ma bouche, ne voyez pas là un reproche. Pour la politique étrangère, vous êtes résolument gaulliste. Pour la politique intérieure, vous n'êtes pas exactement socialiste. Vous prônez chez MARX la nécessité de canaliser les forces de production pour l'intérêt général. Chez BLUM, l'impératif tactique de s'allier aux communistes. Chez CLEMENCEAU, une laïcité d'espoir. Chez JAURÈS, le socialisme comme perfectionnement de la République. Chez MENDÈS, une éthique sacerdotale de la vérité.
Pour vous, la République et le socialisme, c'est la souveraineté. Vous proclamez alors l'impérieuse nécessité du plan pour la France. Un plan, vous en avez un, d'abord pour vos idées. Prendre le pouvoir au sein du mouvement socialiste et de là, unir la gauche. Votre cheval de Troie s'appelle le CERES, que vous fondez avec Alain GOMEZ, l'ami d'Algérie, Pierre GUIDONI, l'orateur brillant, Didier MOTCHANE, le logicien. Quatre mousquetaires, un vrai programme commun. Rapidement, le CERES gagne des fédérations. Georges SARRE, pour qui j'ai une pensée affectueuse aujourd'hui, fait basculer celle de Paris. Vous-même, militez dans le 14ᵉ arrondissement et cette technique d'infiltration du socialisme on la dite léniniste à l'époque, c'était plutôt celle des Jacobins de la rue des Feuillants. La souveraineté populaire se gagne section après section, club après club.
Très vite, CHEVÈNEMENT devient le nom d'un courant. Vous aviez une stratégie à déployer et un parti à conquérir. Il vous manquait un homme pour précipiter les choses. François MITTERRAND va devenir notre levier d’Archimède pour soulever la gauche. Au début, il vous ignore. Ensuite, il vous conquiert. Enfin, vous le consacrez. Vous serez peut-être toujours un peu plus MILLERAND que MITTERRAND, mais qu’importe se scelle alors une alliance d’âmes romanesques et une estime mutuelle.
En 1971, au Congrès d’Epinay, se joue un moment essentiel que là aussi vous avez rappelé. François MITTERRAND a pour lui l’aile droite du parti, la motion MAUROY - DEFERRE, et l’aile gauche la vôtre. Il doit faire plier la direction centrale de SAVARY. En tactique militaire, manœuvrer par les deux ailes opposées pour encercler un centre plus fort que soi s’appelle l’ordre oblique. Et MITTERRAND transpose la prouesse en politique par son éloquence immense, son astuce qui ne l’était pas moins et votre rôle essentiel. Le CERES propose le rose et le poing comme emblème du Parti socialiste. Vous-même accompagniez MITTERRAND lorsqu’il s’achète un nouveau chapeau pour parfaire son allure de Premier secrétaire du PS. Mais il sait dès ce moment-là combien il vous est redevable. Vous menez alors la bataille pour l'union de la gauche. Dans cette campagne glorieuse, les noms de congrès s'écrivent comme une légende de général : Épinay que j'évoquais comme un Valmy ; Pau, le retrait tactique, MITTERRAND vous rejette dans la minorité ; le programme commun avec le Parti communiste, précieux renfort ; Metz en 79 où vous évitez un Waterloo à François MITTERRAND.
Mais vous ne menez pas seulement la bataille dans le congrès, vous faites adopter au PS aussi des idées nouvelles et contribuez à cet agenda essentiel pour la souveraineté de notre pays. Vous faites adopter en particulier au Parti socialiste la dissuasion nucléaire et vous menez l'offensive contre ceux qui, pour reprendre un mot célèbre de MAURIAC, aiment tellement la gauche qu'ils voudraient qu'il y en ait deux.
L'intellectuel, l'organisateur que vous êtes devient en 1973 député de Belfort. Cette terre, vous l'avez choisie. Elle vous ressemble : farouche, loyale, travailleuse. Vous réunissez non seulement une majorité de suffrages, mais une majorité de progrès. Francs-maçons laïcs et syndicalistes chrétiens, ouvriers en col bleu d'Alstom et ingénieurs en col blanc de Bull, petits commerçants et agriculteurs. C'est un “en même temps”, si je puis dire, façon CHEVÈNEMENT. Cette ville pendant 40 ans de mandats comme maire, député, sénateur, ce territoire, vous l'avez servi jour et nuit pour lui donner le TGV, un pôle universitaire, un hôpital commun avec Montbéliard. Je sais que nombre d'anciens élus ou d'élus actuels de ce territoire qui sont présents à vos côtés aujourd'hui, quelle que soit leur sensibilité et leurs convictions politiques, partagent cette reconnaissance. Je sais aussi combien les préfets continuent de vous redouter car tout ce qui se passe est encore lu avec beaucoup de détails par le ministre qui ne manque pas d'appeler le préfet en place le jour où quelque chose part de travers. C'est devenu votre fief, votre fierté. C'est un territoire qui vous aime et ne vous oubliera jamais.
CHEVÈNEMENT après 1981, devient le nom d'un ministre. Ministère de la Recherche, d'abord, où vous lancez avec votre directeur de cabinet, Louis GALLOIS, un colloque national décentralisé qui réunit industriels et chercheurs pour tracer les voies d'une refondation, “colloque national de la refondation décentralisée”. On a toujours le sentiment qu'on invente des choses nouvelles, relire l'histoire est toujours une leçon d'humilité. Ces travaux vont déboucher sur une loi de programmation qui remet notre nation dans la course technologique.
Vous devenez ministre de l'Industrie l'année suivante et vous impulsez des contrats de plan qui accoutument les syndicats aux objectifs productifs et les industriels à l'impératif d'emploi. Oui, durant ces années, vous bâtissez les fondations nécessaires à une grande nation de recherche, d’innovation, de technologie et d'industrie, convaincu du continuum que forme cet ensemble et aussi de ce par quoi elle contribue à l'indépendance et la souveraineté de la nation. Malheureusement, les décennies qui suivront et les choix inverses qui parfois auront été pris vous donneront raison, si je puis dire, et c'est bien cette même cohérence que nous cherchons à retrouver et à bâtir. Vous qui vous étiez déjà fait un nom, devenez un visage, une allure, sourcil de jais et regard grave, incarnation d'un socialisme qui préfère conforter la France avant de bâtir l'Europe. En effet, vous craignez que la politique du franc fort entraîne la chute de l’industrie et précipite une France faible. DELORS veut faire l’Acte unique, vous préférez commencer par refaire la République, conforter son industrie. Vous démissionnez une première fois.
Vous revenez en 1984 comme ministre de l’Education nationale pour mettre en chantier notre école. 80 % d’une classe d’âge au niveau du baccalauréat, le concours général rétabli, les bacs pros créés, des programmes centrés sur les fondamentaux, une instruction civique ressuscitée. Là aussi, pendant ces années à la tête de ce ministère que plusieurs dans cette salle connaissent, vous voulez revenir aux fondamentaux, bâtir une formation forte pour nos enseignants et pour les maîtres et les objectifs à leur fixer seront atteints et beaucoup des bases que avez alors jetées sont encore au cœur de notre éducation nationale et de sa politique.
En 1988, vous devenez ministre de la Défense. Vous vous opposez après quelque temps à la tête de nos armées où vous prenez des décisions fortes, vous vous opposez à la première intervention en Irak, convaincu que si le régime de Saddam est allé trop loin, mieux valait trouver une voie de sortie plutôt que de se jeter dans l'aventure. Et malgré l'intimité qui existe avec le Président, malgré l'attachement qui est le vôtre à nos armées et le travail commencé essentiel dans vos fonctions, vous démissionnez. Mais à mesure que vous quittez vos ministères, vous gagnez un magistère. Votre parcours gouvernemental compose en creux un manifeste républicain : s'appuyer sur les forces vives de la nation pour revigorer le prestige du pays et permettre le progrès. Bâtir une école de citoyens libres, c'est-à-dire instruits, qui ne manqueront pas de servir la France et de défendre ses valeurs. Protéger les intérêts de la nation, dépositaire de la souveraineté du peuple dans le concert des puissances et lui donner les moyens de son indépendance.
A travers ce premier parcours ministériel et les choix forts, y compris les sacrifices décidés, ce sont bien ces valeurs et ces principes que vous consolidez. Le chaînon manquant entre ces citoyens, l'intérêt général et la France s'appelle l'Etat, miroir et instrument de l'ordre des lois, et vous l'incarnez ensuite sous l'autorité de Lionel JOSPIN, comme ministre de l'Intérieur. Vous élaborez alors une politique de sécurité et d'immigration faite d'intransigeance et d'intégration. A ce poste d'homme à tout faire de l'Etat, comme vous l'avez vous même qualifié, vous ne comptez pas votre énergie et vous risquez littéralement votre santé et même votre vie. Vous menez avec force une politique qui redonne des vertèbres à nombre de directions de ce ministère, de la clarté à la politique qui est conduite avec un verbe haut au Parlement comme auprès de la nation dont chacun se souvient ici aujourd'hui, avec des principes là aussi défendus, celui de l'unité de la République, de la laïcité et des valeurs qui fondent une autorité véritable de notre État.
Vous quitterez votre poste lorsque le sentiment que vos alertes nombreuses sont déjouées et vos arbitrages déjugés. Sous la boutade martiale et gaullienne, votre principe du mutisme ou de la démission, dit tout d'une éthique du pouvoir. Vous voulez servir, comme vous dites, ni périr ni trahir. Enfin, vous décidez, durant ces années que vous évoquiez tout à l'heure en parlant de mon parcours et de quelques-uns croisés alors, vous décidez de vous porter candidat à la fonction suprême car à mesure aussi que la construction européenne avance, vous venez au fond au contact et vous décidez de revenir à la forge de la Nation, la République. Vous la voulez comme Mendès moderne. Vous craignez que la France ne se perde dans le fédéralisme. Vous voulez revenir, vous, à la fête française de la Fédération, si je puis dire. Vous aviez voulu sauver la en passant par les partis. Vous comprenez qu'il s'agit maintenant de sauver la France en les surmontant. D'abord en 1994, puis en 2002, vous professez qu'au-dessus des partis il y a la République. Ce message n'est pas tombé dans l'oreille d'un sourd ni amnésique, avec des gaullistes et des communistes, des francs-tireurs aussi et des esprits libres, de Régis DEBRAY à Max GALLO, le Mouvement des citoyens fait turbuler le système pour reprendre votre formule et manque de faire basculer les suffrages. Lors de cette campagne, vous qui aviez pourfendu l'ENA 40 ans plus tôt, vous élevez par votre verve, votre courage, votre hauteur de vue une école nationale d'admiration. Celle-ci, aucun décret ne l'a supprimé. J'en fus alors et je le dis et j'en suis toujours.
CHEVÈNEMENT, c'est un nom, NOM, qui a parcouru 40 ans de vie publique, mais aussi des non, NON, des non tonitruants. Les Français vous connaissent pour votre intransigeance parfois bougonne. Ils ignorent peut-être que derrière ces non du refus, se cache aussi une grande propension à la nuance. On connaît votre laïcité de conviction, moins vos racines catholiques. Votre mère vous a confié au soir de sa vie avoir compris que vous aviez un grand destin le jour de votre 1er prix départemental de catéchisme et vous admirez trop les profondeurs des âmes pour vouloir les enchaîner à une forme de morale de substitution. Vous doutez à votre manière pleine de scrupules et c'est aussi pour cela que, dans ce jeu de nuances, il y a ce combat essentiel que vous avez porté pour un islam de France et qui est le vôtre. Vous êtes un patriote qui confesse avoir pleuré le jour de Diên Biên Phu. Vous passez pour cette raison chez certains, pour un nationaliste, quand rien chez vous n'est plus étranger à cette notion fermée, rétrécie. Vous n'aviez rien à voir avec le chauvinisme, non, vous êtes oui de ces patriotes qui aiment une nation forte, qui connaît ses frontières et qui sait s'ouvrir quand elle le choisit mais qui se bâtit sur un universel. Vous combinez l'amour de la patrie et la dilection pour d'autres pays que les vôtres. Chez lui, Clemenceau, c'était le Japon, chez vous, c'est l'Égypte, sans doute grâce à Nisa.
La civilisation islamique, l'Orient à propos duquel vous ne vous êtes jamais résolu aux idées simples. Et vous avez toujours cultivé les sentiments compliqués. On dit encore de vous que vous aimez un peu trop la Russie et pas assez l'Allemagne. Là encore, c'est méconnaître vos méandres. Vous combattez des idées et jamais des peuples. Vous reconnaissez les idéologies des hommes que vous distinguez des mérites des nations. Vous ne seriez pas choisir entre Dostoïevski et Goethe, que vous connaissez tous deux par cœur. Ce que je veux dire par là, c'est que vous êtes, tout à la fois, un homme d'exigence et de nuances. Et tous vos noms vous ont fait cette réputation d'intransigeance et d'éclat, vos collaborateurs, vos amis qui sont là aujourd'hui.
Quelques-uns que j'ai cités et tant d'autres présents à vos côtés, quelques autres qui malheureusement ne sont plus là pour vous accompagner dans ce moment, décrivent en vous un amour de la conversation, une loyauté presque candide, un tempérament du Jura et des origines en Suisse, où l'on apprend la tempérance comme les vertus du silence. Vous êtes tout cela à la fois. C'est bien des fois dans votre vie politique, vous avez dit non. Il est en revanche un oui que vous ne cessez de formuler. Ce oui, c'est la réponse à la question que pose votre ami Claude NICOLET dans un livre intitulé L'idée républicaine en France, qui a résumé et propulsé votre action comme ministre de l'Education nationale. Je me propose de chercher si en français le mot République a un sens.
Oui, le mot République a un sens. Il signifie élever des citoyens grâce à l'école, leur donner le moyen de comprendre rationnellement le monde et d'aimer passionnément leur pays, leur inculquer jusqu'au sacrifice la poursuite de l'intérêt général. Oui, le mot République a un sens. Il signifie se fondre dans une communauté libre, capable de déterminer ses fins et d'appliquer ses lois dans un peuple de volonté qui, en regardant son histoire, façonne l'ordre présent et assure souverainement son avenir.
Oui, le mot République a un sens. Il signifie cette lutte de la Révolution française contre l'injuste transmission du bien par l'aristocratie de naissance en faveur d'une communauté où chacun peut rêver son futur selon ses mérites et ses capacités.
Oui, le mot République a un sens. Oserais-je dire qu'il a, parmi quelques autres, un nom, le vôtre. Pour beaucoup d'entre nous, comme pour beaucoup de Français d'aujourd'hui, d’hier et de demain, l'esprit de la République, vous l'avez incarné et vous l'incarnez encore. Pour beaucoup, la République a votre rigueur têtue et votre curiosité sans frontières. Elle a votre patriotisme et votre humanité. Elle a votre autorité morale, celle d'un homme qui, malgré les infortunes, n'a eu de cesse de dire sa vérité, souvent prémonitoire sur les crises géopolitiques, les crises de l'intégration, les défis industriels et les tentations nihilistes. Pour beaucoup, la République est comme vous, inflexible avec les principes et clémente avec les individus. Et si la chaîne de la République ne s'est pas brisée, celle qui part de Michelet et se poursuit au-delà par Mendès et de Gaulle, c'est parce que des passeurs l'ont transmise à leurs compagnons de route, à leurs électeurs, à la frontière.
Vous êtes de ces passeurs, Jean-Pierre CHEVÈNEMENT. Vous êtes un républicain de bataille, c'est-à-dire de transmission. Il paraît qu'encore lycéen à Besançon, vous aviez fait part de votre souhait d'étudier la science politique à votre proviseur, Monsieur Johnny, qui vous a alors plutôt conseillé de devenir instituteur comme vos parents. Vous n'avez pas suivi ses conseils, nous en félicitons.
Vous n'êtes pas devenu instituteur, mais d'une certaine façon, vous êtes à travers vos mandats, vos combats, vos fonctions. Devenu un éducateur du politique et un maître en République. Ce midi comme toujours, vous êtes accompagné de votre épouse et de votre famille, Nisa vous accompagne car vous êtes inséparables. Vous racontez avec émerveillement ce jour de février 1968, touchez un camarade de régiment.
Vous apercevez une femme qui, dans la glace, refait sa frange et vous ne la quitterez plus. Nisa était alors cette étudiante en psychologie qui allait devenir une grande artiste, sculpteur de Babel en bronze, des bijoux magnifiques. Vous qui dites à chaque fois : Je suis le mari de l'artiste, lors de chaque exposition. Elle est celle qui a ajouté un ou deux mots à la devise de votre vie : comprendre, vouloir agir, certes, mais aussi aimer et admirer. De votre union sont nés deux fils qui eux aussi vous ont toujours accompagnés auxquels je veux rendre hommage en cette journée. Lorsque Raphaël, le premier est né le 12 janvier 1974, c'est l'une des rares fois où vous arrivez en retard au comité directeur du parti socialiste. Raphaël a dû en garder un goût certain pour la politique et les rebondissements. Il poursuit une brillante carrière au cinéma écrivant des scénarios qui donnent à voir les Barons noirs et autres légendes anonymes de l'époque. Quant à Jean-Christophe, lui, il s'est tourné avec tout autant de succès vers les affaires et je sais qu'en pensant à lui, vous pensez aussi à vos aïeux qui révéraient l'école et la culture en espérant que la génération après eux s'en empare et y trouve les armes de liberté. Ni vous, ni vos fils n’ont manqué à ces espoirs. Vous les avez surpassés.
Cher Jean-Pierre CHEVÈNEMENT, parce vous avez traversé plus de 50 ans de vie publique, souvent à gauche, quelquefois ailleurs, mais toujours au-devant de vos idéaux. Parce que de Belfort à Moscou, d'Oran à Epinay, d'Alstom à Ajaccio, vous avez toujours porté et presque toujours contre les humeurs et les facilités des temps, l'idée d'une nation libre et d'un État souverain.
Parce que si vous avez trois fois démissionné, c'était pour refuser une démission qui vous paraissait plus dangereuse ; de la gauche à sa mission, de la République à sa promesse, de la France à son destin, pour tout ce que vous faites et ce que vous avez fait, cher Jean-Pierre, et tout ce que nous vous devons et que je n'ai pas pu assez décrire aujourd'hui, je suis fier et heureux au nom de la République française que vous avez servi et dont vous incarnez une haute idée de vous remettre en ce jour les insignes de Commandeur de la Légion d'honneur.
Monsieur Jean-Pierre CHEVÈNEMENT, au nom de la République française, nous vous faisons commandeur de la Légion d'honneur.
À la maison, vos parents corrigent des copies, une vie normale pour eux, pour vous, et, justement, de rentrer à l'école normale. Les vacances même sont des leçons de géographie nationale. Vos parents vous y font découvrir les affluents du Doubs, la citadelle de Besançon, les monts du Jura. Apprentissage déjà charnel d'une France âpre et belle. Au lycée de Besançon, vous perdez votre nom pour prendre un numéro, le 115. Matricule de l'adolescent plongé dans cet internat quasi militaire.
Et les professeurs, eux, avaient bien des noms que vous n'avez jamais oubliés, et que vous avez rapidement convoqués dans le petit mot que vous venez d'avoir. Monsieur IMBERTI pour le latin, Messieurs KREISLER, NICOLAI, VERGES pour la littérature, eux, qui vous ont initié à PLUTARQUE et à MONTAIGNE, à NIETZSCHE un peu plus tard. Des femmes et des hommes, de savoirs, de devoirs qui apprenaient à des enfants de paysans à penser, qui gardaient pour eux leurs opinions en vous inculquant l'art de former la vôtre. Avec eux, vous avez compris que vous passerez votre vie comme vous l'aviez commencé, au milieu des livres. CHEVÈNEMENT, c'est ensuite le nom d'un jeune provincial, perdu à Sciences Po.
On vous destinait au tableau et à l'ardoise, et vous faites le choix des amphis et des cravates. Vous avez choisi Paris et Boutmy. Vous dépareillez au milieu d'une bourgeoisie dont le charme est discret, mais l'assurance perceptible. Qu'importe, vous écoutez vos professeurs. TOUCHARD raconte la gauche, RÉMOND explique la droite, GIRARDET exalte la France. Sous la direction de ce dernier, vous préparez une thèse sur le thème, je cite : "La droite nationaliste devant l'Allemagne de 1871 à 1960". Ceux qui ne l'ont pas lu vous reprochent parfois ce travail, confondant sans doute le sujet et l'auteur.
En réalité, votre curiosité intellectuelle est sans limite, mais votre cœur déjà, bien ancré à gauche. Pour vous à cette époque, elles s'écrivent sous deux acronymes, PMF est votre héros, et l'Unef, votre maison. Parce que vous aimez penser contre vous-même, vous adorez MENDÈS tout en lui reprochant son magistère lointain et vous adhérez à l’Unef en y regrettant la tentation du monôme. Boursier, vous terminez brillamment vos études en avance et réussissez le concours de l'ENA.
Puis CHEVÈNEMENT en 1961, devient le nom d'un soldat. Tout juste énarque, en effet, vous accomplissez votre service militaire. Enfant de la guerre, vous devenez adulte sous les balles. Au total, vous séjournez plus de deux années en Algérie. D'avril 1961 à juillet 1963 au titre du service militaire, puis six mois comme stagiaire de l'ENA à l'ambassade. Votre mot d'ordre est celui du Général De GAULLE. Puisque l'Algérie allait devenir indépendante, mieux valait que cela fut avec la France que contre elle. Avec l'Algérie se noue alors chez vous une histoire qui s'écrit toujours. On vous envoie dans l'école de guerre Cherchell, manœuvre dans les dunes, médiane au fond des oueds, chaleur et frelons. Devenu lieutenant-colonel, vous servez dans la section administrative spéciale près d'Oran, puis à la préfecture. Au départ, c'est l'ennui. Alors, vous lisez HEGEL dans les djebels. Puis l'histoire s'accélère, l'Indépendance annonce, un gouvernement provisoire prend les rênes du pays. Vous voyez les cadavres. Et à la préfecture désertée dans une atmosphère étrange de débâcle, le sous-préfet vous accueille en robe de chambre et s'interrompt quand la façade est mitraillée. Ce printemps 62 est une saison tragique.
Vous faites l'intermédiaire entre l'Armée de libération nationale et l'O.A.S. Vous négociez avec Ben BELLA et vous échappez au bazooka. Le 5 juillet 1962, jour de l'indépendance, vous manquez de mourir. On n'a pas impunément 20 ans à Oran et dans cet Oran-là du drame et du sang, vous voyez de près les grandeurs et les misères du nationalisme arabe, vous reconnaissez le spectre déjà aperçu de la guerre civile. Et votre ami Jacques BERQUE se proclame le dernier Français d'Algérie. Quant à vous, vous ne serez jamais le dernier pour aider et aimer l'Algérie ici et là-bas jusqu'à ce voyage il y a quelques semaines à mes côtés, que vous avez accepté de faire avec beaucoup de courage. CHEVÈNEMENT, à votre retour, est un nom que vous escamotez.
En 1967 avec Didier MOTCHANE et Alain GOMEZ, vous écrivez sous pseudonyme L'énarchie, un pamphlet sur l'accaparement par la bourgeoisie de l'école de l'Etat. Le constat est lucide, le style brillant. Ce n'est pas pour rien que vous appartenez à la promotion STENDHAL. Même si ici, je veux dire pour notre ami Régis DEBRAY, qu'on peut tout à la fois aimer STENDHAL et HUGO, là aussi, le « en même temps » est possible. Vous voilà en effet rouge et noir. Rouge car d'une gauche en révolte et noire, du cuir du cartable des hauts fonctionnaires. Pourtant, l'agitation de la Sorbonne vous laisse quelque peu indifférent. Vous êtes, oserais-je dire, plus 48 que 68. 48 celui de Lamartine et de la Seconde République. Vous n'aimez pas le procès fait à De GAULLE, ni la turbulence désordonnée de la rue. L'un de vos héros, ROSSEL, un officier de la commune avait crié “Vive la République”, aux agitateurs du Temps des cerises.
C'est en mai 68, le mot qui brûle vos lèvres, déjà, encore. Pour vous, la seule révolution qui compte est celle de 1789, cette réaction de la justice contre la faveur et la grâce. MICHELET avait déjà tout dit. Déjà, CHEVÈNEMENT est un nom qui figure dans les pages politiques des journaux. Vous avez des coordonnées idéologiques singulières, oserais-je dire. Dans ma bouche, ne voyez pas là un reproche. Pour la politique étrangère, vous êtes résolument gaulliste. Pour la politique intérieure, vous n'êtes pas exactement socialiste. Vous prônez chez MARX la nécessité de canaliser les forces de production pour l'intérêt général. Chez BLUM, l'impératif tactique de s'allier aux communistes. Chez CLEMENCEAU, une laïcité d'espoir. Chez JAURÈS, le socialisme comme perfectionnement de la République. Chez MENDÈS, une éthique sacerdotale de la vérité.
Pour vous, la République et le socialisme, c'est la souveraineté. Vous proclamez alors l'impérieuse nécessité du plan pour la France. Un plan, vous en avez un, d'abord pour vos idées. Prendre le pouvoir au sein du mouvement socialiste et de là, unir la gauche. Votre cheval de Troie s'appelle le CERES, que vous fondez avec Alain GOMEZ, l'ami d'Algérie, Pierre GUIDONI, l'orateur brillant, Didier MOTCHANE, le logicien. Quatre mousquetaires, un vrai programme commun. Rapidement, le CERES gagne des fédérations. Georges SARRE, pour qui j'ai une pensée affectueuse aujourd'hui, fait basculer celle de Paris. Vous-même, militez dans le 14ᵉ arrondissement et cette technique d'infiltration du socialisme on la dite léniniste à l'époque, c'était plutôt celle des Jacobins de la rue des Feuillants. La souveraineté populaire se gagne section après section, club après club.
Très vite, CHEVÈNEMENT devient le nom d'un courant. Vous aviez une stratégie à déployer et un parti à conquérir. Il vous manquait un homme pour précipiter les choses. François MITTERRAND va devenir notre levier d’Archimède pour soulever la gauche. Au début, il vous ignore. Ensuite, il vous conquiert. Enfin, vous le consacrez. Vous serez peut-être toujours un peu plus MILLERAND que MITTERRAND, mais qu’importe se scelle alors une alliance d’âmes romanesques et une estime mutuelle.
En 1971, au Congrès d’Epinay, se joue un moment essentiel que là aussi vous avez rappelé. François MITTERRAND a pour lui l’aile droite du parti, la motion MAUROY - DEFERRE, et l’aile gauche la vôtre. Il doit faire plier la direction centrale de SAVARY. En tactique militaire, manœuvrer par les deux ailes opposées pour encercler un centre plus fort que soi s’appelle l’ordre oblique. Et MITTERRAND transpose la prouesse en politique par son éloquence immense, son astuce qui ne l’était pas moins et votre rôle essentiel. Le CERES propose le rose et le poing comme emblème du Parti socialiste. Vous-même accompagniez MITTERRAND lorsqu’il s’achète un nouveau chapeau pour parfaire son allure de Premier secrétaire du PS. Mais il sait dès ce moment-là combien il vous est redevable. Vous menez alors la bataille pour l'union de la gauche. Dans cette campagne glorieuse, les noms de congrès s'écrivent comme une légende de général : Épinay que j'évoquais comme un Valmy ; Pau, le retrait tactique, MITTERRAND vous rejette dans la minorité ; le programme commun avec le Parti communiste, précieux renfort ; Metz en 79 où vous évitez un Waterloo à François MITTERRAND.
Mais vous ne menez pas seulement la bataille dans le congrès, vous faites adopter au PS aussi des idées nouvelles et contribuez à cet agenda essentiel pour la souveraineté de notre pays. Vous faites adopter en particulier au Parti socialiste la dissuasion nucléaire et vous menez l'offensive contre ceux qui, pour reprendre un mot célèbre de MAURIAC, aiment tellement la gauche qu'ils voudraient qu'il y en ait deux.
L'intellectuel, l'organisateur que vous êtes devient en 1973 député de Belfort. Cette terre, vous l'avez choisie. Elle vous ressemble : farouche, loyale, travailleuse. Vous réunissez non seulement une majorité de suffrages, mais une majorité de progrès. Francs-maçons laïcs et syndicalistes chrétiens, ouvriers en col bleu d'Alstom et ingénieurs en col blanc de Bull, petits commerçants et agriculteurs. C'est un “en même temps”, si je puis dire, façon CHEVÈNEMENT. Cette ville pendant 40 ans de mandats comme maire, député, sénateur, ce territoire, vous l'avez servi jour et nuit pour lui donner le TGV, un pôle universitaire, un hôpital commun avec Montbéliard. Je sais que nombre d'anciens élus ou d'élus actuels de ce territoire qui sont présents à vos côtés aujourd'hui, quelle que soit leur sensibilité et leurs convictions politiques, partagent cette reconnaissance. Je sais aussi combien les préfets continuent de vous redouter car tout ce qui se passe est encore lu avec beaucoup de détails par le ministre qui ne manque pas d'appeler le préfet en place le jour où quelque chose part de travers. C'est devenu votre fief, votre fierté. C'est un territoire qui vous aime et ne vous oubliera jamais.
CHEVÈNEMENT après 1981, devient le nom d'un ministre. Ministère de la Recherche, d'abord, où vous lancez avec votre directeur de cabinet, Louis GALLOIS, un colloque national décentralisé qui réunit industriels et chercheurs pour tracer les voies d'une refondation, “colloque national de la refondation décentralisée”. On a toujours le sentiment qu'on invente des choses nouvelles, relire l'histoire est toujours une leçon d'humilité. Ces travaux vont déboucher sur une loi de programmation qui remet notre nation dans la course technologique.
Vous devenez ministre de l'Industrie l'année suivante et vous impulsez des contrats de plan qui accoutument les syndicats aux objectifs productifs et les industriels à l'impératif d'emploi. Oui, durant ces années, vous bâtissez les fondations nécessaires à une grande nation de recherche, d’innovation, de technologie et d'industrie, convaincu du continuum que forme cet ensemble et aussi de ce par quoi elle contribue à l'indépendance et la souveraineté de la nation. Malheureusement, les décennies qui suivront et les choix inverses qui parfois auront été pris vous donneront raison, si je puis dire, et c'est bien cette même cohérence que nous cherchons à retrouver et à bâtir. Vous qui vous étiez déjà fait un nom, devenez un visage, une allure, sourcil de jais et regard grave, incarnation d'un socialisme qui préfère conforter la France avant de bâtir l'Europe. En effet, vous craignez que la politique du franc fort entraîne la chute de l’industrie et précipite une France faible. DELORS veut faire l’Acte unique, vous préférez commencer par refaire la République, conforter son industrie. Vous démissionnez une première fois.
Vous revenez en 1984 comme ministre de l’Education nationale pour mettre en chantier notre école. 80 % d’une classe d’âge au niveau du baccalauréat, le concours général rétabli, les bacs pros créés, des programmes centrés sur les fondamentaux, une instruction civique ressuscitée. Là aussi, pendant ces années à la tête de ce ministère que plusieurs dans cette salle connaissent, vous voulez revenir aux fondamentaux, bâtir une formation forte pour nos enseignants et pour les maîtres et les objectifs à leur fixer seront atteints et beaucoup des bases que avez alors jetées sont encore au cœur de notre éducation nationale et de sa politique.
En 1988, vous devenez ministre de la Défense. Vous vous opposez après quelque temps à la tête de nos armées où vous prenez des décisions fortes, vous vous opposez à la première intervention en Irak, convaincu que si le régime de Saddam est allé trop loin, mieux valait trouver une voie de sortie plutôt que de se jeter dans l'aventure. Et malgré l'intimité qui existe avec le Président, malgré l'attachement qui est le vôtre à nos armées et le travail commencé essentiel dans vos fonctions, vous démissionnez. Mais à mesure que vous quittez vos ministères, vous gagnez un magistère. Votre parcours gouvernemental compose en creux un manifeste républicain : s'appuyer sur les forces vives de la nation pour revigorer le prestige du pays et permettre le progrès. Bâtir une école de citoyens libres, c'est-à-dire instruits, qui ne manqueront pas de servir la France et de défendre ses valeurs. Protéger les intérêts de la nation, dépositaire de la souveraineté du peuple dans le concert des puissances et lui donner les moyens de son indépendance.
A travers ce premier parcours ministériel et les choix forts, y compris les sacrifices décidés, ce sont bien ces valeurs et ces principes que vous consolidez. Le chaînon manquant entre ces citoyens, l'intérêt général et la France s'appelle l'Etat, miroir et instrument de l'ordre des lois, et vous l'incarnez ensuite sous l'autorité de Lionel JOSPIN, comme ministre de l'Intérieur. Vous élaborez alors une politique de sécurité et d'immigration faite d'intransigeance et d'intégration. A ce poste d'homme à tout faire de l'Etat, comme vous l'avez vous même qualifié, vous ne comptez pas votre énergie et vous risquez littéralement votre santé et même votre vie. Vous menez avec force une politique qui redonne des vertèbres à nombre de directions de ce ministère, de la clarté à la politique qui est conduite avec un verbe haut au Parlement comme auprès de la nation dont chacun se souvient ici aujourd'hui, avec des principes là aussi défendus, celui de l'unité de la République, de la laïcité et des valeurs qui fondent une autorité véritable de notre État.
Vous quitterez votre poste lorsque le sentiment que vos alertes nombreuses sont déjouées et vos arbitrages déjugés. Sous la boutade martiale et gaullienne, votre principe du mutisme ou de la démission, dit tout d'une éthique du pouvoir. Vous voulez servir, comme vous dites, ni périr ni trahir. Enfin, vous décidez, durant ces années que vous évoquiez tout à l'heure en parlant de mon parcours et de quelques-uns croisés alors, vous décidez de vous porter candidat à la fonction suprême car à mesure aussi que la construction européenne avance, vous venez au fond au contact et vous décidez de revenir à la forge de la Nation, la République. Vous la voulez comme Mendès moderne. Vous craignez que la France ne se perde dans le fédéralisme. Vous voulez revenir, vous, à la fête française de la Fédération, si je puis dire. Vous aviez voulu sauver la en passant par les partis. Vous comprenez qu'il s'agit maintenant de sauver la France en les surmontant. D'abord en 1994, puis en 2002, vous professez qu'au-dessus des partis il y a la République. Ce message n'est pas tombé dans l'oreille d'un sourd ni amnésique, avec des gaullistes et des communistes, des francs-tireurs aussi et des esprits libres, de Régis DEBRAY à Max GALLO, le Mouvement des citoyens fait turbuler le système pour reprendre votre formule et manque de faire basculer les suffrages. Lors de cette campagne, vous qui aviez pourfendu l'ENA 40 ans plus tôt, vous élevez par votre verve, votre courage, votre hauteur de vue une école nationale d'admiration. Celle-ci, aucun décret ne l'a supprimé. J'en fus alors et je le dis et j'en suis toujours.
CHEVÈNEMENT, c'est un nom, NOM, qui a parcouru 40 ans de vie publique, mais aussi des non, NON, des non tonitruants. Les Français vous connaissent pour votre intransigeance parfois bougonne. Ils ignorent peut-être que derrière ces non du refus, se cache aussi une grande propension à la nuance. On connaît votre laïcité de conviction, moins vos racines catholiques. Votre mère vous a confié au soir de sa vie avoir compris que vous aviez un grand destin le jour de votre 1er prix départemental de catéchisme et vous admirez trop les profondeurs des âmes pour vouloir les enchaîner à une forme de morale de substitution. Vous doutez à votre manière pleine de scrupules et c'est aussi pour cela que, dans ce jeu de nuances, il y a ce combat essentiel que vous avez porté pour un islam de France et qui est le vôtre. Vous êtes un patriote qui confesse avoir pleuré le jour de Diên Biên Phu. Vous passez pour cette raison chez certains, pour un nationaliste, quand rien chez vous n'est plus étranger à cette notion fermée, rétrécie. Vous n'aviez rien à voir avec le chauvinisme, non, vous êtes oui de ces patriotes qui aiment une nation forte, qui connaît ses frontières et qui sait s'ouvrir quand elle le choisit mais qui se bâtit sur un universel. Vous combinez l'amour de la patrie et la dilection pour d'autres pays que les vôtres. Chez lui, Clemenceau, c'était le Japon, chez vous, c'est l'Égypte, sans doute grâce à Nisa.
La civilisation islamique, l'Orient à propos duquel vous ne vous êtes jamais résolu aux idées simples. Et vous avez toujours cultivé les sentiments compliqués. On dit encore de vous que vous aimez un peu trop la Russie et pas assez l'Allemagne. Là encore, c'est méconnaître vos méandres. Vous combattez des idées et jamais des peuples. Vous reconnaissez les idéologies des hommes que vous distinguez des mérites des nations. Vous ne seriez pas choisir entre Dostoïevski et Goethe, que vous connaissez tous deux par cœur. Ce que je veux dire par là, c'est que vous êtes, tout à la fois, un homme d'exigence et de nuances. Et tous vos noms vous ont fait cette réputation d'intransigeance et d'éclat, vos collaborateurs, vos amis qui sont là aujourd'hui.
Quelques-uns que j'ai cités et tant d'autres présents à vos côtés, quelques autres qui malheureusement ne sont plus là pour vous accompagner dans ce moment, décrivent en vous un amour de la conversation, une loyauté presque candide, un tempérament du Jura et des origines en Suisse, où l'on apprend la tempérance comme les vertus du silence. Vous êtes tout cela à la fois. C'est bien des fois dans votre vie politique, vous avez dit non. Il est en revanche un oui que vous ne cessez de formuler. Ce oui, c'est la réponse à la question que pose votre ami Claude NICOLET dans un livre intitulé L'idée républicaine en France, qui a résumé et propulsé votre action comme ministre de l'Education nationale. Je me propose de chercher si en français le mot République a un sens.
Oui, le mot République a un sens. Il signifie élever des citoyens grâce à l'école, leur donner le moyen de comprendre rationnellement le monde et d'aimer passionnément leur pays, leur inculquer jusqu'au sacrifice la poursuite de l'intérêt général. Oui, le mot République a un sens. Il signifie se fondre dans une communauté libre, capable de déterminer ses fins et d'appliquer ses lois dans un peuple de volonté qui, en regardant son histoire, façonne l'ordre présent et assure souverainement son avenir.
Oui, le mot République a un sens. Il signifie cette lutte de la Révolution française contre l'injuste transmission du bien par l'aristocratie de naissance en faveur d'une communauté où chacun peut rêver son futur selon ses mérites et ses capacités.
Oui, le mot République a un sens. Oserais-je dire qu'il a, parmi quelques autres, un nom, le vôtre. Pour beaucoup d'entre nous, comme pour beaucoup de Français d'aujourd'hui, d’hier et de demain, l'esprit de la République, vous l'avez incarné et vous l'incarnez encore. Pour beaucoup, la République a votre rigueur têtue et votre curiosité sans frontières. Elle a votre patriotisme et votre humanité. Elle a votre autorité morale, celle d'un homme qui, malgré les infortunes, n'a eu de cesse de dire sa vérité, souvent prémonitoire sur les crises géopolitiques, les crises de l'intégration, les défis industriels et les tentations nihilistes. Pour beaucoup, la République est comme vous, inflexible avec les principes et clémente avec les individus. Et si la chaîne de la République ne s'est pas brisée, celle qui part de Michelet et se poursuit au-delà par Mendès et de Gaulle, c'est parce que des passeurs l'ont transmise à leurs compagnons de route, à leurs électeurs, à la frontière.
Vous êtes de ces passeurs, Jean-Pierre CHEVÈNEMENT. Vous êtes un républicain de bataille, c'est-à-dire de transmission. Il paraît qu'encore lycéen à Besançon, vous aviez fait part de votre souhait d'étudier la science politique à votre proviseur, Monsieur Johnny, qui vous a alors plutôt conseillé de devenir instituteur comme vos parents. Vous n'avez pas suivi ses conseils, nous en félicitons.
Vous n'êtes pas devenu instituteur, mais d'une certaine façon, vous êtes à travers vos mandats, vos combats, vos fonctions. Devenu un éducateur du politique et un maître en République. Ce midi comme toujours, vous êtes accompagné de votre épouse et de votre famille, Nisa vous accompagne car vous êtes inséparables. Vous racontez avec émerveillement ce jour de février 1968, touchez un camarade de régiment.
Vous apercevez une femme qui, dans la glace, refait sa frange et vous ne la quitterez plus. Nisa était alors cette étudiante en psychologie qui allait devenir une grande artiste, sculpteur de Babel en bronze, des bijoux magnifiques. Vous qui dites à chaque fois : Je suis le mari de l'artiste, lors de chaque exposition. Elle est celle qui a ajouté un ou deux mots à la devise de votre vie : comprendre, vouloir agir, certes, mais aussi aimer et admirer. De votre union sont nés deux fils qui eux aussi vous ont toujours accompagnés auxquels je veux rendre hommage en cette journée. Lorsque Raphaël, le premier est né le 12 janvier 1974, c'est l'une des rares fois où vous arrivez en retard au comité directeur du parti socialiste. Raphaël a dû en garder un goût certain pour la politique et les rebondissements. Il poursuit une brillante carrière au cinéma écrivant des scénarios qui donnent à voir les Barons noirs et autres légendes anonymes de l'époque. Quant à Jean-Christophe, lui, il s'est tourné avec tout autant de succès vers les affaires et je sais qu'en pensant à lui, vous pensez aussi à vos aïeux qui révéraient l'école et la culture en espérant que la génération après eux s'en empare et y trouve les armes de liberté. Ni vous, ni vos fils n’ont manqué à ces espoirs. Vous les avez surpassés.
Cher Jean-Pierre CHEVÈNEMENT, parce vous avez traversé plus de 50 ans de vie publique, souvent à gauche, quelquefois ailleurs, mais toujours au-devant de vos idéaux. Parce que de Belfort à Moscou, d'Oran à Epinay, d'Alstom à Ajaccio, vous avez toujours porté et presque toujours contre les humeurs et les facilités des temps, l'idée d'une nation libre et d'un État souverain.
Parce que si vous avez trois fois démissionné, c'était pour refuser une démission qui vous paraissait plus dangereuse ; de la gauche à sa mission, de la République à sa promesse, de la France à son destin, pour tout ce que vous faites et ce que vous avez fait, cher Jean-Pierre, et tout ce que nous vous devons et que je n'ai pas pu assez décrire aujourd'hui, je suis fier et heureux au nom de la République française que vous avez servi et dont vous incarnez une haute idée de vous remettre en ce jour les insignes de Commandeur de la Légion d'honneur.
Monsieur Jean-Pierre CHEVÈNEMENT, au nom de la République française, nous vous faisons commandeur de la Légion d'honneur.