Le Pays : Quels sont vos souvenirs du 10 mai 1981 ?
Jean-Pierre Chevènement : Vers 18 h, rue de Solférino, j’apprends par un ami travaillant dans une boîte de communication, le résultat des sondages « sortie des urnes » : François Mitterrand devance nettement, d’environ quatre points, Valéry Giscard d’Estaing.
Avec quelques secrétaires nationaux du PS présents à Paris, nous nous répartissons les plateaux de télévision qui me retiendront jusqu’à plus de 11h du soir. J’éprouve une profonde satisfaction : j’ai adhéré il y a dix-sept ans au Parti socialiste. Il y a dix ans, en juin 1971, c’était le Congrès d’Epinay. Toutes ces années, je les ai englouties pour préparer cette victoire.
Je triomphe modestement, car au fond de moi, je sais la précarité des choses, l’immensité des défis à relever. Je connais l’intérieur des faiblesses du Parti socialiste. Je connais aussi les qualités de François Mitterrand. Serons-nous collectivement à la hauteur ?
Vous vous êtes rendu à la fête place de la Bastille, le soir même. Vous étiez sensible à l’euphorie ambiante ?
Vers minuit en effet, je rejoins la place de la Bastille avec ma femme. Un orage éclate. Une pluie torrentielle s’abat sur les manifestants, sans parvenir à doucher leur joie. Heureusement, une voiture immatriculée dans le 93 nous prend en auto stop. Avant de me laisser embarquer, le jeune conducteur, torse nu, me demande pour qui j’ai voté. Je lui dis : « Mitterrand ! » et il me répond : « Alors montez ! » « Et vous, lui dis-je, pour qui avez-vous voté ? » « Pour personne, me répond-il, je ne me suis pas inscrit ! » Je mesure d’emblée que le soutien des masses n’est pas acquis pour la gauche…
Jean-Pierre Chevènement : Vers 18 h, rue de Solférino, j’apprends par un ami travaillant dans une boîte de communication, le résultat des sondages « sortie des urnes » : François Mitterrand devance nettement, d’environ quatre points, Valéry Giscard d’Estaing.
Avec quelques secrétaires nationaux du PS présents à Paris, nous nous répartissons les plateaux de télévision qui me retiendront jusqu’à plus de 11h du soir. J’éprouve une profonde satisfaction : j’ai adhéré il y a dix-sept ans au Parti socialiste. Il y a dix ans, en juin 1971, c’était le Congrès d’Epinay. Toutes ces années, je les ai englouties pour préparer cette victoire.
Je triomphe modestement, car au fond de moi, je sais la précarité des choses, l’immensité des défis à relever. Je connais l’intérieur des faiblesses du Parti socialiste. Je connais aussi les qualités de François Mitterrand. Serons-nous collectivement à la hauteur ?
Vous vous êtes rendu à la fête place de la Bastille, le soir même. Vous étiez sensible à l’euphorie ambiante ?
Vers minuit en effet, je rejoins la place de la Bastille avec ma femme. Un orage éclate. Une pluie torrentielle s’abat sur les manifestants, sans parvenir à doucher leur joie. Heureusement, une voiture immatriculée dans le 93 nous prend en auto stop. Avant de me laisser embarquer, le jeune conducteur, torse nu, me demande pour qui j’ai voté. Je lui dis : « Mitterrand ! » et il me répond : « Alors montez ! » « Et vous, lui dis-je, pour qui avez-vous voté ? » « Pour personne, me répond-il, je ne me suis pas inscrit ! » Je mesure d’emblée que le soutien des masses n’est pas acquis pour la gauche…
Vous aviez participé au processus qui a mené François Mitterrand au pouvoir. Savez-vous, le jour de l’élection, que vous ferez partie du premier gouvernement Mauroy ?
Non, je l’ignorais, et je ne m’en étais nullement préoccupé. La campagne m’a motivé jusqu’au bout. Je me souviens seulement d’un vol tardif où j’accompagnais Mitterrand, de Mulhouse à Nantes. Ce devait être le jeudi précédent l’élection. Mitterrand avait glissé devant moi à un Pierre Mauroy rougissant : « Vous voyez-vous dans le rôle de Premier ministre ? »
Quelques jours après l’élection, François Mitterrand m’a fait venir à son domicile, rue de Bièvre. Dans un bureau encombré de livres, il m’a alors demandé : « De quoi aimeriez-vous être ministre ? »
Pris au dépourvu, j’ai bredouillé : « Il y a peu de domaines dont je sois vraiment expert : peut-être l’énergie ou la recherche, je suis rapporteur spécial du budget de la recherche… » Je ne savais pas encore qu’un bon ministre devait surtout avoir « le coup d’œil politique ».
François Mitterrand leva sur moi un sourcil vaguement dédaigneux qui voulait dire : « Ah bon ? Vous n’avez pas d’autres ambitions ? »
Une semaine plus tard je me retrouvais ministre de la Recherche et de la Technologie, avec le titre de ministre d’État.
Selon Pierre Mauroy, vous avez été l’un des très rares ministrables choisis par François Mitterrand à avoir « posé problème ». Vous ne vouliez pas du ministère de la Recherche et de la Technologie ?
Pas du tout. Mais je voulais, avec le titre, la réalité du pouvoir, c’est-à-dire les budgets des grands organismes de recherche : plus de 20 milliards de francs au total. C’est cela qui a fait problème. La Recherche sous Giscard n’était qu’un secrétariat d’État, chargé d’une simple mission de coordination.
Il a fallu que je bataille ferme pour avoir mon « décret d’attributions ». Tout allait très vite. Finalement, Mauroy m’a donné en prime l’Hôtel de Clermont, un bureau magnifique qui m’allait comme un gant… Je me suis mis au travail aussitôt.
Dès le 11 mai, les marchés s’affolent, le franc chute, les capitaux fuient. À ce moment-là, vous craignez une crise grave ?
Non, je sais que la France n’est endettée qu’à hauteur de 11 % du PIB (contre 80 % aujourd’hui). En outre, je suis partisan d’une forte dévaluation du franc pour assurer notre compétitivité, le rebond de notre commerce extérieur et la reconquête du marché intérieur.
François Mitterrand ne s’affole pas du tout et refuse d’avancer la date de la transmission des pouvoirs. Il s’affirme d’emblée comme un grand politique : « Si le franc baisse, aux titulaires du pouvoir encore en place de faire face ! »
C’est du « grand jeu », à la veille d’une dissolution et d’élections législatives qui donneront une majorité écrasante à la gauche !
Beaucoup d’articles, des livres : le 30e anniversaire du 10 mai 1981 fait couler beaucoup d’encre. Pensez-vous qu’il y a une nostalgie Mitterrand ?
Certes ! François Mitterrand était un homme supérieur. Un monument de culture littéraire et historique. Un politique, surtout, qui savait jauger les hommes et accueillir l’événement. Cela, les Français le ressentent profondément, même s’ils peuvent s’interroger à bon droit, selon moi, sur la cohérence du son dessein européen, qui a pris les chemins de traverse (et de facilité) du néolibéralisme pour ne pas vraiment s’accomplir.
On le voit aujourd’hui avec la crise de l’euro tout entière contenue dans son vice initial de conception tel qu’il résulte du traité de Maastricht. François Mitterrand n’en reste pas moins un grand homme d’État pour l’Europe tout entière. C’est ce que sans doute, au fond de lui-même, il souhaitait le plus. À condition que nous sachions rebattre les cartes et changer les règles du jeu, quinze ans après qu’il nous a quittés…
Vous aviez rédigé le projet socialiste. Que reste-t-il des 110 propositions aujourd’hui et de l’espoir soulevé le 10 mai 1981 ?
Il reste beaucoup de choses : l’alternance politique d’abord et, paradoxalement, l’enracinement de la V e République. La décentralisation bien sûr. La restructuration de nos grands groupes industriels, l’essor donné à la recherche, à l’éducation et à la culture, l’abolition de la peine de mort. La confirmation de nos choix nucléaires. Je reste fier d’avoir porté nombre de ces choix. Il reste aussi, et peut-être surtout, l’éclat d’une personnalité qui n’a pas fini de fasciner et d’interroger l’avenir.
Quant à l’espoir soulevé le 10 mai 1981, il est trop vite retombé. Certes, l’ouverture d’une parenthèse libérale qui ne s’est jamais refermée, en mars 1983, a créé un fossé entre le PS et les couches populaires. Mais il ne faut jamais désespérer.
La remise en cause des règles néolibérales acceptées à travers l’Acte unique (1985-1987) et le traité de Maastricht (1992) est inscrite à l’horizon par la nécessité où se trouvent les peuples européens de relever ensemble les défis d’une crise qui reste devant nous. Ce devrait être le rôle de la France que de les y appeler.
Vous allez vous présenter à l’élection présidentielle. Parce que vous pensez que le PS s’est égaré ?
Comme je l’ai dit, ma candidature sera le moyen de « faire bouger les lignes ». Je crois à la nécessité d’un débat républicain et argumenté pour former l’esprit public et pour mettre la France en mesure de relever les redoutables défis qui sont devant elle : redresser l’Europe qui ne peut et ne doit pas se confondre avec une cure de rigueur à perpétuité. Réaffirmer enfin l’identité républicaine de la France. Ni repli frileux ni régression communautariste ! La France a besoin qu’on lui parle à la fois de son histoire et de son avenir. Elle a besoin d’une alternative véritable, d’un projet citoyen pour le XXI e siècle.
Source : Le Pays
Non, je l’ignorais, et je ne m’en étais nullement préoccupé. La campagne m’a motivé jusqu’au bout. Je me souviens seulement d’un vol tardif où j’accompagnais Mitterrand, de Mulhouse à Nantes. Ce devait être le jeudi précédent l’élection. Mitterrand avait glissé devant moi à un Pierre Mauroy rougissant : « Vous voyez-vous dans le rôle de Premier ministre ? »
Quelques jours après l’élection, François Mitterrand m’a fait venir à son domicile, rue de Bièvre. Dans un bureau encombré de livres, il m’a alors demandé : « De quoi aimeriez-vous être ministre ? »
Pris au dépourvu, j’ai bredouillé : « Il y a peu de domaines dont je sois vraiment expert : peut-être l’énergie ou la recherche, je suis rapporteur spécial du budget de la recherche… » Je ne savais pas encore qu’un bon ministre devait surtout avoir « le coup d’œil politique ».
François Mitterrand leva sur moi un sourcil vaguement dédaigneux qui voulait dire : « Ah bon ? Vous n’avez pas d’autres ambitions ? »
Une semaine plus tard je me retrouvais ministre de la Recherche et de la Technologie, avec le titre de ministre d’État.
Selon Pierre Mauroy, vous avez été l’un des très rares ministrables choisis par François Mitterrand à avoir « posé problème ». Vous ne vouliez pas du ministère de la Recherche et de la Technologie ?
Pas du tout. Mais je voulais, avec le titre, la réalité du pouvoir, c’est-à-dire les budgets des grands organismes de recherche : plus de 20 milliards de francs au total. C’est cela qui a fait problème. La Recherche sous Giscard n’était qu’un secrétariat d’État, chargé d’une simple mission de coordination.
Il a fallu que je bataille ferme pour avoir mon « décret d’attributions ». Tout allait très vite. Finalement, Mauroy m’a donné en prime l’Hôtel de Clermont, un bureau magnifique qui m’allait comme un gant… Je me suis mis au travail aussitôt.
Dès le 11 mai, les marchés s’affolent, le franc chute, les capitaux fuient. À ce moment-là, vous craignez une crise grave ?
Non, je sais que la France n’est endettée qu’à hauteur de 11 % du PIB (contre 80 % aujourd’hui). En outre, je suis partisan d’une forte dévaluation du franc pour assurer notre compétitivité, le rebond de notre commerce extérieur et la reconquête du marché intérieur.
François Mitterrand ne s’affole pas du tout et refuse d’avancer la date de la transmission des pouvoirs. Il s’affirme d’emblée comme un grand politique : « Si le franc baisse, aux titulaires du pouvoir encore en place de faire face ! »
C’est du « grand jeu », à la veille d’une dissolution et d’élections législatives qui donneront une majorité écrasante à la gauche !
Beaucoup d’articles, des livres : le 30e anniversaire du 10 mai 1981 fait couler beaucoup d’encre. Pensez-vous qu’il y a une nostalgie Mitterrand ?
Certes ! François Mitterrand était un homme supérieur. Un monument de culture littéraire et historique. Un politique, surtout, qui savait jauger les hommes et accueillir l’événement. Cela, les Français le ressentent profondément, même s’ils peuvent s’interroger à bon droit, selon moi, sur la cohérence du son dessein européen, qui a pris les chemins de traverse (et de facilité) du néolibéralisme pour ne pas vraiment s’accomplir.
On le voit aujourd’hui avec la crise de l’euro tout entière contenue dans son vice initial de conception tel qu’il résulte du traité de Maastricht. François Mitterrand n’en reste pas moins un grand homme d’État pour l’Europe tout entière. C’est ce que sans doute, au fond de lui-même, il souhaitait le plus. À condition que nous sachions rebattre les cartes et changer les règles du jeu, quinze ans après qu’il nous a quittés…
Vous aviez rédigé le projet socialiste. Que reste-t-il des 110 propositions aujourd’hui et de l’espoir soulevé le 10 mai 1981 ?
Il reste beaucoup de choses : l’alternance politique d’abord et, paradoxalement, l’enracinement de la V e République. La décentralisation bien sûr. La restructuration de nos grands groupes industriels, l’essor donné à la recherche, à l’éducation et à la culture, l’abolition de la peine de mort. La confirmation de nos choix nucléaires. Je reste fier d’avoir porté nombre de ces choix. Il reste aussi, et peut-être surtout, l’éclat d’une personnalité qui n’a pas fini de fasciner et d’interroger l’avenir.
Quant à l’espoir soulevé le 10 mai 1981, il est trop vite retombé. Certes, l’ouverture d’une parenthèse libérale qui ne s’est jamais refermée, en mars 1983, a créé un fossé entre le PS et les couches populaires. Mais il ne faut jamais désespérer.
La remise en cause des règles néolibérales acceptées à travers l’Acte unique (1985-1987) et le traité de Maastricht (1992) est inscrite à l’horizon par la nécessité où se trouvent les peuples européens de relever ensemble les défis d’une crise qui reste devant nous. Ce devrait être le rôle de la France que de les y appeler.
Vous allez vous présenter à l’élection présidentielle. Parce que vous pensez que le PS s’est égaré ?
Comme je l’ai dit, ma candidature sera le moyen de « faire bouger les lignes ». Je crois à la nécessité d’un débat républicain et argumenté pour former l’esprit public et pour mettre la France en mesure de relever les redoutables défis qui sont devant elle : redresser l’Europe qui ne peut et ne doit pas se confondre avec une cure de rigueur à perpétuité. Réaffirmer enfin l’identité républicaine de la France. Ni repli frileux ni régression communautariste ! La France a besoin qu’on lui parle à la fois de son histoire et de son avenir. Elle a besoin d’une alternative véritable, d’un projet citoyen pour le XXI e siècle.
Source : Le Pays