Verbatim express
La 1ère guerre mondiale marque le début du déclin de l'Europe
La 1ère guerre mondiale marque le début du déclin de l'Europe
- Je pense qu'il y a tout à fait intérêt à avoir une vue longue et large. Une vue longue dans l'histoire parce que la première mondialisation, britannique, commence au XIXe siècle, avec la situation hégémonique de la Grande-Bretagne. A ce moment là, on voit monter une nouvelle puissance, l'Allemagne impériale. Et je crois que dans toutes les analyses sur les causes de la 1ère guerre mondiale, il y en a une qui manque beaucoup : c'est l'inquiétude qu'a suscité dans les classes dirigeantes britanniques la montée de l'Allemagne, particulièrement le développement important de ses armements navals qui pouvaient périmer l'empire Britannique.
- Il y avait donc en Grande-Bretagne une très grande vigilance, qui a poussé le pays à se rapprocher de la France et de la Russie, et quand les dirigeants de l'Allemagne, par pure folie, influencés qu'ils étaient par les idées pangermanistes, ont cru pouvoir prendre le risque d'une guerre européenne, en déclenchant une guerre préventive, ce qu'a été la 1ère Guerre Mondiale – ce que l'on ne dit pas aujourd'hui - quand de surcroît elle a violé la neutralité belge, l'Angleterre entre en guerre, et après elle les États-Unis.
La relation entre la Chine et les États-Unis au XXIe siècle
- La seconde mondialisation d'aujourd'hui entraîne, comme la première avant 1914, une modification dans la hiérarchie des puissances. On voit des pays anciennement dominés ou colonisés qui s'avancent au premier plan. C'est vrai de pays milliardaires en hommes comme la Chine et l'Inde, et la montée de la Chine est le grand événement du XXIe siècle.
- Le PNB de la Chine devrait dépasser celui des États-Unis avant 2020. Cela implique une puissance économique, financière, mais forcément aussi militaire, qui est en train de se constituer.
- Vous avez remarqué que M. Obama vient d'opérer le pivotement de la puissance navale américaine, c'est-à-dire qu'il a envoyé la majorité de sa flotte dans le Pacifique, et on ne comprend rien à tous les projets de partenariats transpacifiques ou transatlantiques si l'on ne saisit pas qu'il y a à l'arrière plan la volonté des Etats-Unis de mettre la Chine un peu à l'écart, et de bâtir une coalition permettant d'isoler ce pays ou tout au moins, de contenir sa montée.
- Je ne dis pas qu'on va vers une guerre entre la Chine et les États-Unis. Si certains l'évoquent, je pense qu'on en est très loin, si ça devait arriver ce serait une catastrophe. Il faudra l'éviter.
- La Chine veut retrouver aujourd'hui la place qu'elle avait dans le monde d'avant la révolution industrielle, environ 20% du produit mondial. Simplement cela suppose de grands bouleversements, par exemple dans l'approvisionnement en matières premières du pays qu'il faut bien satisfaire !
- Ce qu'on voit c'est que le XXIe siècle peut se comprendre à partir de cette bipolarité naissante entre la Chine qui monte, et les Etats-Unis qui déclinent très doucement : leur déclin va s'étaler sur le siècle.
Quelle place pour l'Europe au XXIe siècle ?
- La question que je pose, c'est quelle place reste-t-il pour l'Europe, une Europe fracassée par les deux guerres mondiales, mais qui s'est installée ensuite dans une impuissance consentie, vis à vis des États-Unis, la nouvelle puissance hégémonique après la Seconde guerre mondiale?
- Avec Jean Monnet, on a construit l'Europe à partir du marché, à l'ombre d'un protectorat militaire américain, et contre les nations européennes, c'est à dire contre la démocratie, contre la politique, contre le ressort qui permettrait à l'Europe de rebondir.
Le second décrochage économique de la France
- Il faut regarder les continuités plutôt que les ruptures. Par exemple, la puissance économique de l'Allemagne est déjà éclatante à la fin du XIXe siècle. L’Allemagne quadruple sa production entre 1875 et le début du XXe siècle, tandis que la France ne l'augmente que d'un tiers.
- On voit un premier décrochage économique français, que nous avons remonté après la deuxième guerre mondiale. Mais nous sommes aujourd'hui en présence du deuxième décrochage économique français, si l'on raisonne sur la longue durée.
Une Europe économiciste, désarmée, parce que construite contre ses nations
- L'Europe en 1945 était détruite, mais elle s'est reconstruite, et elle aurait pu retrouver une place importante dans l'équilibre du monde. Cela n'a pas été le cas, parce que l'Allemagne et l'Italie étaient vaincue, matériellement et qui plus est moralement aussi pour l'Allemagne. Et la France a accepté de sacrifier sa souveraineté, il faut bien le dire, à travers la méthode Monnet, pour construire une Europe qu'au départ elle pouvait se flatter de dominer, l'Europe à six.
- L'histoire a suivi son cours, et aujourd'hui c'est une toute autre Europe que nous trouvons. Une Europe élargie jusqu'à la Russie, avec une Allemagne réunifiée, et qui a reconstitué autour d'elle ce qu'on appelait la Mitteleuropa, et tout cela a été bâti sur l'idée que c'était par le marché qu'on allait faire l'Europe. Une Europe conçue non pas dans le prolongement des nations, comme on aurait pu le faire, mais dans le substitut aux nations.
- L'explication selon laquelle l'Europe a empêché la guerre est peu convaincante. Ce qui a empêché la guerre c'est l'équilibre entre les deux puissances, l'équilibre de la terreur, les armes nucléaires, et l'Europe n'y est franchement pour rien du tout. Tout cela fait partie du cresson dont on entoure le rôti.
- Dans le contexte de la Guerre froide, les États-Unis avait besoin de l'Allemagne, et ils ont imposé en quelque sorte une Europe qui leur serait soumise dans l'ordre militaire et de la politique extérieure. Donc nous avons une Europe qui est conçue de façon purement économiciste, qui n'est pas conçue politiquement, qui aujourd'hui on le voit n'a pas de politique de défense, qui n'a pas de politique extérieure, qui est la banlieue de l'empire américain, qui est faite de protectorats.
- D'ailleurs, il faut bien reconnaître que les États-Unis sont loin et que le pari que l'Allemagne fait sur une paix quasiment éternelle peut apparaître comme réaliste seulement à court terme. Face à la montée de l'islam radical, l'Allemagne s'en remet à la France, à la Grande-Bretagne, aux États-Unis, pour faire la police, face aux flux migratoires, ce sont les pays du sud de l'Europe qui sont en première ligne pour la protéger.
Transformer l'euro en monnaie commune pour retrouver un meilleur équilibre entre la France et l'Allemagne
- Je pense qu'il faut reprendre le dialogue entre la France et l'Allemagne à la faveur d'un meilleur équilibre. Mais peut-on retrouver un meilleur équilibre entre la France et l'Allemagne dès lors que l'industrie allemande est deux fois et demie plus grande que l'industrie française, avec les excédents à l'avenant ? Comment sortir de la nasse où nous sommes enfermés ?
- La monnaie unique est tout à fait symptomatique. C'est un système où on a mis sous le même chapeau monétaire des nations extrêmement différentes, avec des structures économiques hétérogènes, des cultures, des références différentes. Et on voit naturellement que les zones les plus riches s'enrichissent, que les zones les plus pauvres s'appauvrissent, que l'Europe du sud tend à devenir un grand Mezzogiorno, par conséquent la question se pose de savoir combien de temps on va laisser la monnaie unique prendre l'eau.
- Je pense que l'Allemagne, qui développe de plus en plus ses exportations vers l'extérieur de l'Europe, un jour, y mettra bon ordre, et refusera de payer indéfiniment pour le maintien d'une fiction monétaire. Il faudra remettre les compteurs à zéro, et je propose de passer à quelque chose qui serait plus raisonnable, une monnaie commune.
- La monnaie commune, cela veut dire un euro qui ne serait non plus une monnaie unique mais une monnaie que partagerait tous les pays européens, chacun retrouvant également la sienne, dans le cadre d'un Système Monétaire Européen bis.
- C'est une solution beaucoup plus raisonnable car elle permettrait à chaque pays d'avoir son équilibre, de ne pas être plongé dans un équilibre de sous-emploi par une monnaie surévaluée, comme l'est aujourd'hui l'euro.
La responsabilité de nos élites
- Il y a une responsabilité collective de nos élites. Relisez toutes leurs déclarations au moment du traité de Maastricht, qu'on peut redécouvrir dans un petit livre que j'avais fait, « Le bêtisier de Maastricht », paru en 1997, c'est tout à fait confondant. Et je crois que cette cécité partagée, malheureusement, de la droite et de la gauche, a conduit la France dans une situation aujourd'hui dramatique. Donc il faut compter sur une secousse.
- Les gens qui partagent les critiques que j'expose de la construction européenne telle qu'elle s'est faite étaient 49% au moment de Maastricht, 55% lors du Traité Constitutionnel Européen, parmi lesquels nombreux étaient tout à fait honnêtes et loin des extrêmes.
- On ne peut pas définir une pensée à partir de critères aussi stupides que ce que peut dire à un moment ou un autre tel ou tel parti politique. Je pense qu'il faut faire une analyse de fond.
- L'abandon de la souveraineté monétaire à été un mauvais coup porté à notre pays et ceux qui pensent que ce système peut durer toujours se trompent. Ils n'ont pas regardé les pyramides de dettes, près de 10 000 milliards de dettes publiques, plus la dette privée, plus les actifs bancaires qui représentent en moyenne quatre fois le PNB. Et vous savez que le Mécanisme Européen de Stabilité a pour but de faire face à tous les aléas budgétaires mais aussi bancaires. Est-ce que ça peut marcher ? Quand on connaît les chiffres, on peut répondre, malheureusement, non.
Une Europe adaptée aux défis du XXIe siècle
- Pour penser un rebond en Europe, il faut penser à la lumière des défis qui vont se poser à nous au XXIe siècle. Ce qui structure le XXIe siècle, c'est la montée de la Chine, et le lent déclin des États-Unis qui s'efforce de la contenir.
- A partir de là, il y a de la place pour une Confédération de peuples européens, de peuples libres, allant jusqu'à la Russie, s'appuyant également sur les pays du Maghreb, et s'ouvrant à l'Afrique. C'est cela qui peut nous permettre d'exister encore, mais cela suppose que nous ne nous replions pas sur nous-mêmes.
- Je ne pense pas que le protectionnisme soit praticable, ne serait-ce que parce que l'Allemagne et le Royaume-Uni n'en veulent pas, mais une autre organisation monétaire peut nous permettre de retrouver la compétitivité. Nous avons perdu 15 points de compétitivité sur l'Allemagne depuis l'an 2000. On ne va pas les remonter comme cela par une déflation interne qui nous mettrait au niveau de l'Espagne, avec 27% de chômage et même 50% des jeunes.
- Je ne parle pas de sortir de l'euro, mais de transformer l'euro, en accord avec l'Allemagne, qui elle-même ne peut pas payer pour les autres. Elle a déjà mis 190 milliards sur la table dans le cadre du Mécanisme Européen de Stabilité, elle considère que c'est déjà beaucoup. Quand il faudra un nouveau plan pour la Grèce, pour le Portugal, pour l'Espagne, pour l'Italie, et peut-être pour la France, à un moment elle souhaitera renégocier ce système imbécile, qui est une sorte de tonneau des danaïdes pour maintenir une fiction monétaire.
- Ce que je propose, c'est un plan d'investissements à l'échelle européenne, c'est un élargissement de l'Europe à la fois au sud et à l'est, parce que nous ne pouvons pas concevoir l'Europe autrement que ce qu'avait dit le général de Gaulle en son temps, une Europe européenne, on pourrait dire de Brest à Vladivostok. Il y a là des complémentarités évidentes, un relais de croissance, un intérêt géopolitique, parce que les menaces qui pèsent sur nous sont au fond les mêmes.
- Et puis naturellement il faut que l'Europe s'unisse pour rénover et préserver son modèle social, qui est aujourd'hui menacé par l'érosion régulière de notre base productive depuis 30 ans.
Les chances de l'Europe au XXIe siècle
- Le fait que l'Europe n'est plus au centre du monde peut-être paradoxalement une chance. Nous ne sommes pas obligés de jouer le jeu d'une compétition aveugle, d'une compétition sans principes : nous pouvons nous organiser pour maintenir un système social progressiste, dont tous les peuples ont besoin, y compris les peuples émergents.
- L'avenir peut être, pour ces pays aussi, de bons services publics : une bonne école, une sécurité sociale qui couvre leurs besoins, des retraites décentes. Ce modèle là nous n'avons pas à en rougir ! Et par conséquent, nous devons défendre notre modèle et trouver les moyens de le faire.
- Je dis qu'en agissant par le canal de la monnaie, nous agirons de façon plus efficace que par un protectionnisme qui dans l'état actuel des choses, n'est pas opérationnel, qui peut être le sera un jour, je le souhaite, mais aujourd'hui ce n'est pas le cas.
- Rebattre les cartes n'implique pas forcément de sortir de l'histoire. Quand la Communauté Européenne de Défense a échoué, on a fait la conférence de Messine : le marché commun. Et bien aujourd'hui la monnaie unique est à bout de souffle et il faut repenser l'Europe aux dimensions du siècle qui vient.
Le pari sur la France au XXIe siècle
- La France peut-elle revenir dans l'histoire ? Ce pays a toujours su rebondir. Et par conséquent, j'ai confiance dans mon pays.
- Je crois que l'Allemagne aussi a besoin d'une France forte même si elle ne s'en est pas encore véritablement aperçue.
- Mais la France a aussi beaucoup d'atouts qui ne sont pas ceux de l'Allemagne mais qui sont complémentaires, et c'est à nous de les conserver, de les valoriser, et puis de rebattre les cartes le moment venu.
- Ce n'est pas pour rien que Karl Marx a dit de la France qu'elle était « la nation politique par excellence ». Il faut changer la donne.
- Comme disait Mendès France, « Il n'y a pas de politiques sans risques, mais il y a des politiques sans chance ». J'invite à ne pas poursuivre une politique sans chance et à prendre les risques d'une politique qui nous permettrait en effet de revenir dans l'histoire et de faire rebondir avec nous toute l'Europe.
-----
Découvrez le nouveau livre de Jean-Pierre Chevènement 1914-2014 : l'Europe sortie de l'histoire? (éditions Fayard)