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Il est illusoire et dangereux de croire que l'on peut mettre un terme à la prolifération nucléaire en supprimant les arsenaux existants


Tribune de Jean-Pierre Chevènement parue dans Le Monde, édition du 21 mai 2010.


Il est illusoire et dangereux de croire que l'on peut mettre un terme à la prolifération nucléaire en supprimant les arsenaux existants
Michel Rocard et Georges Le Guelte sont des hommes réputés compétents, chacun dans son domaine. Je suis d'autant plus surpris de les voir tracer ensemble (Le Monde du 4 mai) des perspectives illusoires pour un mot d'ordre simpliste : "Mettre un terme à la prolifération nucléaire, en éliminant les arsenaux", et négliger les voies praticables du seul objectif aujourd'hui accessible : la minimisation de ces arsenaux en vue de créer une "zone de basse pression nucléaire", selon la formule du rapport adopté en mars par la commission des affaires étrangères et de la défense du Sénat ("Désarmement, prolifération nucléaire et sécurité de la France").

Perspective illusoire d'abord que de laisser croire qu'on puisse éliminer les arsenaux nucléaires en moins de quelques décennies. La revue de posture nucléaire américaine NPR publiée le 8 avril, que MM. Rocard et Le Guelte n'ont visiblement pas lue, établit clairement que les capacités industrielles de démantèlement n'y parviendraient pas avant le début de la prochaine décennie, en fait 2024. Cela est encore plus vrai pour les capacités de transformation du plutonium en combustible civil (pas avant la décennie 2030). Tout cela sans compter avec les difficultés politiques aisément prévisibles : les Etats-Unis considèrent notamment l'arsenal russe comme "dimensionnant" pour le leur.

Illusoire de laisser croire qu'un effort de désarmement massif des deux superpuissances nucléaires (ainsi dans les années 1990) entraîne ipso facto un arrêt de la prolifération : l'Inde et le Pakistan sont devenus puissances nucléaires en 1998.

Michel Rocard et Georges Le Guelte méconnaissent plusieurs faits :

- Si un accident ne peut jamais être exclu, la dissuasion nucléaire a procuré au monde une paix relative depuis soixante-cinq ans avec notamment la disparition pacifique de l'URSS.

- Le Traité de non-prolifération (TNP) est plutôt une réussite. Le président Kennedy anticipait de vingt à vingt-cinq le nombre d'Etats nucléarisés en l'an 2000, en plus des cinq existant. Il n'y en a que trois : Israël, Inde, Pakistan, la Corée du Nord ne disposant que d'engins. Le TNP est le môle d'un ordre nucléaire mondial qui intéresse tous les pays, aucun n'ayant intérêt à voir ses voisins devenir des puissances nucléaires.

- Depuis le pic de la guerre froide (65 000 têtes nucléaires), le stock mondial a diminué de plus de deux tiers.

MM. Rocard et Le Guelte ne mentionnent pas les facteurs géopolitiques en dehors desquels on ne peut concevoir la sécurité de la France et de l'Europe.

- La Russie et les Etats-Unis disposent encore à eux deux de 95 % des têtes nucléaires existantes (13 000 et 9 400). Le nouveau traité Start du 6 avril ne prévoit qu'une diminution modeste des armes "déployées" : de 1 700 (plancher du traité SORT) à 1 550 dans les sept ans qui suivront son entrée en vigueur, soit au mieux en 2018.

- L'Asie est clairement aujourd'hui la zone des tempêtes : Chine, Inde, Pakistan développent leurs arsenaux. Le Moyen-Orient est d'ores et déjà nucléarisé.

- Les Etats-Unis entendent bien maintenir leur dissuasion. Ils consacrent plus de 7 milliards de dollars par an à leur infrastructure nucléaire et viennent d'annoncer un effort supplémentaire de 5 milliards de dollars sur cinq ans.

S'ils déclarent vouloir réduire la place du nucléaire dans leur doctrine de défense, c'est parce qu'ils peuvent effectuer des "frappes conventionnelles dévastatrices" par missiles intercontinentaux dotés de têtes "classiques" notamment, dont les autres puissances n'ont pas les moyens. Le désarmement nucléaire ne peut progresser qu'avec la solution politique des conflits régionaux et "sans diminution de la sécurité internationale". Aux dires mêmes de la NPR, "ces conditions, clairement, ne sont pas réunies".

- Enfin et surtout, MM. Rocard et Le Guelte commettent une erreur politique majeure en se situant dans la perspective du "démantèlement des structures de l'Etat-nation". Tout cela procède d'un eurocentrisme myope. Alors que le centre de gravité du monde bascule vers l'Asie-Pacifique, je ne vois nulle part rien de tel : Chine, Inde, Pakistan, Iran, Russie, Etats-Unis, Brésil, Egypte, Israël, etc.

MM. Rocard et Le Guelte négligent ainsi, au profit d'une posture médiatique plutôt démagogique, la seule perspective aujourd'hui accessible et qui pourrait être consensuelle : celle d'un objectif de minimisation des arsenaux nucléaires à l'horizon d'une vingtaine d'années, retenu même par la commission Evans-Kawaguchi, référence de l'école abolitionniste. Celle-ci propose que la Russie et les Etats-Unis s'en tiennent à un arsenal de 500 têtes chacun en 2025.

Je doute pour ma part que la Russie, compte tenu de la faiblesse de ses forces conventionnelles, et les Etats-Unis, compte tenu de la "dissuasion élargie" qu'ils promettent à leurs alliés, en Europe, en Asie de l'Est et dans le Golfe, acceptent de tomber à ce niveau. Faisons cependant le pari.

Il y a trois moyens de réduire pratiquement les arsenaux nucléaires :

- La poursuite des négociations américano-russes, au-delà du "New Start".

- La ratification du Traité d'interdiction des essais nucléaires (TICE) par les Etats-Unis qui entraînerait celle de la Chine et de l'Inde. Cette ratification, qui exigerait une majorité de soixante-sept sénateurs au Sénat américain, est aujourd'hui loin d'être acquise. Elle n'interviendra pas - au mieux - avant 2011. La France a ratifié, elle, depuis 1992.

- L'ouverture d'une négociation sur un traité interdisant la production de matières fissiles à usage militaire. Proposée par la conférence du désarmement en mai 2009, à l'unanimité, elle est aujourd'hui bloquée par le Pakistan.

Ainsi pourrait-on efficacement plafonner, qualitativement et quantitativement, le développement des arsenaux nucléaires. La conférence d'examen du TNP est l'occasion de faire avancer ces objectifs.

Le vieillissement naturel et le démantèlement des armes permettraient de se diriger vers des niveaux de "stricte suffisance", à l'exemple de la France, qui dispose de moins de 300 têtes (quatre sous-marins nucléaires pour assurer une permanence à la mer et deux escadrons de Mirage 2000 et Rafale : il est difficile de faire moins !).

On ne peut demander sérieusement à la France, étant donné l'asymétrie des arsenaux, de "prendre la tête d'une coalition, où elle rejoindrait ses partenaires européens" pour prôner leur disparition : ce serait vouer la France et l'Europe à n'être plus sur la carte qu'un espace vide entre la Russie, qui dispose d'au moins 2 000 armes "tactiques", et les Etats-Unis, à proximité d'un Moyen-Orient nucléarisé, où la prolifération balistique progresse constamment.

Ce serait le choix de l'inexistence stratégique, et par conséquent politique. Pour l'Europe, ce ne serait pas le choix de la paix mais celui de la dépendance.

Source : Le Monde.


Rédigé par Jean-Pierre Chevenement le Jeudi 20 Mai 2010 à 15:04 | Lu 5139 fois



1.Posté par Jacques KOTOUJANSKY le 20/05/2010 20:42
Bravo pour cette analyse brillante de rang ministériel qui pose des limites à la démagogie ignorante !
Honte à Rocard et aux fossoyeurs de l'Etat-nation !
JK

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