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Verbatim
Sur Jacques Chirac
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Sur Jacques Chirac
- Myriam Encaoua : Jean-Pierre Chevènement, je rappelle que vous et Jacques Chirac vous êtes opposés à la guerre en Irak de François Mitterrand à l'époque, que vous étiez ministre de l'Intérieur dans le gouvernement Jospin lorsqu'il était Président de la République en 1997. Vous attendiez-vous à tous ces hommages de la part des Français ?
Jean-Pierre Chevènement : Je crois que les Français avaient fini par l'aimer. En 1981 et 1988, ils lui ont marchandé leur confiance, il n'a pas fait des scores formidables. Mais avec le temps, ils se sont habitués à lui, ont aimé ce géant chaleureux et se sont attachés à lui. Il fait partie de notre histoire.
- Pouvez-vous nous raconter votre première rencontre avec Jacques Chirac ?
Ma première rencontre date du moment où Jacques Chirac venait d'être élu maire de Paris. J'allais à l'Hôtel de Ville voir mon ami Georges Sarre, qui présidait à l'époque le groupe socialiste, et ce dernier s'entendait très bien avec Chirac. Il m'a proposé de le rencontrer. Nous avons parlé notamment des questions militaires, nucléaires – un point sur lequel il avait une forte divergence avec Giscard –, et je me suis aperçu dans le feu de la conversation que nous avions beaucoup de convergences. Cela a créé un lien et nous sommes convenus de rester en contact.
- On connaît le Chirac chaleureux. Que dire du Chirac secret, du "mystère Chirac" ? A cet égard, il ressemble à Mitterrand. Y avait-il des points communs entre les deux hommes ?
Ils étaient très différents. Chirac était beaucoup plus spontané, plus entier, Mitterrand savait où il allait et y allait par des biais sinueux. Il traitait chacun à sa mesure et selon ce qu'il en attendait. Mitterrand était redoutablement complexe. Chirac paraissait plus simple, plus direct. Pour l'avoir bien connu lorsque j'étais son ministre de l'Intérieur, jusque fin 2000, puis après 2002, j'ai eu l'impression qu'il avait pour moi une certaine affection. Je lui suis reconnaissant de ce qu'il a fait par exemple pour Alstom à Belfort, qu'il a sauvé alors qu'une boulette énorme avait été faite (ie la vente des turbines à gaz à un groupe suisse qui frôlait la faillite). En outre, au sein de la classe politique française nous étions peut-être les deux seuls à bien connaître l'Irak, son hétérogénéité. J'ai encore dans l'oreille la phrase qu'il me dit en septembre 2002 : "Je ne connais pas le général sunnite qui pourrait remplacer Saddam Hussein". De fait, il n'existait pas. Dans un pays majoritairement chiite, il devine la guerre civile et c'est pour cela qu'il ne veut pas de la guerre en Irak.
- Quand vous démissionnez en 1991 parce qu'il y a l'invasion du Koweït et que Mitterrand décide la guerre en Irak, pensez-vous que c'est la continuité avec 2003 ?
C'est un peu différent : ce sont Bush père et Thatcher qui décident alors de faire la guerre à l'Irak. François Mitterrand, il faut bien le dire, y a adhéré dès le début. Je pensais quant à moi qu'il y avait la place pour la diplomatie... La première guerre prépare évidemment la seconde, avec le blocus, puis la destruction de l'Etat irakien, puis la guerre civile entre chiites, sunnites, kurdes, et nous récoltons Daech. Chirac et moi avons vu cela car nous connaissions l'Irak, où la France était très présente dès 1972, année où Pompidou décide que les Français continueront à enlever le pétrole irakien même après la nationalisation par le régime qui vient de prendre le pouvoir après la révolution de 1958.
- Jacques Chirac a-t-il été un bon Président ?
La vie de Jacques Chirac est multiple. A certains moments c'est un très grand Président qui honore la France, comme avec la guerre d'Irak qu'il refuse. A d'autres moments il est moyen, comme durant la cohabitation, il s'en sort un peu sur les chapeaux de roue. Et sur l'Europe, je ne partage pas ses idées.
Sur le documentaire "Jean-Pierre Chevènement l'indomptable" (plus de détails ici)
- Jean-Pierre Chevènement, vous qui avez fait preuve tout au long de votre carrière d'intuitions justes, qui se sont vérifiées, quelle est votre vision de l'avenir ?
Mes parents étaient des instituteurs laïques qui m'ont appris qu'il faut d'abord comprendre le monde avant d'agir, que le bon jugement passe avant tout le reste. Il faut faire un effort de conception avant de faire quoi que ce soit.
- Que pensez-vous du retour de l'autorité, du patriotisme économique et du Made in France, de la glorification de l'identité de la France ? Vous aviez anticipé tout cela.
La mondialisation, qui ouvrait sur un monde où les Nations étaient censées devoir s'effacer, était une erreur. D'une part on allait sacrifier notre industrie, ce qui fut le premier motif de ma démission, et malheureusement la suite ne m'a pas donné tort. D'autre part, dans un monde aux inégalités croissantes, au chômage de masse, aux fractures sociales, géographiques, générationnelles, entre pays, on ouvrait la voie aux réactions identitaires, nationales, religieuses.
- On assiste à un renfermement des Etats sur eux-mêmes, à la montée des populismes. Le recul de la mondialisation est-il une bonne chose ?
La mondialisation a comporté beaucoup d'effets déstructurants que ses partisans n'ont pas vu venir. Ou ils l'ont fait pour gagner plus d'argent, c'était une pulsion d'avidité. Le résultat est là : on se rend compte que le cadre de la démocratie, de la solidarité, est la Nation. En Europe, des gens qu'on ne connaît pas prennent toutes les décisions sans s'appuyer sur les Nations. Le peuple comprend qu'il est complètement dessaisi.
- Vous avez longtemps affirmé être au-dessus de la droite et de la gauche. N'y-a-t-il pas un danger à être aujourd'hui coincés entre entre les progressistes et les nationalistes ? La gauche a-t-elle un avenir ? Le PS ?
Au-dessus de la droite et de la gauche, il y a la République, l'exigence républicaine. Le parti socialiste ne peut pas renaître aujourd'hui, il faudrait qu'il change son logiciel mondialiste et européiste. Si la gauche voulait se reconstruire comme une force politique, il faudrait qu'elle s'efforce de comprendre le monde, de voir comment en Europe l'Etat social peut être défendu durablement, ce qui n'est pas évident.
- Si Macron était battu et Le Pen vainqueur aux prochaines élections, pensez-vous que ce serait une catastrophe pour la France ?
Ça ne se passera pas comme ça. Je crois que Madame Le Pen a atteint son plafond de verre et que Monsieur Macron a encore ses chances, mais c'est très dangereux et il peut arriver que des tendances qui n'ont pas pensé le monde arrivent au pouvoir. Je suis plutôt partisan d'un clivage entre les Républicains et les ultra-libéraux. Il faut sortir de l'ultra-libéralisme et revenir à la République.
- Pourquoi vous êtes-vous présenté en 2002 et avez-vous des regrets ? Voudriez-vous parler avec Jospin aujourd'hui ?
Je n'ai pas vu venir Le Pen mais Jospin non plus, et personne d'autre d'ailleurs ! Je ne regrette pas d'avoir été candidat car j'ai apporté des idées claires et fortes qui ont aujourd'hui toute leur pertinence. J'ai souhaité faire un pôle républicain avec Jospin et je lui en ai parlé à mon retour du Val-de-Grâce. Nous partagions un certain nombre d'idées et j'ai cru que nous pourrions nous entendre, vers 1999. Mais à ce moment-là, on a vu que Jospin était ramené à ses sources : celles du Mitterrandisme, de l'Europe libérale et d'une conception économique qui était celle de Strauss-Kahn qui n'avait rien à voir avec la mienne.
- Y a-t-il du chevènementisme chez Macron ?
D'abord, Macron est un homme très intelligent, ce qui ne fut pas le cas de tous nos présidents de la République. Mais il est entouré de libéraux de droite, de libéraux de gauche et de libéraux du centre. Ca ne suffit pas pour faire une politique innovante. Il faut avoir des Républicains énergiques ! Ce qu'Emmanuel Macron dit sur l'immigration n'est pas stupide, mais qui y a-t-il autour de lui pour porter cette politique qui demande une culture, un humanisme, une finesse, une fermeté ? Le problème d'Emmanuel Macron est qu'il n'a pas d'équipes suffisamment solides.
- Le budget 2020 était présenté aujourd'hui en Conseil des Ministres. Y a-t-il un tournant keynésien ? S'agit-il d'un budget du pouvoir d'achat, d'une réponse aux Gilets jaunes ?
Les Etats-Unis ont la monnaie mondiale, alors que nous sommes dans le système de l'Euro. Qu'en pensent les Allemands ? Il suffit de lire les articles dans la presse allemande. Le déficit prévu à 2,2% est en dessous du critère de 3%, mais le TSCG prévoit une descente à 0%. Il prévoit des choses irréalistes ! On ne peut pas avoir une BCE qui met l'argent à zéro et se priver du levier budgétaire, ce qui suppose un accord entre la France et l'Allemagne.
- Quid de la situation en Grande-Bretagne, notamment au Parlement où la situation se tend considérablement ?
Il y a une certaine vitalité de la démocratie britannique ! Tout cela finira bien par une élection et on verra ce qui en sortira.
- "Les policiers sont des barbares", a dit Jean-Luc Mélenchon. Qu'en pensez-vous ?
Ce terme est totalement inadéquat. Il faut rejeter résolument les appels à la violence contre les policiers. Il y a en même temps une réflexion à avoir sur les rapports entre la police et la population. Je vous rappelle que j'avais lancé une réforme, la police de proximité, qui visait justement à rapprocher police et population, de sorte que les problèmes se traitent non pas en famille mais à une échelle plus réduite. Nous sommes actuellement dans une surenchère permanente qu'il faut absolument rompre.
- Avez-vous aimé les 29 ans durant lesquels vous avez été député ?
Pour moi c'est une période de combat et j'aime le combat !
Source : Ça vous regarde - LCP