"J’ai conscience que ma sensibilité a été modelée par la religion catholique", confie Jean-Pierre Chevènement, républicain laïc, avant de préciser qu’il assume ce double héritage. Si le président de la FIF loue l’élévation de l’humanité qu’ont apportée les religions, il ajoute que la laïcité n’a jamais tué personne.
On ne présente plus Jean-Pierre Chevènement. Actif dans la vie politique française depuis les années 1970, ce républicain convaincu a assumé une multitude de fonctions, de député à ministre, de maire à sénateur, en ayant à cœur de ne jamais trahir ses convictions, quitte à en payer le prix. "Un ministre, ça ferme sa gueule. Si ça veut l’ouvrir, ça démissionne", avait-il déclaré en 1983. Président de la Fondation de l’Islam de France depuis deux ans, il nous reçoit pour défendre sa vision d’une République farouchement laïque, tout en étant capable de laisser s’exprimer cet "élan religieux qui a sa place dans la vie de l’humanité". Rencontre avec un héritier de Jaurès.
Le Monde des Religions : Cela fait deux ans que vous êtes à la tête de la Fondation de l’islam de France. D’où vous vient cet intérêt pour le monde arabo-musulman ?
Jean-Pierre Chevènement : Natif des Marches de l’Est, je n’étais a priori pas tourné vers les problèmes de la Méditerranée. Mais j’appartiens à une génération qui a fait la guerre d’Algérie. J’ai été frappé de voir le mépris avec lequel ces populations étaient traitées et j'estimais que le pays devait être indépendant. À ma sortie de l’école militaire de Cherchell, j’ai choisi d’intégrer les SAS (Section administratives spécialisées), lointaines descendantes des "Bureaux arabes" constitués au XIXe siècle par des officiers ayant appris l’arabe, et qui ont toujours défendu les tribus contre la volonté d’expropriation des colons. Envoyé en Oranie, j’avais la responsabilité d’un poste composé de soldats musulmans et européens. Les musulmans ont eu la gentillesse de ne pas me faire un sort : il eût été facile pour eux, au printemps 1962, de se débarrasser de leurs officiers... Mais j’étais un grand adolescent inconscient des risques.
Par la suite, je me suis porté volontaire pour occuper le poste de chef du cabinet du préfet d’Oran, qui m'a confronté aux événements ayant conduit à l’indépendance le 5 juillet 1962. La ville était tenue par l’OAS qui nous prenait quotidiennement pour cible. La formule de De Gaulle est devenue mon viatique : "Puisque l’Algérie veut devenir indépendante, il vaut mieux que ce soit avec la France que contre elle". Ce n’est donc pas par hasard que je suis président de l’association France-Algérie depuis 2011. Pour autant, je m'intéresse au monde arabo-musulman dans son ensemble, d’autant que ma femme est égyptienne. Juive égyptienne, plus exactement, avec de beaux yeux verts (rires). J’ai parcouru à peu près tous les pays du monde arabe, comme ministre ou comme touriste !
On ne présente plus Jean-Pierre Chevènement. Actif dans la vie politique française depuis les années 1970, ce républicain convaincu a assumé une multitude de fonctions, de député à ministre, de maire à sénateur, en ayant à cœur de ne jamais trahir ses convictions, quitte à en payer le prix. "Un ministre, ça ferme sa gueule. Si ça veut l’ouvrir, ça démissionne", avait-il déclaré en 1983. Président de la Fondation de l’Islam de France depuis deux ans, il nous reçoit pour défendre sa vision d’une République farouchement laïque, tout en étant capable de laisser s’exprimer cet "élan religieux qui a sa place dans la vie de l’humanité". Rencontre avec un héritier de Jaurès.
Le Monde des Religions : Cela fait deux ans que vous êtes à la tête de la Fondation de l’islam de France. D’où vous vient cet intérêt pour le monde arabo-musulman ?
Jean-Pierre Chevènement : Natif des Marches de l’Est, je n’étais a priori pas tourné vers les problèmes de la Méditerranée. Mais j’appartiens à une génération qui a fait la guerre d’Algérie. J’ai été frappé de voir le mépris avec lequel ces populations étaient traitées et j'estimais que le pays devait être indépendant. À ma sortie de l’école militaire de Cherchell, j’ai choisi d’intégrer les SAS (Section administratives spécialisées), lointaines descendantes des "Bureaux arabes" constitués au XIXe siècle par des officiers ayant appris l’arabe, et qui ont toujours défendu les tribus contre la volonté d’expropriation des colons. Envoyé en Oranie, j’avais la responsabilité d’un poste composé de soldats musulmans et européens. Les musulmans ont eu la gentillesse de ne pas me faire un sort : il eût été facile pour eux, au printemps 1962, de se débarrasser de leurs officiers... Mais j’étais un grand adolescent inconscient des risques.
Par la suite, je me suis porté volontaire pour occuper le poste de chef du cabinet du préfet d’Oran, qui m'a confronté aux événements ayant conduit à l’indépendance le 5 juillet 1962. La ville était tenue par l’OAS qui nous prenait quotidiennement pour cible. La formule de De Gaulle est devenue mon viatique : "Puisque l’Algérie veut devenir indépendante, il vaut mieux que ce soit avec la France que contre elle". Ce n’est donc pas par hasard que je suis président de l’association France-Algérie depuis 2011. Pour autant, je m'intéresse au monde arabo-musulman dans son ensemble, d’autant que ma femme est égyptienne. Juive égyptienne, plus exactement, avec de beaux yeux verts (rires). J’ai parcouru à peu près tous les pays du monde arabe, comme ministre ou comme touriste !
Quelles sont les figures littéraires, artistiques ou spirituelles du monde arabo-musulman qui vous touchent particulièrement ?
La figure d’Abd el-Kader, homme d’État mais aussi mystique, stratège, philosophe, m’inspire beaucoup, de même qu’Ibn Khaldoun et quelques autres. Mais j’ai surtout été très impressionné par le grand orientaliste Jacques Berque, qui est devenu mon ami. Il m’a fait comprendre que le rapport avec le monde arabe ne pouvait être qu’un rapport d’égal à égal. C’est de cet homme magnifique que je tiens l’expression "islam de France". Il voulait un islam renaissant, éclairé, sachant faire sa part à l’autonomie du jugement personnel, et qui servirait de phare aux musulmans d’Europe et hors d’Europe.
Vous parlez d’ "islam éclairé", mais force est de constater qu’aujourd’hui, l'islam inspire la crainte à nombre de nos contemporains. Vous-même, quel regard portez-vous sur la religion musulmane, et plus largement d’ailleurs, sur toute forme de spiritualité ?
J’ai accepté la fonction de président de la Fondation de l’Islam de France par défaut, dirais-je, l’islam dans notre pays étant constitué de telle manière que les concurrences nationales y sont très vives. Faire appel à moi était une manière de contourner les difficultés qui auraient émané de la nomination d’un Algérien, d’un Marocain ou d’un Turc. Lorsque Bernard Cazeneuve m’a sollicité au lendemain des attentats de Charlie Hebdo et du Bataclan, je n’ai pas cru pouvoir refuser cette mission, qui consistait à contrarier les risques de surenchères, voire de guerre civile.
Pur produit de l’école publique, je suis un républicain laïc, ce qui ne veut pas dire que je suis contre la religion. J’ai conscience que ma sensibilité a été modelée par la religion catholique, celle de ma famille, et j’assume ce double héritage. Comme Jaurès, je pense que l’élan religieux a sa place dans la vie de l’humanité, dont il peut constituer une dimension forte. Des personnes trouvent dans leur foi un élan extraordinaire qui les pousse au service des autres. Concernant la Fondation, ma fonction ne m’amène pas à m’immiscer dans les affaires religieuses de l’islam. Naturellement, je suis sensible à l’élan spirituel, quand il existe. Mais il n’existe pas toujours, l’islam étant une religion de la loi, qui repose trop souvent sur une codification assez stricte – et même trop stricte, le développement des courants fondamentalistes ayant fait des notions de haram et halal la distinction de base. Pour moi, c’est une vision un peu desséchée...
Quel est le champ d’action de la FIF ?
La Fondation de l’Islam de France est une fondation culturelle, et non cultuelle. Nous n'avons pas vocation à nous immiscer dans la pratique religieuse. Nous développons des actions dans des domaines très différents : éducatif, culturel, social… Nous avons un projet de campus numérique, "Lumières d’Islam", qui mettra à disposition de tout un chacun – musulman ou non – de nombreuses ressources pour mieux connaître l'Islam sur une base scientifique. Nous préparons une grande exposition "Europe-Islam, quinze siècles d’Histoire", qui montrera combien notre relation est faite de confrontations, mais également d’échanges féconds. Enfin, nous menons des actions plus prosaïques : la formation profane et l'aide financière apportées à cet effet aux futurs imams, cadres religieux ou aumôniers. Il faudrait arriver à former les imams comme les prêtres, pasteurs et rabbins, à bac + 5. Dès lors, on aura quelque chose à opposer au salafisme primaire, qui fascine malheureusement un trop grand nombre de jeunes.
Face à ce problème de la formation des imams, pensez-vous qu’il faille remanier la loi de 1905, de façon à ce que l’État ait son mot à dire dans le choix des ministres du culte ?
La loi de séparation de 1905 est intervenue à un moment où il n’y avait quasiment pas de musulmans en France. Par conséquent, l’État n’a pas eu, si j’ose dire, le loisir d’organiser la religion comme il l’a fait pour le judaïsme et le protestantisme. L’Église catholique s’avère aujourd’hui très satisfaite du régime de la séparation – d’autant que la loi de 1905 a été appliquée très souplement. Voyez l’exemple des aumôneries, des écoles confessionnelles conventionnées, etc. Autant de mesures qui montrent que le principe de la séparation a été appliqué de manière pragmatique. Je suis donc partisan d’une interprétation relativement souple de loi de 1905.
Il ne faudrait pas que l’on puisse dire de la laïcité ce que l’on disait de la morale de Kant : elle a les mains blanches, mais elle n’a pas de mains. Au nom de la laïcité, l’État ne pourrait pas intervenir pour assurer une formation supérieure de théologie musulmane. Or, c'est parfaitement légal en Alsace-Moselle sans qu’il soit nécessaire de changer la loi. Mais on n’ose pas le faire. Je ne pense pas que l’on porterait atteinte aux principes de la laïcité en créant une faculté de théologie musulmane à Strasbourg, sachant qu’il en existe déjà une pour la théologie catholique et une pour la théologie protestante. De la même manière pourrait-on, pour un temps limité, offrir les concours des services fiscaux pour la récupération d’une contribution halal, qui donnerait la possibilité de rémunérer dignement les imams et de soutenir financièrement leur formation. En un mot, il faut que la laïcité puisse être organisée, dès lors que l’intérêt public et la sécurité publique sont en jeu.
La montée du fondamentalisme religieux est souvent attribuée à un déficit de sens dans nos sociétés matérialistes. Quelle transcendance un pays laïque et volontiers antireligieux comme la France peut-il proposer à ses citoyens ?
Pour moi, la laïcité n’est pas l’ennemie de la transcendance : elle permet à toutes les transcendances de s’épanouir, y compris une transcendance laïque. De quoi s’agit-il, me direz-vous ? Du sentiment qu’il existe quelque chose de beaucoup plus grand que soi, que quelque chose surplombe notre vie terrestre. Je suis pour une laïcité qui libère l’élan religieux, et non qui le contrarie. La laïcité trouve ses racines dans le siècle des Lumières, avec l’idée que les citoyens peuvent s’entendre sur la définition de l’intérêt général en faisant usage de leur raison, sans avoir besoin de recourir à des dogmes propres à chacun.
Cela ne veut pas dire que le croyant ne peut pas trouver dans sa foi les sources de la motivation de ses actes ; mais il lui est demandé de manifester ses croyances, dans l’espace public, d’une manière qui fasse appel à la raison naturelle. Historiquement, les religions ont été un facteur moral d’élévation de l’humanité, et je considère qu’elles peuvent le rester. Ce qui ne veut pas dire qu’elles conduisent toujours au bien... Voilà une conception de la laïcité qui n’est pas caricaturale, car il ne faut pas non plus tomber dans l'extrême inverse : la laïcité n’a jamais tué personne. Sa dimension culturelle étroitement corrélée avec l’idéal des Lumières est souvent mal comprise. Il existe évidemment des interprétations idiotes de la laïcité. D’aucuns, en particulier, la confondent avec l’athéisme ou l’agnosticisme...
On vous a beaucoup reproché d’avoir invité les musulmans à la « discrétion ». Est-ce un appel à privilégier l'esprit plutôt que la lettre ?
Je voudrais distinguer deux choses : ce qui touche à la laïcité dans l’espace public de débat, et ce qui touche à l’intégration à la communauté nationale. S’agissant de la laïcité, ma recommandation – la discrétion – ne s’adresse pas seulement aux musulmans mais à toutes les confessions, comme je l’ai précisé d’emblée. Il apparaît néanmoins que certains veulent importer non seulement une religion, ce qui est leur droit, mais aussi des mœurs qui les particularisent et qui les conduisent à imposer une ségrégation de fait. À mon sens, ce n’est pas un problème lié à la laïcité, mais à l’intégration. Quand l’ex-président du Conseil français du culte musulman (CFCM), Anouar Kbibech, affirme que "les musulmans ont droit à l’indifférence", je réponds qu’il a raison, mais cela suppose qu’ils n’exaltent pas excessivement leurs différences. Sur certains débats, comme le port du voile, je ne demande pas de mesures réglementaires, préférant me situer au niveau du débat d’idées. Néanmoins, il faut comprendre que c’est l’intérêt des musulmans d’adopter les us et coutumes de la société d’accueil. C’est une politesse en même temps qu’une garantie d’intégration. Celle-ci n’est rien d’autre que la maitrise des codes sociaux qui permettent l’exercice de la liberté civique.
Vous vous définissez volontiers comme patriote. Quelle distinction faites-vous entre le patriotisme et la défense de l’identité nationale – bien souvent religieuse – de la France ?
Le patriotisme s’oppose au nationalisme. L’identité peut être conçue comme une machine de guerre contre l’étranger lorsqu'elle est envisagée de manière fermée. Or, je préconise une vision ouverte de l’identité, c’est-à-dire en perpétuelle recomposition, qui tolère parfaitement les cultures d’apport, dès lors que la culture française reste structurante. Si la France porte un nom d’origine germanique, sa langue est d’origine latine – donc italienne –, et sa religion historique est d’origine palestinienne. À cet égard, je trouve ridicule de continuer cette querelle sur les racines chrétiennes. Il est évident que la France a des racines chrétiennes, tout comme elle a des racines celtes, grecques, latines, revivifiées au siècle des Lumières. Je me sens redevable de l’héritage de Rome, d’Athènes et de Jérusalem. Dans ce dernier héritage se trouve le christianisme, mais aussi le judaïsme. C’est une clé pour comprendre l’islam, troisième monothéisme.
Source : Le Monde des Religions
La figure d’Abd el-Kader, homme d’État mais aussi mystique, stratège, philosophe, m’inspire beaucoup, de même qu’Ibn Khaldoun et quelques autres. Mais j’ai surtout été très impressionné par le grand orientaliste Jacques Berque, qui est devenu mon ami. Il m’a fait comprendre que le rapport avec le monde arabe ne pouvait être qu’un rapport d’égal à égal. C’est de cet homme magnifique que je tiens l’expression "islam de France". Il voulait un islam renaissant, éclairé, sachant faire sa part à l’autonomie du jugement personnel, et qui servirait de phare aux musulmans d’Europe et hors d’Europe.
Vous parlez d’ "islam éclairé", mais force est de constater qu’aujourd’hui, l'islam inspire la crainte à nombre de nos contemporains. Vous-même, quel regard portez-vous sur la religion musulmane, et plus largement d’ailleurs, sur toute forme de spiritualité ?
J’ai accepté la fonction de président de la Fondation de l’Islam de France par défaut, dirais-je, l’islam dans notre pays étant constitué de telle manière que les concurrences nationales y sont très vives. Faire appel à moi était une manière de contourner les difficultés qui auraient émané de la nomination d’un Algérien, d’un Marocain ou d’un Turc. Lorsque Bernard Cazeneuve m’a sollicité au lendemain des attentats de Charlie Hebdo et du Bataclan, je n’ai pas cru pouvoir refuser cette mission, qui consistait à contrarier les risques de surenchères, voire de guerre civile.
Pur produit de l’école publique, je suis un républicain laïc, ce qui ne veut pas dire que je suis contre la religion. J’ai conscience que ma sensibilité a été modelée par la religion catholique, celle de ma famille, et j’assume ce double héritage. Comme Jaurès, je pense que l’élan religieux a sa place dans la vie de l’humanité, dont il peut constituer une dimension forte. Des personnes trouvent dans leur foi un élan extraordinaire qui les pousse au service des autres. Concernant la Fondation, ma fonction ne m’amène pas à m’immiscer dans les affaires religieuses de l’islam. Naturellement, je suis sensible à l’élan spirituel, quand il existe. Mais il n’existe pas toujours, l’islam étant une religion de la loi, qui repose trop souvent sur une codification assez stricte – et même trop stricte, le développement des courants fondamentalistes ayant fait des notions de haram et halal la distinction de base. Pour moi, c’est une vision un peu desséchée...
Quel est le champ d’action de la FIF ?
La Fondation de l’Islam de France est une fondation culturelle, et non cultuelle. Nous n'avons pas vocation à nous immiscer dans la pratique religieuse. Nous développons des actions dans des domaines très différents : éducatif, culturel, social… Nous avons un projet de campus numérique, "Lumières d’Islam", qui mettra à disposition de tout un chacun – musulman ou non – de nombreuses ressources pour mieux connaître l'Islam sur une base scientifique. Nous préparons une grande exposition "Europe-Islam, quinze siècles d’Histoire", qui montrera combien notre relation est faite de confrontations, mais également d’échanges féconds. Enfin, nous menons des actions plus prosaïques : la formation profane et l'aide financière apportées à cet effet aux futurs imams, cadres religieux ou aumôniers. Il faudrait arriver à former les imams comme les prêtres, pasteurs et rabbins, à bac + 5. Dès lors, on aura quelque chose à opposer au salafisme primaire, qui fascine malheureusement un trop grand nombre de jeunes.
Face à ce problème de la formation des imams, pensez-vous qu’il faille remanier la loi de 1905, de façon à ce que l’État ait son mot à dire dans le choix des ministres du culte ?
La loi de séparation de 1905 est intervenue à un moment où il n’y avait quasiment pas de musulmans en France. Par conséquent, l’État n’a pas eu, si j’ose dire, le loisir d’organiser la religion comme il l’a fait pour le judaïsme et le protestantisme. L’Église catholique s’avère aujourd’hui très satisfaite du régime de la séparation – d’autant que la loi de 1905 a été appliquée très souplement. Voyez l’exemple des aumôneries, des écoles confessionnelles conventionnées, etc. Autant de mesures qui montrent que le principe de la séparation a été appliqué de manière pragmatique. Je suis donc partisan d’une interprétation relativement souple de loi de 1905.
Il ne faudrait pas que l’on puisse dire de la laïcité ce que l’on disait de la morale de Kant : elle a les mains blanches, mais elle n’a pas de mains. Au nom de la laïcité, l’État ne pourrait pas intervenir pour assurer une formation supérieure de théologie musulmane. Or, c'est parfaitement légal en Alsace-Moselle sans qu’il soit nécessaire de changer la loi. Mais on n’ose pas le faire. Je ne pense pas que l’on porterait atteinte aux principes de la laïcité en créant une faculté de théologie musulmane à Strasbourg, sachant qu’il en existe déjà une pour la théologie catholique et une pour la théologie protestante. De la même manière pourrait-on, pour un temps limité, offrir les concours des services fiscaux pour la récupération d’une contribution halal, qui donnerait la possibilité de rémunérer dignement les imams et de soutenir financièrement leur formation. En un mot, il faut que la laïcité puisse être organisée, dès lors que l’intérêt public et la sécurité publique sont en jeu.
La montée du fondamentalisme religieux est souvent attribuée à un déficit de sens dans nos sociétés matérialistes. Quelle transcendance un pays laïque et volontiers antireligieux comme la France peut-il proposer à ses citoyens ?
Pour moi, la laïcité n’est pas l’ennemie de la transcendance : elle permet à toutes les transcendances de s’épanouir, y compris une transcendance laïque. De quoi s’agit-il, me direz-vous ? Du sentiment qu’il existe quelque chose de beaucoup plus grand que soi, que quelque chose surplombe notre vie terrestre. Je suis pour une laïcité qui libère l’élan religieux, et non qui le contrarie. La laïcité trouve ses racines dans le siècle des Lumières, avec l’idée que les citoyens peuvent s’entendre sur la définition de l’intérêt général en faisant usage de leur raison, sans avoir besoin de recourir à des dogmes propres à chacun.
Cela ne veut pas dire que le croyant ne peut pas trouver dans sa foi les sources de la motivation de ses actes ; mais il lui est demandé de manifester ses croyances, dans l’espace public, d’une manière qui fasse appel à la raison naturelle. Historiquement, les religions ont été un facteur moral d’élévation de l’humanité, et je considère qu’elles peuvent le rester. Ce qui ne veut pas dire qu’elles conduisent toujours au bien... Voilà une conception de la laïcité qui n’est pas caricaturale, car il ne faut pas non plus tomber dans l'extrême inverse : la laïcité n’a jamais tué personne. Sa dimension culturelle étroitement corrélée avec l’idéal des Lumières est souvent mal comprise. Il existe évidemment des interprétations idiotes de la laïcité. D’aucuns, en particulier, la confondent avec l’athéisme ou l’agnosticisme...
On vous a beaucoup reproché d’avoir invité les musulmans à la « discrétion ». Est-ce un appel à privilégier l'esprit plutôt que la lettre ?
Je voudrais distinguer deux choses : ce qui touche à la laïcité dans l’espace public de débat, et ce qui touche à l’intégration à la communauté nationale. S’agissant de la laïcité, ma recommandation – la discrétion – ne s’adresse pas seulement aux musulmans mais à toutes les confessions, comme je l’ai précisé d’emblée. Il apparaît néanmoins que certains veulent importer non seulement une religion, ce qui est leur droit, mais aussi des mœurs qui les particularisent et qui les conduisent à imposer une ségrégation de fait. À mon sens, ce n’est pas un problème lié à la laïcité, mais à l’intégration. Quand l’ex-président du Conseil français du culte musulman (CFCM), Anouar Kbibech, affirme que "les musulmans ont droit à l’indifférence", je réponds qu’il a raison, mais cela suppose qu’ils n’exaltent pas excessivement leurs différences. Sur certains débats, comme le port du voile, je ne demande pas de mesures réglementaires, préférant me situer au niveau du débat d’idées. Néanmoins, il faut comprendre que c’est l’intérêt des musulmans d’adopter les us et coutumes de la société d’accueil. C’est une politesse en même temps qu’une garantie d’intégration. Celle-ci n’est rien d’autre que la maitrise des codes sociaux qui permettent l’exercice de la liberté civique.
Vous vous définissez volontiers comme patriote. Quelle distinction faites-vous entre le patriotisme et la défense de l’identité nationale – bien souvent religieuse – de la France ?
Le patriotisme s’oppose au nationalisme. L’identité peut être conçue comme une machine de guerre contre l’étranger lorsqu'elle est envisagée de manière fermée. Or, je préconise une vision ouverte de l’identité, c’est-à-dire en perpétuelle recomposition, qui tolère parfaitement les cultures d’apport, dès lors que la culture française reste structurante. Si la France porte un nom d’origine germanique, sa langue est d’origine latine – donc italienne –, et sa religion historique est d’origine palestinienne. À cet égard, je trouve ridicule de continuer cette querelle sur les racines chrétiennes. Il est évident que la France a des racines chrétiennes, tout comme elle a des racines celtes, grecques, latines, revivifiées au siècle des Lumières. Je me sens redevable de l’héritage de Rome, d’Athènes et de Jérusalem. Dans ce dernier héritage se trouve le christianisme, mais aussi le judaïsme. C’est une clé pour comprendre l’islam, troisième monothéisme.
Source : Le Monde des Religions