Notre colloque, dont l’initiative m’a été suggérée il y a plus d’un an par Yves Bréchet, comportera deux tables rondes :
- La première consacrée aux grands défis de la période pour la recherche française.
- La seconde à l’interaction entre recherche, science et décision politique
Il pourrait s’intituler aussi bien : « Le savant et le politique ». La période actuelle en montre toute la difficulté.
La première table ronde sera animée par M. Pierre Papon, ancien Directeur général du CNRS, puis de l’IFREMER, auteur de La démocratie a-t-elle besoin de la science ? (CNRS Éditions, 2020).
- Mme Caroline Lanciano-Morandat, sociologue du travail au CNRS, rattachée au Laboratoire d’Economie et de Sociologie du Travail à l’Université d’Aix-Marseille. Elle est l’auteure de Le Travail de Recherche (2019).
- Mme Corine Eyraud, sociologue, maître de conférences à l’université d’Aix-Marseille, auteure de "L'université française: Mort sur ordonnance?" (Droit et Société, 2020)
- M. Jean-Pierre Bourguignon, président du Conseil européen de la Recherche depuis 2014.
- Enfin, M. Cédric Villani, éminent mathématicien, lauréat de la médaille de FIELDS, Député de l’Essonne et président de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques.
- La première consacrée aux grands défis de la période pour la recherche française.
- La seconde à l’interaction entre recherche, science et décision politique
Il pourrait s’intituler aussi bien : « Le savant et le politique ». La période actuelle en montre toute la difficulté.
La première table ronde sera animée par M. Pierre Papon, ancien Directeur général du CNRS, puis de l’IFREMER, auteur de La démocratie a-t-elle besoin de la science ? (CNRS Éditions, 2020).
- Mme Caroline Lanciano-Morandat, sociologue du travail au CNRS, rattachée au Laboratoire d’Economie et de Sociologie du Travail à l’Université d’Aix-Marseille. Elle est l’auteure de Le Travail de Recherche (2019).
- Mme Corine Eyraud, sociologue, maître de conférences à l’université d’Aix-Marseille, auteure de "L'université française: Mort sur ordonnance?" (Droit et Société, 2020)
- M. Jean-Pierre Bourguignon, président du Conseil européen de la Recherche depuis 2014.
- Enfin, M. Cédric Villani, éminent mathématicien, lauréat de la médaille de FIELDS, Député de l’Essonne et président de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques.
La seconde table ronde sera animée par M. Yves Bréchet, ancien Haut-Commissaire à l’énergie atomique :
- M. Didier Sicard, ancien chef de médecine interne à l’Hôpital Cochin et Président du Comité National d’Éthique (CNE)
- M. Alain Supiot, professeur émérite au Collège de France (Chaire État social et mondialisation), auteur de La gouvernance par les nombres (Fayard, 2015)
- Mme Virginie Tournay, directrice de recherches au CNRS au Cevipof et membre du conseil scientifique de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques
- M. Pierre Paradinas, président de la Société informatique de France
- M. Didier Roux enfin, ancien directeur à Saint Gobain, Physico-chimiste, délégué à l’information Scientifique et à la Communication de l’Académie des sciences.
I- Je souhaite que notre colloque se situe, autant que possible, « en amont » des choix opérés par la loi de programmation sur la recherche.
1) Les problématiques d’une telle loi sont connues depuis longtemps :
- Montant de l’effort de recherche en pourcentage du PIB
- Jouvence des laboratoires, création de postes
- Profil des carrières scientifiques
- Formation a et par la recherche, bourses de thèses ou autres
- Préservation de la recherche fondamentale dans les laboratoires
- Liens entre les organismes de recherche et l’enseignement supérieur
- Liens avec l’industrie et priorité nationales en matière industrielle
- Renforcement du partenariat avec la recherche dite privée
- Mobilité des chercheurs
- Information scientifique et diffusion de la culture scientifique
- Coopération internationale et « Brain Brain »
- Coopération européenne
A relire les actes des précédents colloques (1981-82 par exemple) et des précédentes lois de programmation, on a souvent l’impression d’une perpétuelle répétition, à se demander si ces problématiques se renouvellent jamais. A lire ces catalogues de bonnes intentions je me sens rajeunir de quarante ans.
En fait, la question du contenu, en fonction des problématiques de recherche elles-mêmes, est souvent traitée superficiellement. Nous essaierons d’éviter cet écueil.
2) Comment identifier les déterminants d’une politique de recherche qui se situent « en amont » ?
- Ainsi la place faite aux études scientifiques dans le système éducatif, à commencer par l’école élémentaire et le collège, en mesurant l’impact de la récente réforme des lycées avec les choix de spécialités sur le cursus scientifique des élèves (lycées, classes préparatoires, grandes écoles, filières « universitaires ».
- Pourquoi le déclin du niveau des élèves en mathématique, secteur longtemps jugé d’excellence dans l’Éducation nationale française ? Quel avenir pour les classes préparatoires ?
- Plus généralement quelle est la place faite à la science et à l’esprit scientifique dans l’esprit public, c’est-à-dire dans les médias et dans les systèmes de décision politique ?
- Quel est en France, le rôle de la formation en sciences et dans les domaines technologiques par rapport aux autres pays « scientifiques » ?
II- Essayons de creuser, comme premier sujet de réflexion, la place faite à l’esprit scientifique dans le processus de décision politique et dans notre démocratie (entendue au sens le plus large).
Les décideurs politiques ne décident pas tout seuls. Ils sont d’abord prisonniers de leur propre formation et de celle de leurs conseillers. Yves Bréchet a montré, et montrera dans la seconde table ronde, le déclin des compétences scientifiques et techniques dans l’appareil de l’État depuis environ 30 ans. Ce déclin a selon moi une cause principale : c’est le poids de l’opinion publique exprimé par les sondages dans le système de prise de décision politique. Que 69% des Français pensent que la production d’électricité nucléaire entraîne l’émission de CO2, en dit long sur la profondeur de l’obscurantisme que les pouvoirs publics ont laissé se développer dans l’opinion publique.
Les décideurs politiques sont à la remorque d’une opinion publique formatée par des lobbies qui communient dans une même idéologie de la peur. La peur de la catastrophe est inscrite depuis Auschwitz et Hiroshima à l’horizon de l’histoire. Cette idéologie dont Hans Jones, Ulrich Beck, etc., ont été les théoriciens les plus connus, a fait du nucléaire le symbole de la « fin du monde, et le cœur de leur « collapsologie », en dehors de toute argumentation scientifique sérieuse, appliquée à la production d’électricité nucléaire (l’armement atomique est une toute autre question).
Cette idéologie antiscientifique doit être comprise dans la longue durée : l’homme occidental ne croit plus en sa capacité de maitriser la Nature. Il est retourné au culte de Gaïa (la déesse de la Terre dans la mythologie grecque), c’est-à-dire à une forme d’animisme. Il vénère la déesse Nature, au prétexte de l’écologie. Une technophobie plus au moins délirante se développe dans l’opinion publique (OGM, 5G, résistance à l’exploitation des fonds marins, néonicotinoïdes). Entendons-nous bien, il ne s’agit pas de rétablir le culte de la déesse Raison, qui dans notre pays a d’ailleurs été assez bref : même Robespierre, plus rousseauiste de sensibilité, n’en voulait pas. Il s’agit de rétablir l’esprit scientifique qui commence par le doute méthodique, s’épanouit dans l’administration de la preuve, se corrige et se rature sans cesse, comme le rappelait déjà Victor Hugo, à la fin du XIXe siècle. Bref, l’esprit scientifique doit être soigneusement distingué du scientisme, qui est une perversion de la science érigée en culte et qui est une mauvaise réponse à la déculturation scientifique de notre temps.
C’est par complaisance vis-à-vis de l’opinion publique, telle que la mesurent les sondages, que des décisions politiques d’immenses portées peuvent être prises : ainsi la sortie du nucléaire de l’Allemagne, décidée en 2020 par Angela Merkel, a obéi à une stratégie électoraliste qui se discerne mieux aujourd’hui avec l’ingouvernabilité croissante de l’Allemagne. Il s’agissait de répondre à la montée des Verts dans le paysage politique allemand et à l’éventuelle opportunité de nouer avec eux une coalition parlementaire dite « jamaïcaine » (noire comme le CDU-CSU, jaune comme le FDP (parti libéral), verte enfin comme « die Grünen »). Fukushima a été le prétexte émotionnel de cette manœuvre à longue portée : du grand Art ! Le résultat en est un éclatant fiasco énergétique. Il était évidemment très imprudent de conjuguer la sortie du nucléaire avec la promotion accélérée d’énergies renouvelables, mais surtout intermittentes. Du point de vue des réseaux à revoir et des énergies fossiles destinées à compenser les chutes de production de l’éolien et du solaire quand le vent tombe ou quand le soleil se couche. C’était le casse-tête assuré ! Le développement accéléré a des énergies renouvelables mais intermittentes rend aujourd’hui nécessaire le recours au charbon, de sorte que l’Allemand émet deux fois plus de CO2 que le Français. Cette politique grève lourdement les finances fédérales et renchérit considérablement le prix de l’électricité acquitté par les ménages.
Quelle leçon la France a-t-elle tirée de ce fiasco ?
Le Parti socialiste, dès 2011, a emboité le pas de la Chancelière, prônant l’arrêt de nos centrales nucléaires. F. Hollande a fait voter en 2015 une loi stupide faisant tomber de 75% à 50% la part de l’électronucléaire à l’horizon 2025 dans le mix énergétique français.
Emmanuel Macron a ensuite décalé cette stupidité à l’horizon 2035 afin de gagner dix ans, mais il a commencé à passer à l’acte en fermant Fessenheim deux réacteurs sur vingt-cinq à fermer. Il faut dire que les Verts sont devenus plus qu’une force d’appoint dans la vie politique française, comme en Allemagne. M. Jadot est candidat à l’élection présidentielle en 2022 et il entend bien monnayer son soutien au deuxième tour ! Ainsi la France se trouve-t-elle doublement prise en otage.
Cette situation serait risible si l’enjeu n’était pas d’importance vitale pour le pays. La France emboîte encore le pas à l’Allemagne en faisant de l’hydrogène une priorité de son plan de relance. Logiquement, ce sont ainsi les choix du « Green Deal » européen ! Mais rien ne garantit que l’hydrogène puisse fournir une solution de stockage pour les énergies intermittentes, ni que son coût le rendra accessible. Ces décisions, prises à la légère, en fonction de la « Communication », des modes et des intérêts électoraux, ne sont pas débattues sérieusement en public. Aucun débat argumenté ne vient éclairer des choix qui sont très lourds pour la compétitivité de l’économie, la santé, l’environnement, les finances publiques, sans parler du pouvoir d’achat des Français… Seul le président de la République pourrait encore redresser cette orientation, à la fois catastrophiste et catastrophique. Ainsi des groupuscules, nourris à une idéologie infantile et vivant en synergie avec des médias affolés par la recherche de l’audience, ont fini par prendre en otage la démocratie et l’intérêt national.
Cette situation n’a été rendu possible que par la capitulation de l’esprit scientifique, c’est-à-dire, en dernier ressort de l’exercice de leur libre jugement par les citoyens eux-mêmes. De quelle sommes de lâchetés et de capitulations, ce bradage désespérant d’une politique énergétique qui était un des principaux atouts de la France, n’est-il pas le signe ! Quelle valeur peut-on encore accorder au projet de reconquérir la souveraineté industrielle et technologique de la France ?
Encore une fois, cette démission collective n’est pas que le fait des politiques. On ne saurait exonérer non plus le système des médias et les milieux scientifiques eux-mêmes, qui ont oublié de penser à l’intérêt public. Cette démission ne peut se comprendre que par le renversement du « Zeitgeist » (l’esprit du temps en allemand) depuis un demi-siècle (1970 environ). A l’esprit du progrès s’est substitué la philosophie de la catastrophe à l’horizon de l’Histoire, fruit vénéneux de l’embardée que Hitler a fait faire à l’Allemagne. Tel est le thème que je soumets à votre réflexion : comment ne pas comprendre que les philosophes allemands aient eu à cœur, après 1945, de préserver leur pays d’une nouvelle dérive aussi funeste que la précédente et pour cela, installent dans les têtes le « principe de précaution » qui consiste à scruter toutes les conséquences possibles d’un acte politique ?
Mais nos amis ne sont-ils pas tombés de Charybde en Scylla, en donnant congé à la raison elle-même ? L’esprit du déclin s’est ainsi installé au cœur de l’Europe et c’est à ce char que la France a enchaîné son destin. Ainsi prenons-nous congé de l’Histoire en même temps que de l’esprit des Lumières. L’inculture scientifique et technique du personnel politique est inséparable d’une déculturation et d’un abêtissement plus général : les Lumières s’éteignent en Occident. Combien de « décideurs » inférieurs à leur tâche, jouets de la « Com », prisonniers des modes et des effets d’annonce ! Nous faisons ainsi cortège derrière le joueur de flûte de Hamelin qui nous entraîne vers le précipice.
Est-il encore temps de rallumer les Lumières en Europe ? La condition en serait une lutte déterminée contre les idéologies anti-sciences notamment portées par les « Verts ». Il faudrait pour cela faire à nouveau souffler l’air frais de la liberté, qui va de pair avec la reconquête de la démocratie en Europe.
III- Je souhaite enfin dire quelques mots sur d’autres problématiques, qui conditionnent l’élaboration d’une politique de recherche raisonnée.
1) L’une concerne l’évaluation de la Recherche. L’habitude s’est prise de dire que la meilleure solution était « l’évaluation par les pairs ». Cette formulation est juste théorique.
Pouvons-nous cependant nous dissimuler ce que cette formule a de paresseux ?
Si éminentes et dignes d’admiration que soient les capacités des chercheurs, nous ne pouvons oublier que ceux-ci sont également des hommes et, comme tels, n’échappent généralement pas à quelques passions trop humaines. Pour avoir procédé ou fait procéder à de conséquentes répartitions de crédits ou des postes et pour avoir dû choisir entre la promotion de celui-ci plutôt que de celui là à la tête d’un grand organisme, je ne peux ignorer que le carriérisme existe quelquefois dans la recherche et le corporatisme encore plus souvent. Enfin, il n’est pas rare que les « pairs » aient des avis différents. Ajoutons que "le tout à l’égo" détecté par Régis Debray dans la haute et dans la basse intelligentsia, fonctionne même dans les laboratoires en principe voués à la science.
Le politique se sent souvent mal placé pour arbitrer. Et pourtant, il le faut, au nom de l’intérêt général que « les pairs » apprécient souvent différemment. Le politique n’a qu’une compréhension assez générale des enjeux scientifiques mais il lui revient, in fine, de trancher au nom d’intérêt plus généraux. Il ne doit le faire qu’après avoir beaucoup écouté et exercé tout son esprit de finesse à l’égard de ceux qui croient pouvoir s’en tenir à l’esprit de géométrie. On peut regretter l’insuffisance de pédagogie en matière de politique de recherche mais elle résulte au moins autant des passions des scientifiques que des pressions subies par les politiques.
2) J’entends déjà les questions : « la crise sanitaire en France a-t-elle été bien gérée ? » La réponse qui me vient est : « pas plus mal qu’ailleurs ». Je la corrige aussitôt : « peut-être pas mieux », mais eu égard aux incertitudes scientifiques, à la multiplicité des paramètres et à tout ce que nous ne connaissons pas en matière d’anthropologie par exemple, je suis tenté par la prudence. Une commission d’enquête dira le vrai, quand cette crise sera derrière nous. En attendant, je fais confiance, pour leur légitimité, à ceux que le suffrage universel a désignés. Mais qui dit confiance n’exclut pas la vigilance des citoyens. Et je garde mon « quant à soi ». J’écoute les critiques.
Nos dirigeants ont à arbitrer entre des exigences contradictoires. À eux la responsabilité, s’ils l’exercent avec le sens de l’État, il serait naturel que les citoyens manifestent leur civisme, que ces temps difficiles requièrent. L’évaluation de la recherche est un problème complexe. Il y a des instances scientifiques mais une certaine intégrité est de mise qui va de pair avec la publicité des débats et l’exercice de l’esprit critique, aussi bien dans la communauté des chercheurs que dans l’opinion publique elle-même.
CONCLUSION
Avant de donner la parole aux intervenants de la première table ronde, consacrée aux défis de la recherche, je ne peux éviter la sempiternelle question des « moyens ». Ils ne sont jamais suffisants, c’est l’évidence et il est vrai que le retard à combler sur les pays les plus avancés s’est creusé. Quelques observations avant de conclure :
- L’effort de la recherche de la France plafonne, depuis 1985, soit 35 ans, à moins de 2,5% du PIB. Cet objectif avait été atteint à l’issu de la loi d’orientation et de programmation que j’avais fait voter en juillet 1982. Et cela dans un contexte mouvant où d’autres pays augmentaient substantiellement leur effort : Japon, Corée du Sud, Israël, Allemagne, Suède, Suisse, sans parler des États-Unis et de la Chine dont le PIB est cinq fois supérieur au nôtre. Au total, sept pays européens concentrent un effort supérieur au nôtre, mais ce sont des pays où la recherche privée est motrice. La France ne peut pas s’en remettre à ses grands groupes industriels pour définir une stratégie de recherche en la matière. Il suffit de prendre l’exemple de SANOFI qui, en vingt ans, a délocalisé hors de France une grande partie de ses laboratoires de recherche.
- Pour qu’il y ait à nouveau dans notre pays une stratégie de recherche industrielle, il faudrait comme l’a montré Yves Bréchet, qu’il y ait un État, capable d’identifier les briques technologiques qui conditionnent la reconquête de notre souveraineté technologique. Cela veut dire des « savoir-faire » et des « outils » industriels, bref des entreprises. Cela signifie la volonté de recréer ces outils quand ils ont été dilapidés ou ont purement et simplement disparu.
- Les « appels à projet » de l’ANR suscitent un vif débat. Il faudrait préalablement savoir qui définit ces projets et dans le cadre de quelles stratégies ? Le Commissariat Général au Plan qui vient d’être recréé, ne dispose pas aujourd’hui des outils puissants qui permettraient la définition d’une telle stratégie. Tout au plus, peut-il ouvrir quelques grandes pistes à partir d’une analyse d’ensemble qui fait déjà cruellement défaut. Une autre possibilité, à plus long terme, consisterait à créer un « MIT » à la française avec les équipes d’ingénieurs qui aujourd’hui n’existent plus. Je crois cette deuxième solution, à long terme, plus porteuse d’avenir. Il faut définir en effet les conditions de possibilité d’une stratégie industrielle, sans se focaliser sur le dernier barreau de l’échelle. Comme le dit M. Yves Bréchet « Inutile de se focaliser sur le dernier barreau d’une échelle, si tous les autres manquent. Il faut pour cela avoir au moins une fois dans sa vie grimpé sur une échelle ».
- On en revient ainsi au problème de « l’amont » : il n’y a pas de bonne recherche qui ne s’appuie sur une industrie diversifiée et une stratégie industrielle réfléchie, et si manque un appareil de formation lui-même branché sur le système productif. Enfin, il faut une communauté nationale soucieuse des enjeux de la recherche, et mue par un patriotisme républicain sans lequel une politique à long terme ne peut exister.
J’ouvre le débat en me tournant vers Pierre Papon, qui vient de sortir un excellent livre sur la politique scientifique intitulé La démocratie a-t-elle besoin de la science (2020).
- M. Didier Sicard, ancien chef de médecine interne à l’Hôpital Cochin et Président du Comité National d’Éthique (CNE)
- M. Alain Supiot, professeur émérite au Collège de France (Chaire État social et mondialisation), auteur de La gouvernance par les nombres (Fayard, 2015)
- Mme Virginie Tournay, directrice de recherches au CNRS au Cevipof et membre du conseil scientifique de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques
- M. Pierre Paradinas, président de la Société informatique de France
- M. Didier Roux enfin, ancien directeur à Saint Gobain, Physico-chimiste, délégué à l’information Scientifique et à la Communication de l’Académie des sciences.
I- Je souhaite que notre colloque se situe, autant que possible, « en amont » des choix opérés par la loi de programmation sur la recherche.
1) Les problématiques d’une telle loi sont connues depuis longtemps :
- Montant de l’effort de recherche en pourcentage du PIB
- Jouvence des laboratoires, création de postes
- Profil des carrières scientifiques
- Formation a et par la recherche, bourses de thèses ou autres
- Préservation de la recherche fondamentale dans les laboratoires
- Liens entre les organismes de recherche et l’enseignement supérieur
- Liens avec l’industrie et priorité nationales en matière industrielle
- Renforcement du partenariat avec la recherche dite privée
- Mobilité des chercheurs
- Information scientifique et diffusion de la culture scientifique
- Coopération internationale et « Brain Brain »
- Coopération européenne
A relire les actes des précédents colloques (1981-82 par exemple) et des précédentes lois de programmation, on a souvent l’impression d’une perpétuelle répétition, à se demander si ces problématiques se renouvellent jamais. A lire ces catalogues de bonnes intentions je me sens rajeunir de quarante ans.
En fait, la question du contenu, en fonction des problématiques de recherche elles-mêmes, est souvent traitée superficiellement. Nous essaierons d’éviter cet écueil.
2) Comment identifier les déterminants d’une politique de recherche qui se situent « en amont » ?
- Ainsi la place faite aux études scientifiques dans le système éducatif, à commencer par l’école élémentaire et le collège, en mesurant l’impact de la récente réforme des lycées avec les choix de spécialités sur le cursus scientifique des élèves (lycées, classes préparatoires, grandes écoles, filières « universitaires ».
- Pourquoi le déclin du niveau des élèves en mathématique, secteur longtemps jugé d’excellence dans l’Éducation nationale française ? Quel avenir pour les classes préparatoires ?
- Plus généralement quelle est la place faite à la science et à l’esprit scientifique dans l’esprit public, c’est-à-dire dans les médias et dans les systèmes de décision politique ?
- Quel est en France, le rôle de la formation en sciences et dans les domaines technologiques par rapport aux autres pays « scientifiques » ?
II- Essayons de creuser, comme premier sujet de réflexion, la place faite à l’esprit scientifique dans le processus de décision politique et dans notre démocratie (entendue au sens le plus large).
Les décideurs politiques ne décident pas tout seuls. Ils sont d’abord prisonniers de leur propre formation et de celle de leurs conseillers. Yves Bréchet a montré, et montrera dans la seconde table ronde, le déclin des compétences scientifiques et techniques dans l’appareil de l’État depuis environ 30 ans. Ce déclin a selon moi une cause principale : c’est le poids de l’opinion publique exprimé par les sondages dans le système de prise de décision politique. Que 69% des Français pensent que la production d’électricité nucléaire entraîne l’émission de CO2, en dit long sur la profondeur de l’obscurantisme que les pouvoirs publics ont laissé se développer dans l’opinion publique.
Les décideurs politiques sont à la remorque d’une opinion publique formatée par des lobbies qui communient dans une même idéologie de la peur. La peur de la catastrophe est inscrite depuis Auschwitz et Hiroshima à l’horizon de l’histoire. Cette idéologie dont Hans Jones, Ulrich Beck, etc., ont été les théoriciens les plus connus, a fait du nucléaire le symbole de la « fin du monde, et le cœur de leur « collapsologie », en dehors de toute argumentation scientifique sérieuse, appliquée à la production d’électricité nucléaire (l’armement atomique est une toute autre question).
Cette idéologie antiscientifique doit être comprise dans la longue durée : l’homme occidental ne croit plus en sa capacité de maitriser la Nature. Il est retourné au culte de Gaïa (la déesse de la Terre dans la mythologie grecque), c’est-à-dire à une forme d’animisme. Il vénère la déesse Nature, au prétexte de l’écologie. Une technophobie plus au moins délirante se développe dans l’opinion publique (OGM, 5G, résistance à l’exploitation des fonds marins, néonicotinoïdes). Entendons-nous bien, il ne s’agit pas de rétablir le culte de la déesse Raison, qui dans notre pays a d’ailleurs été assez bref : même Robespierre, plus rousseauiste de sensibilité, n’en voulait pas. Il s’agit de rétablir l’esprit scientifique qui commence par le doute méthodique, s’épanouit dans l’administration de la preuve, se corrige et se rature sans cesse, comme le rappelait déjà Victor Hugo, à la fin du XIXe siècle. Bref, l’esprit scientifique doit être soigneusement distingué du scientisme, qui est une perversion de la science érigée en culte et qui est une mauvaise réponse à la déculturation scientifique de notre temps.
C’est par complaisance vis-à-vis de l’opinion publique, telle que la mesurent les sondages, que des décisions politiques d’immenses portées peuvent être prises : ainsi la sortie du nucléaire de l’Allemagne, décidée en 2020 par Angela Merkel, a obéi à une stratégie électoraliste qui se discerne mieux aujourd’hui avec l’ingouvernabilité croissante de l’Allemagne. Il s’agissait de répondre à la montée des Verts dans le paysage politique allemand et à l’éventuelle opportunité de nouer avec eux une coalition parlementaire dite « jamaïcaine » (noire comme le CDU-CSU, jaune comme le FDP (parti libéral), verte enfin comme « die Grünen »). Fukushima a été le prétexte émotionnel de cette manœuvre à longue portée : du grand Art ! Le résultat en est un éclatant fiasco énergétique. Il était évidemment très imprudent de conjuguer la sortie du nucléaire avec la promotion accélérée d’énergies renouvelables, mais surtout intermittentes. Du point de vue des réseaux à revoir et des énergies fossiles destinées à compenser les chutes de production de l’éolien et du solaire quand le vent tombe ou quand le soleil se couche. C’était le casse-tête assuré ! Le développement accéléré a des énergies renouvelables mais intermittentes rend aujourd’hui nécessaire le recours au charbon, de sorte que l’Allemand émet deux fois plus de CO2 que le Français. Cette politique grève lourdement les finances fédérales et renchérit considérablement le prix de l’électricité acquitté par les ménages.
Quelle leçon la France a-t-elle tirée de ce fiasco ?
Le Parti socialiste, dès 2011, a emboité le pas de la Chancelière, prônant l’arrêt de nos centrales nucléaires. F. Hollande a fait voter en 2015 une loi stupide faisant tomber de 75% à 50% la part de l’électronucléaire à l’horizon 2025 dans le mix énergétique français.
Emmanuel Macron a ensuite décalé cette stupidité à l’horizon 2035 afin de gagner dix ans, mais il a commencé à passer à l’acte en fermant Fessenheim deux réacteurs sur vingt-cinq à fermer. Il faut dire que les Verts sont devenus plus qu’une force d’appoint dans la vie politique française, comme en Allemagne. M. Jadot est candidat à l’élection présidentielle en 2022 et il entend bien monnayer son soutien au deuxième tour ! Ainsi la France se trouve-t-elle doublement prise en otage.
Cette situation serait risible si l’enjeu n’était pas d’importance vitale pour le pays. La France emboîte encore le pas à l’Allemagne en faisant de l’hydrogène une priorité de son plan de relance. Logiquement, ce sont ainsi les choix du « Green Deal » européen ! Mais rien ne garantit que l’hydrogène puisse fournir une solution de stockage pour les énergies intermittentes, ni que son coût le rendra accessible. Ces décisions, prises à la légère, en fonction de la « Communication », des modes et des intérêts électoraux, ne sont pas débattues sérieusement en public. Aucun débat argumenté ne vient éclairer des choix qui sont très lourds pour la compétitivité de l’économie, la santé, l’environnement, les finances publiques, sans parler du pouvoir d’achat des Français… Seul le président de la République pourrait encore redresser cette orientation, à la fois catastrophiste et catastrophique. Ainsi des groupuscules, nourris à une idéologie infantile et vivant en synergie avec des médias affolés par la recherche de l’audience, ont fini par prendre en otage la démocratie et l’intérêt national.
Cette situation n’a été rendu possible que par la capitulation de l’esprit scientifique, c’est-à-dire, en dernier ressort de l’exercice de leur libre jugement par les citoyens eux-mêmes. De quelle sommes de lâchetés et de capitulations, ce bradage désespérant d’une politique énergétique qui était un des principaux atouts de la France, n’est-il pas le signe ! Quelle valeur peut-on encore accorder au projet de reconquérir la souveraineté industrielle et technologique de la France ?
Encore une fois, cette démission collective n’est pas que le fait des politiques. On ne saurait exonérer non plus le système des médias et les milieux scientifiques eux-mêmes, qui ont oublié de penser à l’intérêt public. Cette démission ne peut se comprendre que par le renversement du « Zeitgeist » (l’esprit du temps en allemand) depuis un demi-siècle (1970 environ). A l’esprit du progrès s’est substitué la philosophie de la catastrophe à l’horizon de l’Histoire, fruit vénéneux de l’embardée que Hitler a fait faire à l’Allemagne. Tel est le thème que je soumets à votre réflexion : comment ne pas comprendre que les philosophes allemands aient eu à cœur, après 1945, de préserver leur pays d’une nouvelle dérive aussi funeste que la précédente et pour cela, installent dans les têtes le « principe de précaution » qui consiste à scruter toutes les conséquences possibles d’un acte politique ?
Mais nos amis ne sont-ils pas tombés de Charybde en Scylla, en donnant congé à la raison elle-même ? L’esprit du déclin s’est ainsi installé au cœur de l’Europe et c’est à ce char que la France a enchaîné son destin. Ainsi prenons-nous congé de l’Histoire en même temps que de l’esprit des Lumières. L’inculture scientifique et technique du personnel politique est inséparable d’une déculturation et d’un abêtissement plus général : les Lumières s’éteignent en Occident. Combien de « décideurs » inférieurs à leur tâche, jouets de la « Com », prisonniers des modes et des effets d’annonce ! Nous faisons ainsi cortège derrière le joueur de flûte de Hamelin qui nous entraîne vers le précipice.
Est-il encore temps de rallumer les Lumières en Europe ? La condition en serait une lutte déterminée contre les idéologies anti-sciences notamment portées par les « Verts ». Il faudrait pour cela faire à nouveau souffler l’air frais de la liberté, qui va de pair avec la reconquête de la démocratie en Europe.
III- Je souhaite enfin dire quelques mots sur d’autres problématiques, qui conditionnent l’élaboration d’une politique de recherche raisonnée.
1) L’une concerne l’évaluation de la Recherche. L’habitude s’est prise de dire que la meilleure solution était « l’évaluation par les pairs ». Cette formulation est juste théorique.
Pouvons-nous cependant nous dissimuler ce que cette formule a de paresseux ?
Si éminentes et dignes d’admiration que soient les capacités des chercheurs, nous ne pouvons oublier que ceux-ci sont également des hommes et, comme tels, n’échappent généralement pas à quelques passions trop humaines. Pour avoir procédé ou fait procéder à de conséquentes répartitions de crédits ou des postes et pour avoir dû choisir entre la promotion de celui-ci plutôt que de celui là à la tête d’un grand organisme, je ne peux ignorer que le carriérisme existe quelquefois dans la recherche et le corporatisme encore plus souvent. Enfin, il n’est pas rare que les « pairs » aient des avis différents. Ajoutons que "le tout à l’égo" détecté par Régis Debray dans la haute et dans la basse intelligentsia, fonctionne même dans les laboratoires en principe voués à la science.
Le politique se sent souvent mal placé pour arbitrer. Et pourtant, il le faut, au nom de l’intérêt général que « les pairs » apprécient souvent différemment. Le politique n’a qu’une compréhension assez générale des enjeux scientifiques mais il lui revient, in fine, de trancher au nom d’intérêt plus généraux. Il ne doit le faire qu’après avoir beaucoup écouté et exercé tout son esprit de finesse à l’égard de ceux qui croient pouvoir s’en tenir à l’esprit de géométrie. On peut regretter l’insuffisance de pédagogie en matière de politique de recherche mais elle résulte au moins autant des passions des scientifiques que des pressions subies par les politiques.
2) J’entends déjà les questions : « la crise sanitaire en France a-t-elle été bien gérée ? » La réponse qui me vient est : « pas plus mal qu’ailleurs ». Je la corrige aussitôt : « peut-être pas mieux », mais eu égard aux incertitudes scientifiques, à la multiplicité des paramètres et à tout ce que nous ne connaissons pas en matière d’anthropologie par exemple, je suis tenté par la prudence. Une commission d’enquête dira le vrai, quand cette crise sera derrière nous. En attendant, je fais confiance, pour leur légitimité, à ceux que le suffrage universel a désignés. Mais qui dit confiance n’exclut pas la vigilance des citoyens. Et je garde mon « quant à soi ». J’écoute les critiques.
Nos dirigeants ont à arbitrer entre des exigences contradictoires. À eux la responsabilité, s’ils l’exercent avec le sens de l’État, il serait naturel que les citoyens manifestent leur civisme, que ces temps difficiles requièrent. L’évaluation de la recherche est un problème complexe. Il y a des instances scientifiques mais une certaine intégrité est de mise qui va de pair avec la publicité des débats et l’exercice de l’esprit critique, aussi bien dans la communauté des chercheurs que dans l’opinion publique elle-même.
CONCLUSION
Avant de donner la parole aux intervenants de la première table ronde, consacrée aux défis de la recherche, je ne peux éviter la sempiternelle question des « moyens ». Ils ne sont jamais suffisants, c’est l’évidence et il est vrai que le retard à combler sur les pays les plus avancés s’est creusé. Quelques observations avant de conclure :
- L’effort de la recherche de la France plafonne, depuis 1985, soit 35 ans, à moins de 2,5% du PIB. Cet objectif avait été atteint à l’issu de la loi d’orientation et de programmation que j’avais fait voter en juillet 1982. Et cela dans un contexte mouvant où d’autres pays augmentaient substantiellement leur effort : Japon, Corée du Sud, Israël, Allemagne, Suède, Suisse, sans parler des États-Unis et de la Chine dont le PIB est cinq fois supérieur au nôtre. Au total, sept pays européens concentrent un effort supérieur au nôtre, mais ce sont des pays où la recherche privée est motrice. La France ne peut pas s’en remettre à ses grands groupes industriels pour définir une stratégie de recherche en la matière. Il suffit de prendre l’exemple de SANOFI qui, en vingt ans, a délocalisé hors de France une grande partie de ses laboratoires de recherche.
- Pour qu’il y ait à nouveau dans notre pays une stratégie de recherche industrielle, il faudrait comme l’a montré Yves Bréchet, qu’il y ait un État, capable d’identifier les briques technologiques qui conditionnent la reconquête de notre souveraineté technologique. Cela veut dire des « savoir-faire » et des « outils » industriels, bref des entreprises. Cela signifie la volonté de recréer ces outils quand ils ont été dilapidés ou ont purement et simplement disparu.
- Les « appels à projet » de l’ANR suscitent un vif débat. Il faudrait préalablement savoir qui définit ces projets et dans le cadre de quelles stratégies ? Le Commissariat Général au Plan qui vient d’être recréé, ne dispose pas aujourd’hui des outils puissants qui permettraient la définition d’une telle stratégie. Tout au plus, peut-il ouvrir quelques grandes pistes à partir d’une analyse d’ensemble qui fait déjà cruellement défaut. Une autre possibilité, à plus long terme, consisterait à créer un « MIT » à la française avec les équipes d’ingénieurs qui aujourd’hui n’existent plus. Je crois cette deuxième solution, à long terme, plus porteuse d’avenir. Il faut définir en effet les conditions de possibilité d’une stratégie industrielle, sans se focaliser sur le dernier barreau de l’échelle. Comme le dit M. Yves Bréchet « Inutile de se focaliser sur le dernier barreau d’une échelle, si tous les autres manquent. Il faut pour cela avoir au moins une fois dans sa vie grimpé sur une échelle ».
- On en revient ainsi au problème de « l’amont » : il n’y a pas de bonne recherche qui ne s’appuie sur une industrie diversifiée et une stratégie industrielle réfléchie, et si manque un appareil de formation lui-même branché sur le système productif. Enfin, il faut une communauté nationale soucieuse des enjeux de la recherche, et mue par un patriotisme républicain sans lequel une politique à long terme ne peut exister.
J’ouvre le débat en me tournant vers Pierre Papon, qui vient de sortir un excellent livre sur la politique scientifique intitulé La démocratie a-t-elle besoin de la science (2020).