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"François Mitterrand était un homme supérieur"


Entretien de Jean-Pierre Chevènement au journal Le Pays, propos recueillis par Céline Mazeau, 7 mai 2011.


"François Mitterrand était un homme supérieur"
Le Pays : Quels sont vos souvenirs du 10 mai 1981 ?
Jean-Pierre Chevènement :
Vers 18 h, rue de Solférino, j’apprends par un ami travaillant dans une boîte de communication, le résultat des sondages « sortie des urnes » : François Mitterrand devance nettement, d’environ quatre points, Valéry Giscard d’Estaing.

Avec quelques secrétaires nationaux du PS présents à Paris, nous nous répartissons les plateaux de télévision qui me retiendront jusqu’à plus de 11h du soir. J’éprouve une profonde satisfaction : j’ai adhéré il y a dix-sept ans au Parti socialiste. Il y a dix ans, en juin 1971, c’était le Congrès d’Epinay. Toutes ces années, je les ai englouties pour préparer cette victoire.

Je triomphe modestement, car au fond de moi, je sais la précarité des choses, l’immensité des défis à relever. Je connais l’intérieur des faiblesses du Parti socialiste. Je connais aussi les qualités de François Mitterrand. Serons-nous collectivement à la hauteur ?

Vous vous êtes rendu à la fête place de la Bastille, le soir même. Vous étiez sensible à l’euphorie ambiante ?
Vers minuit en effet, je rejoins la place de la Bastille avec ma femme. Un orage éclate. Une pluie torrentielle s’abat sur les manifestants, sans parvenir à doucher leur joie. Heureusement, une voiture immatriculée dans le 93 nous prend en auto stop. Avant de me laisser embarquer, le jeune conducteur, torse nu, me demande pour qui j’ai voté. Je lui dis : « Mitterrand ! » et il me répond : « Alors montez ! » « Et vous, lui dis-je, pour qui avez-vous voté ? » « Pour personne, me répond-il, je ne me suis pas inscrit ! » Je mesure d’emblée que le soutien des masses n’est pas acquis pour la gauche…

Vous aviez participé au processus qui a mené François Mitterrand au pouvoir. Savez-vous, le jour de l’élection, que vous ferez partie du premier gouvernement Mauroy ?
Non, je l’ignorais, et je ne m’en étais nullement préoccupé. La campagne m’a motivé jusqu’au bout. Je me souviens seulement d’un vol tardif où j’accompagnais Mitterrand, de Mulhouse à Nantes. Ce devait être le jeudi précédent l’élection. Mitterrand avait glissé devant moi à un Pierre Mauroy rougissant : « Vous voyez-vous dans le rôle de Premier ministre ? »

Quelques jours après l’élection, François Mitterrand m’a fait venir à son domicile, rue de Bièvre. Dans un bureau encombré de livres, il m’a alors demandé : « De quoi aimeriez-vous être ministre ? »

Pris au dépourvu, j’ai bredouillé : « Il y a peu de domaines dont je sois vraiment expert : peut-être l’énergie ou la recherche, je suis rapporteur spécial du budget de la recherche… » Je ne savais pas encore qu’un bon ministre devait surtout avoir « le coup d’œil politique ».

François Mitterrand leva sur moi un sourcil vaguement dédaigneux qui voulait dire : « Ah bon ? Vous n’avez pas d’autres ambitions ? »

Une semaine plus tard je me retrouvais ministre de la Recherche et de la Technologie, avec le titre de ministre d’État.

Selon Pierre Mauroy, vous avez été l’un des très rares ministrables choisis par François Mitterrand à avoir « posé problème ». Vous ne vouliez pas du ministère de la Recherche et de la Technologie ?
Pas du tout. Mais je voulais, avec le titre, la réalité du pouvoir, c’est-à-dire les budgets des grands organismes de recherche : plus de 20 milliards de francs au total. C’est cela qui a fait problème. La Recherche sous Giscard n’était qu’un secrétariat d’État, chargé d’une simple mission de coordination.

Il a fallu que je bataille ferme pour avoir mon « décret d’attributions ». Tout allait très vite. Finalement, Mauroy m’a donné en prime l’Hôtel de Clermont, un bureau magnifique qui m’allait comme un gant… Je me suis mis au travail aussitôt.

Dès le 11 mai, les marchés s’affolent, le franc chute, les capitaux fuient. À ce moment-là, vous craignez une crise grave ?
Non, je sais que la France n’est endettée qu’à hauteur de 11 % du PIB (contre 80 % aujourd’hui). En outre, je suis partisan d’une forte dévaluation du franc pour assurer notre compétitivité, le rebond de notre commerce extérieur et la reconquête du marché intérieur.

François Mitterrand ne s’affole pas du tout et refuse d’avancer la date de la transmission des pouvoirs. Il s’affirme d’emblée comme un grand politique : « Si le franc baisse, aux titulaires du pouvoir encore en place de faire face ! »

C’est du « grand jeu », à la veille d’une dissolution et d’élections législatives qui donneront une majorité écrasante à la gauche !

Beaucoup d’articles, des livres : le 30e anniversaire du 10 mai 1981 fait couler beaucoup d’encre. Pensez-vous qu’il y a une nostalgie Mitterrand ?
Certes ! François Mitterrand était un homme supérieur. Un monument de culture littéraire et historique. Un politique, surtout, qui savait jauger les hommes et accueillir l’événement. Cela, les Français le ressentent profondément, même s’ils peuvent s’interroger à bon droit, selon moi, sur la cohérence du son dessein européen, qui a pris les chemins de traverse (et de facilité) du néolibéralisme pour ne pas vraiment s’accomplir.

On le voit aujourd’hui avec la crise de l’euro tout entière contenue dans son vice initial de conception tel qu’il résulte du traité de Maastricht. François Mitterrand n’en reste pas moins un grand homme d’État pour l’Europe tout entière. C’est ce que sans doute, au fond de lui-même, il souhaitait le plus. À condition que nous sachions rebattre les cartes et changer les règles du jeu, quinze ans après qu’il nous a quittés…

Vous aviez rédigé le projet socialiste. Que reste-t-il des 110 propositions aujourd’hui et de l’espoir soulevé le 10 mai 1981 ?
Il reste beaucoup de choses : l’alternance politique d’abord et, paradoxalement, l’enracinement de la V e République. La décentralisation bien sûr. La restructuration de nos grands groupes industriels, l’essor donné à la recherche, à l’éducation et à la culture, l’abolition de la peine de mort. La confirmation de nos choix nucléaires. Je reste fier d’avoir porté nombre de ces choix. Il reste aussi, et peut-être surtout, l’éclat d’une personnalité qui n’a pas fini de fasciner et d’interroger l’avenir.

Quant à l’espoir soulevé le 10 mai 1981, il est trop vite retombé. Certes, l’ouverture d’une parenthèse libérale qui ne s’est jamais refermée, en mars 1983, a créé un fossé entre le PS et les couches populaires. Mais il ne faut jamais désespérer.

La remise en cause des règles néolibérales acceptées à travers l’Acte unique (1985-1987) et le traité de Maastricht (1992) est inscrite à l’horizon par la nécessité où se trouvent les peuples européens de relever ensemble les défis d’une crise qui reste devant nous. Ce devrait être le rôle de la France que de les y appeler.

Vous allez vous présenter à l’élection présidentielle. Parce que vous pensez que le PS s’est égaré ?
Comme je l’ai dit, ma candidature sera le moyen de « faire bouger les lignes ». Je crois à la nécessité d’un débat républicain et argumenté pour former l’esprit public et pour mettre la France en mesure de relever les redoutables défis qui sont devant elle : redresser l’Europe qui ne peut et ne doit pas se confondre avec une cure de rigueur à perpétuité. Réaffirmer enfin l’identité républicaine de la France. Ni repli frileux ni régression communautariste ! La France a besoin qu’on lui parle à la fois de son histoire et de son avenir. Elle a besoin d’une alternative véritable, d’un projet citoyen pour le XXI e siècle.

Source : Le Pays


Rédigé par Chevenement.fr le Samedi 7 Mai 2011 à 08:56 | Lu 5442 fois



1.Posté par Claude JOLLY le 07/05/2011 11:53
Si j'adhère souvent aux analyses de J.-P. Chevènement, je ne partage pas la mitterrandolâtrie, à mes yeux largement irrationnelle, selon laquelle le défunt Président aurait été un homme "supérieur", à moins que ce ne soit dans l'habileté et dans la manoeuvre. Pour moi, il laisse surtout le souvenir d'un homme sans aucunes convictions, passant d'un discours quasi-marxiste avant 1981 au social-libéralisme le plus plat une fois arrivé au pouvoir. Si, comme je le pense, l'identité du "chevènementisme" tient à une conception exigeante de la République sociale, je ne vois pas comment cette exigence peut se concilier avec le mitterrandisme qui se résume, tout compte fait, à de l'opportunisme.

2.Posté par Claude BEUZELIN le 07/05/2011 15:49
Je partage en partie le commentaire de Claude JOLLY sur la ''mitterrandolâtrie'' (je crois avoir déjà lu ce mot quelque part) venu après la "Tontonmania" (Frédéric). Mais pas tout à fait. Il a fallu un sacré courage à cet homme pour, après sa défaite d'un cheveu en 1974, reprendre le combat dont nous connaissons tous la suite. Et s'il n'y avait pas eu Mitterrand, QUI ? Rocard selon toute vraisemblance. C'est à dire la gauche à l'américaine et le social-libéralisme avant l'heure. Ma tante, une femme remarquable, mais obstinément à droite me suppliait souvent : "Donnez-nous Rocard !". Cela vaut tous les sondages. Ma conclusion est que le pouvoir peut transformer un homme en profondeur au delà de ses intentions, de ses discours et même de ses promesses.
CB

3.Posté par REP 5.2 le 08/05/2011 22:31
Mitterrand était, je crois, moins opportuniste que manifestant une volonté mûrement réfléchie. Il calculait, n'agissait pas par hasard mais par intuitions du fait de sa "très grande culture". Toutefois, il ne sert plus à rien de parler d'héritage. Il ne me semble pas qu'il nous inspire. Il a entrevu "l'au-delà des nations" (dixit votre livre) et a voulu y noyer notre histoire. Ce n'est pas la seule "faute à Monnet", mais aussi la sienne. Cette voie est délétère, nous engagerait à nous oublier nous-mêmes ; démarche funeste, nous ne pouvons humainement y souscrire. Nous ne devons pas le faire. Nous n'avons même pas le choix.
C'est par une démarche consciente que l'on peut animer la République, pas en traversant un faisceau de lumière mystique. Les superstitions, laissons cela aux autres.
Vouloir dépasser la France, c'est antynomique de notre identité. On ne peut dépasser l'indépassable. Prenons plutôt appui sur Clemenceau, en évitant la référence gratuite comme le caméléon sans idéologie qui nous gouverne.

4.Posté par Pascal OLIVIER le 09/05/2011 12:38
Malgré l'atlantisme de François Mitterrand et son pari pascalien au delà des nations, on peut mettre à son actif (c'est le moment puisque nous sommes en période de commémoration) une certaine fidélité aux amitiés séculaires de la France. C'est aussi parait-il un de ses traits de caractère, il était également fidèle en amitié, on le lui a assez reproché avec l'affaire Bousquet.

La carte blanche donnée à la Syrie au Liban c'est Giscard. Mitterrand rompit cette politique, ce qui nous coûta l'assassinat de notre ambassadeur Louis Delamare en 1981. En 1989 le DC10 d'UTA au tapis avec ses 170 passagers ( la Lybie a le dos large) est la réponse de Hafez-el Assad à François Mitterrand pour son soutien au Général Aoun et pour avoir empêché la Syrie de prendre le palais présidentiel. Peine perdue cependant puisqu'il fallut donner des gages à la Syrie l'année suivante pour la faire rentrer dans la coalition contre l'Irak. Même Israêl fut contraint de lever provisoirement les lignes rouges aériennes pour que la Syrie puisse accomplir son œuvre. En 1976 Saddam Hussein avait fait cette réflexion prémonitoire à Raymond Barre : "Comment se fait-il que la France amie de longue date du Liban le lâche ? Comment pouvons-nous vous faire confiance alors que nous ne sommes amis que de fraîche date ?"

Chirac, contrairement à Mitterrand, autorisa le jihad aérien de l'Otan contre les Serbes en Bosnie dès son élection en 1995. Nous lui devons également la guerre contre les Serbes en 1999, je pense que François Mitterrand ne se serait pas abaissé à se transformer en janissaire.

5.Posté par Patrick LENORMAND le 09/05/2011 20:25
""le traité de Maastricht (1992)" une bonne chose pour la France ?
et pourquoi pas l'euro et le traité de 2005 ?rn
En s'entendant avec les allemands il savait bien que l'europe du futur serait "très" libérale...rn
On en paie les conséquences.. Merci Mittérand... te le PS !

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