Le Vert et le noir (intégrisme, pétrole, dollar), Jean-Pierre Chevènement, Grasset, 1995
« Voilà donc Saddam Hussein. Cette vie pleine de bruit et de fureur ne prend sens qu’à la lumière du rêve arabe de forcer les passages de l’Histoire, à partir de ce pays forgé par la violence. Entrevoyant et le rêve fracassé et le bilan désastreux pour l’Irak de quinze années de guerre, je suis frappé par la diction mesurée et précise de l’homme, sa maîtrise de soi, le regard distancié qu’il paraît garder sur la marche du monde. Il me réitère la volonté de l’Irak de privilégier sa relation avec la France, pour autant que celle-ci en aura elle-même la volonté. Je crois deviner que ce temps ne durera pas toujours : Saddam Hussein sait désormais ce que sont les rapports de forces, dans le monde de l’après-guerre froide.
Une des premières questions que je posai à Saddam Hussein fut de savoir la raison des mouvements de troupes irakiennes aux approches du Koweit, au début d’octobre. N’avait-il pas fourni un prétexte aux Américains ?
Une des premières questions que je posai à Saddam Hussein fut de savoir la raison des mouvements de troupes irakiennes aux approches du Koweit, au début d’octobre. N’avait-il pas fourni un prétexte aux Américains ?
Voici sa réponse : « Ce n’est pas à vous que j’apprendrai que toutes les armées du monde ont besoin d’une « réserve générale ». La garde républicaine est notre « réserve générale ». Les principales menaces éventuelles sont au Sud en provenance de l’Iran et de « camps d’entraînement » regroupant d’anciens prisonniers et des « saboteurs » réfugiés en 1991 en Arabie Séoudite. L’essentiel de nos forces est statique. Il est normal qu’une armée fasse des exercices pour tester ses capacités de mobilité et de déploiement. » Et l’un de ses proches ajoutera : « On n’envahit pas le Koweit avec deux divisions … alors qu’il y avait 500.000 soldats irakiens en 1990. »
Le ministre de l’Information m’assura plus tard que les photos satellite exhibées par Mme Albright au Conseil de Sécurité ne pouvaient montrer que des chars enterrés, en position défensive selon la méthode soviétique.
Ces explications paraissent rétrospectivement assez convaincantes. Elles sont corroborées par les informations dont nous disposons maintenant de source américaine. Comment se fait-il alors que les Irakiens aient été incapables de faire entendre leur voix au début d’octobre 1994 ? Absence du sens de la communication ? Asservissement de l’information à la seule thèse américaine ? Tarek Aziz m’assurera que, revenu lui-même de New York à Bagdad au milieu de la crise, il avait trouvé le président irakien à mille lieues de se douter de l’ampleur prise par l’affaire dans les médias du monde entier. Le blocus n’est pas que commercial. Il touche aussi l’information et par conséquent l’intelligence du monde extérieur.
Comme j’incitais Saddam Hussein, me faisant l’avocat de la position du gouvernement français, à reconnaître la résolution 833, délimitant le nouveau tracé de la frontière avec le Koweït, je l’entendis me répondre d’abord : « Où est passée la volonté d’indépendance de la France ? Depuis plusieurs années, le gouvernement français m’a habitué à un langage flexible, à des phrases mouvantes, à un flou permanent … Après le discours de François Mitterrand à l’ONU le 24 septembre 1990, j’ai fait une déclaration télévisée pour faire connaître une appréciation positive. Mais nous n’avons jamais pu engager le dialogue direct avec la France. La seule réponse qui nous a été faite publiquement a été « l’application des résolutions des Nations Unies » et bien entendu uniquement de celles qui concernaient l’Irak. »
Malgré son désabusement, il réitère les espoirs qu’il conserve en la France : « Quel dommage, me dit-il, que je n’aie jamais pu rencontrer François Mitterrand ! » Je lui dis l’avoir proposé au président après mon précédent voyage en 1990, et qu’à l’époque il n’en avait pas écarté l’idée. Tarek Aziz s’exclame alors – ce sera sa seule interruption - : « Si cela s’était fait, la guerre eût été évitée ! … »
Comme j’argumentais que la frontière avec le Koweït était un sujet sensible, que là se situait l’origine du conflit, que le gouvernement français avait déjà montré un signe d’ouverture, en refusant la création par la résolution 949 d’une zone d’exclusion terrestre que les Etats-Unis voulaient imposer, au sud de l’Irak, je l’entendis me dire : « J’adhère à la logique de votre position. Mais si nous reconnaissons le nouveau tracé de la frontière du Koweït, qui nous garantit qu’alors de nouvelles conditions inacceptables ne seront pas posées à l’égard des Chiites et des Kurdes qui seront autant d’ingérences dans les affaires intérieures de l’Irak ? … Vous revenez d’une région chiite. Vous avez pu constater que le gouvernement a la situation bien en main. La création d’une zone d’exclusion terrestre serait bien évidemment la porte ouverte à l’Iran. Mais aujourd’hui, en dehors de quelques incursions, il n’y a pas de problèmes de maintien de l’ordre au Sud … Il n’en va pas de même en pays kurde. Là, il y a des problèmes, mais qui ne datent pas d’hier. Quand le général (Jacques) Mitterrand m’a rendu visite en décembre 1989 chez moi, dans le Nord, le pays était calme : il a pu s’en assurer lui-même. Les Kurdes, comme les Chiites, sont d’abord des prétextes pour porter atteinte à la souveraineté de l’Irak … Partout on s’insurge contre la violence, en Algérie, en Egypte. Mais quand il y a des attentats en Irak, on appelle cela « lutte pour les droits de l’Homme » … quand l’Iran envoie des saboteurs en Irak, là il ne s’agit plus de violence, mais de lutte pour le droit des Chiites et des Kurdes. »
J’entendis le lendemain le même son de cloche chez le ministre de l’Information : « Pour l’Occident il y a les bons Chiites, en Irak, et les mauvais Chiites, au Liban, ceux du Hezbollah … De même, il y a les bons Kurdes en Irak, et il y a les mauvais Kurdes, en Turquie, dont les Etats occidentaux ne se soucient guère. L’Iran peut financer au Kurdistan irakien un troisième parti islamique, qui se développe désormais à côté des deux autres, celui de Barzani (le PDK) et celui de Talegani (l’UPK) … Chaque semaine, des villages irakiens sont bombardés par l’aviation turque, parce qu’ils sont censés abriter des camps du PKK . De tout cela, l’Occident n’a cure … »
Saddam Hussein tira à mon intention une conclusion simple : « Satisfaire aux résolutions de l’ONU est un exercice impossible. La seule chose qui compte, c’est la volonté des Etats-Unis. Les résolutions de l’ONU ne sont que l’habillage de la volonté des Etats-Unis de remettre l’Irak sous contrôle. »
Après que je me fus beaucoup dépensé à la fois pour rétablir une certaine idée du rôle que la France pourrait encore jouer à l’avenir, et pour assouplir la position de l’Irak vis-à-vis des exigences du Conseil de Sécurité, Saddam Hussein en vint à ce qui, pour lui, était évidemment le cœur de sa préoccupation : la défense de l’indépendance irakienne.
« Ce qui est devant nous, me dit-il, c’est le risque d’une totale mainmise américaine sur le pétrole irakien. Le pétrole, pour les Etats-Unis, c’est le moyen de régler à leur convenance leurs rapports futurs avec l’Europe et le Japon. Ou bien la France est capable de comprendre que l’indépendance de l’Irak sert sa propre indépendance et celle des autres peuples, ou bien, si elle ne le comprend pas, comment donc défendre à sa place des intérêts vitaux dont elle semble n’avoir plus conscience ? Si la France à l’avenir veut encore peser en Europe, elle a besoin d’être présente au Moyen-Orient … »
Je ne puis m’empêcher d’évoquer, en l’écoutant, le propos d’un de mes amis palestiniens, grand connaisseur des choses du Moyen-Orient, à qui j’exposait les buts humanitaires et politiques de mon voyage et mon souci de ne pas y mêler de considérations commerciales : « But Irak is only FOB ! Only business »
*
Si fort que je m’en désole pour le peuple irakien, là est bien le nœud de la question : mais à supposer que Saddam veuille traiter avec les Etats-Unis, les Etats-Unis sont-ils prêts à traiter avec lui ? N’incarne-t-il pas la volonté d’indépendance des Arabes en général et de l’Irak en particulier ? Un tel personnage est-il « fiable » pour l’Amérique ?
Je crus alors percevoir dans la bouche du président irakien une nuance de fatalisme qui ne lui était pas ordinaire : « Les Américains se comportent, me dit-il, comme de simples marchands de canons. Ils installent des « Patriot » au Koweït, alors qu’ils savent pertinemment qu’il n’y a plus de missile irakien capable de dépasser 150 km. Ils annoncent le déploiement dans toute la région d’avions A10, « tueurs de chars ».
S’agit-il simplement d’une promotion commerciale à l’exportation, ou envisagent-ils sérieusement d’attaquer à nouveau l’Irak ? Qu’y gagneront-ils ? Quoi qu’ils fassent, les Américains n’ont pas les moyens de dominer durablement la région … Que feront-ils en cas d’agression de l’Iran contre les pays du Golfe ? En écrasant l’Irak, ils ont seulement excité la haine des peuples arabes à leur égard … »
Et comme je lui faisais observer que l’intégrité de l’Irak restait un objectif de la communauté internationale : « L’Irak, poursuivit-il, a contribué dans le passé à la stabilité de la région contre l’Iran, mais a été mal récompensé … J’espère, en vous entendant, que l’Irak, à l’avenir, pourra à nouveau jouer un rôle actif dans l’équilibre et la stabilité régionale, car les Etats-Unis ne le peuvent pas. »
En évoquant la paix dans la région, Saddam Hussein me facilitait la transition :
« La prochaine étape de mon voyage, lui dis-je, sera Jérusalem – ce qu’il savait déjà. J’y rencontrerai le ministre des Affaires Etrangères d’Israël, Shimon Peres. L’homme a une vision. C’est assez rare, au Proche-Orient. Il sait qu’il n’y a pas de paix durable, de la Méditerranée au Golfe, en dehors de la reconnaissance des droits du peuple palestinien et il mesure aussi l’importance de l’Irak dans la région. »
La réponse ne se fit pas attendre : « Je n’ai pas l’intention d’envoyer une lettre à M. Peres. En revanche, vous pouvez répéter à M. Peres ce que nous vous avons dit. Naturellement vous êtes libre aussi de vos commentaires. L’Irak a choisi une fois pour toutes le développement et l’indépendance. Partout on s’insurge contre la violence et le terrorisme. Sauf en Irak où l’on prend prétexte du droit des Kurdes et des Chiites … C’est le triomphe du « deux poids, deux mesures ». L’Irak aspire à la paix et à la stabilité dans la région. J’espère qu’il pourra y apporter sa contribution… La clé de la paix au Proche-Orient, c’est le sort du peuple palestinien. Malgré l’injustice et l’agression subies par l’Irak, je veux garder confiance en l’avenir … »
Tarek Aziz, que j’avais vu l’avant-veille, avait déjà développé à mon intention le point de vue irakien : « L’Irak a connu deux guerres, avec l’Iran puis avec les Etats-Unis. Notre pays veut la paix. Nous n’avons pas été à l’origine du conflit israélo-palestinien. C’est un conflit qui existe en dehors de nous. Nous n’avons d’ailleurs pas de frontière commune avec Israël. Notre position est que les Palestiniens doivent se déterminer par eux-mêmes. Nous n’avons pas à être plus palestiniens que les Palestiniens. De même, les gouvernements d’Egypte, de Syrie, de Jordanie sont d’abord responsables devant leurs propres peuples. Qu’ils se déterminent par eux-mêmes ! Nous nous abstenons de les critiquer officiellement. Mais comment ne serions-nous pas frappés par le « deux poids deux mesures » dans l’application par l’ONU des résolutions 242 et 338 ? L’Irak n’a pas choisi la voie du fondamentalisme islamique. Il a choisi la voie de la modernisation. L’extrémisme islamiste est le principal facteur de déstabilisation de la région. Il s’enracine dans la misère, le désespoir, le sentiment d’injustice. Comme tous les extrémismes – communisme, fascisme -, il prospère sur le terreau des difficultés sociales du peuple. L’Irak a choisi une autre voie : moderniser son économie, améliorer le logement, l’habitat, promouvoir l’éducation, maîtriser les technologies. C’est à l’Occident de savoir quelle voie il veut favoriser dans le monde arabe. Tous les régimes de la région sont fragiles. L’intérêt bien compris de l’Occident serait d’avoir affaire à un Irak moderne. L’Irak est un pays riche, héritier d’une grande civilisation, ouvert aux contacts avec le monde extérieur … Quant au « processus de paix », nous considérons qu’il reste ambigu sur le point principal, qui est l’avenir du peuple palestinien. »
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Le ministre de l’Information m’assura plus tard que les photos satellite exhibées par Mme Albright au Conseil de Sécurité ne pouvaient montrer que des chars enterrés, en position défensive selon la méthode soviétique.
Ces explications paraissent rétrospectivement assez convaincantes. Elles sont corroborées par les informations dont nous disposons maintenant de source américaine. Comment se fait-il alors que les Irakiens aient été incapables de faire entendre leur voix au début d’octobre 1994 ? Absence du sens de la communication ? Asservissement de l’information à la seule thèse américaine ? Tarek Aziz m’assurera que, revenu lui-même de New York à Bagdad au milieu de la crise, il avait trouvé le président irakien à mille lieues de se douter de l’ampleur prise par l’affaire dans les médias du monde entier. Le blocus n’est pas que commercial. Il touche aussi l’information et par conséquent l’intelligence du monde extérieur.
Comme j’incitais Saddam Hussein, me faisant l’avocat de la position du gouvernement français, à reconnaître la résolution 833, délimitant le nouveau tracé de la frontière avec le Koweït, je l’entendis me répondre d’abord : « Où est passée la volonté d’indépendance de la France ? Depuis plusieurs années, le gouvernement français m’a habitué à un langage flexible, à des phrases mouvantes, à un flou permanent … Après le discours de François Mitterrand à l’ONU le 24 septembre 1990, j’ai fait une déclaration télévisée pour faire connaître une appréciation positive. Mais nous n’avons jamais pu engager le dialogue direct avec la France. La seule réponse qui nous a été faite publiquement a été « l’application des résolutions des Nations Unies » et bien entendu uniquement de celles qui concernaient l’Irak. »
Malgré son désabusement, il réitère les espoirs qu’il conserve en la France : « Quel dommage, me dit-il, que je n’aie jamais pu rencontrer François Mitterrand ! » Je lui dis l’avoir proposé au président après mon précédent voyage en 1990, et qu’à l’époque il n’en avait pas écarté l’idée. Tarek Aziz s’exclame alors – ce sera sa seule interruption - : « Si cela s’était fait, la guerre eût été évitée ! … »
Comme j’argumentais que la frontière avec le Koweït était un sujet sensible, que là se situait l’origine du conflit, que le gouvernement français avait déjà montré un signe d’ouverture, en refusant la création par la résolution 949 d’une zone d’exclusion terrestre que les Etats-Unis voulaient imposer, au sud de l’Irak, je l’entendis me dire : « J’adhère à la logique de votre position. Mais si nous reconnaissons le nouveau tracé de la frontière du Koweït, qui nous garantit qu’alors de nouvelles conditions inacceptables ne seront pas posées à l’égard des Chiites et des Kurdes qui seront autant d’ingérences dans les affaires intérieures de l’Irak ? … Vous revenez d’une région chiite. Vous avez pu constater que le gouvernement a la situation bien en main. La création d’une zone d’exclusion terrestre serait bien évidemment la porte ouverte à l’Iran. Mais aujourd’hui, en dehors de quelques incursions, il n’y a pas de problèmes de maintien de l’ordre au Sud … Il n’en va pas de même en pays kurde. Là, il y a des problèmes, mais qui ne datent pas d’hier. Quand le général (Jacques) Mitterrand m’a rendu visite en décembre 1989 chez moi, dans le Nord, le pays était calme : il a pu s’en assurer lui-même. Les Kurdes, comme les Chiites, sont d’abord des prétextes pour porter atteinte à la souveraineté de l’Irak … Partout on s’insurge contre la violence, en Algérie, en Egypte. Mais quand il y a des attentats en Irak, on appelle cela « lutte pour les droits de l’Homme » … quand l’Iran envoie des saboteurs en Irak, là il ne s’agit plus de violence, mais de lutte pour le droit des Chiites et des Kurdes. »
J’entendis le lendemain le même son de cloche chez le ministre de l’Information : « Pour l’Occident il y a les bons Chiites, en Irak, et les mauvais Chiites, au Liban, ceux du Hezbollah … De même, il y a les bons Kurdes en Irak, et il y a les mauvais Kurdes, en Turquie, dont les Etats occidentaux ne se soucient guère. L’Iran peut financer au Kurdistan irakien un troisième parti islamique, qui se développe désormais à côté des deux autres, celui de Barzani (le PDK) et celui de Talegani (l’UPK) … Chaque semaine, des villages irakiens sont bombardés par l’aviation turque, parce qu’ils sont censés abriter des camps du PKK . De tout cela, l’Occident n’a cure … »
Saddam Hussein tira à mon intention une conclusion simple : « Satisfaire aux résolutions de l’ONU est un exercice impossible. La seule chose qui compte, c’est la volonté des Etats-Unis. Les résolutions de l’ONU ne sont que l’habillage de la volonté des Etats-Unis de remettre l’Irak sous contrôle. »
Après que je me fus beaucoup dépensé à la fois pour rétablir une certaine idée du rôle que la France pourrait encore jouer à l’avenir, et pour assouplir la position de l’Irak vis-à-vis des exigences du Conseil de Sécurité, Saddam Hussein en vint à ce qui, pour lui, était évidemment le cœur de sa préoccupation : la défense de l’indépendance irakienne.
« Ce qui est devant nous, me dit-il, c’est le risque d’une totale mainmise américaine sur le pétrole irakien. Le pétrole, pour les Etats-Unis, c’est le moyen de régler à leur convenance leurs rapports futurs avec l’Europe et le Japon. Ou bien la France est capable de comprendre que l’indépendance de l’Irak sert sa propre indépendance et celle des autres peuples, ou bien, si elle ne le comprend pas, comment donc défendre à sa place des intérêts vitaux dont elle semble n’avoir plus conscience ? Si la France à l’avenir veut encore peser en Europe, elle a besoin d’être présente au Moyen-Orient … »
Je ne puis m’empêcher d’évoquer, en l’écoutant, le propos d’un de mes amis palestiniens, grand connaisseur des choses du Moyen-Orient, à qui j’exposait les buts humanitaires et politiques de mon voyage et mon souci de ne pas y mêler de considérations commerciales : « But Irak is only FOB ! Only business »
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Si fort que je m’en désole pour le peuple irakien, là est bien le nœud de la question : mais à supposer que Saddam veuille traiter avec les Etats-Unis, les Etats-Unis sont-ils prêts à traiter avec lui ? N’incarne-t-il pas la volonté d’indépendance des Arabes en général et de l’Irak en particulier ? Un tel personnage est-il « fiable » pour l’Amérique ?
Je crus alors percevoir dans la bouche du président irakien une nuance de fatalisme qui ne lui était pas ordinaire : « Les Américains se comportent, me dit-il, comme de simples marchands de canons. Ils installent des « Patriot » au Koweït, alors qu’ils savent pertinemment qu’il n’y a plus de missile irakien capable de dépasser 150 km. Ils annoncent le déploiement dans toute la région d’avions A10, « tueurs de chars ».
S’agit-il simplement d’une promotion commerciale à l’exportation, ou envisagent-ils sérieusement d’attaquer à nouveau l’Irak ? Qu’y gagneront-ils ? Quoi qu’ils fassent, les Américains n’ont pas les moyens de dominer durablement la région … Que feront-ils en cas d’agression de l’Iran contre les pays du Golfe ? En écrasant l’Irak, ils ont seulement excité la haine des peuples arabes à leur égard … »
Et comme je lui faisais observer que l’intégrité de l’Irak restait un objectif de la communauté internationale : « L’Irak, poursuivit-il, a contribué dans le passé à la stabilité de la région contre l’Iran, mais a été mal récompensé … J’espère, en vous entendant, que l’Irak, à l’avenir, pourra à nouveau jouer un rôle actif dans l’équilibre et la stabilité régionale, car les Etats-Unis ne le peuvent pas. »
En évoquant la paix dans la région, Saddam Hussein me facilitait la transition :
« La prochaine étape de mon voyage, lui dis-je, sera Jérusalem – ce qu’il savait déjà. J’y rencontrerai le ministre des Affaires Etrangères d’Israël, Shimon Peres. L’homme a une vision. C’est assez rare, au Proche-Orient. Il sait qu’il n’y a pas de paix durable, de la Méditerranée au Golfe, en dehors de la reconnaissance des droits du peuple palestinien et il mesure aussi l’importance de l’Irak dans la région. »
La réponse ne se fit pas attendre : « Je n’ai pas l’intention d’envoyer une lettre à M. Peres. En revanche, vous pouvez répéter à M. Peres ce que nous vous avons dit. Naturellement vous êtes libre aussi de vos commentaires. L’Irak a choisi une fois pour toutes le développement et l’indépendance. Partout on s’insurge contre la violence et le terrorisme. Sauf en Irak où l’on prend prétexte du droit des Kurdes et des Chiites … C’est le triomphe du « deux poids, deux mesures ». L’Irak aspire à la paix et à la stabilité dans la région. J’espère qu’il pourra y apporter sa contribution… La clé de la paix au Proche-Orient, c’est le sort du peuple palestinien. Malgré l’injustice et l’agression subies par l’Irak, je veux garder confiance en l’avenir … »
Tarek Aziz, que j’avais vu l’avant-veille, avait déjà développé à mon intention le point de vue irakien : « L’Irak a connu deux guerres, avec l’Iran puis avec les Etats-Unis. Notre pays veut la paix. Nous n’avons pas été à l’origine du conflit israélo-palestinien. C’est un conflit qui existe en dehors de nous. Nous n’avons d’ailleurs pas de frontière commune avec Israël. Notre position est que les Palestiniens doivent se déterminer par eux-mêmes. Nous n’avons pas à être plus palestiniens que les Palestiniens. De même, les gouvernements d’Egypte, de Syrie, de Jordanie sont d’abord responsables devant leurs propres peuples. Qu’ils se déterminent par eux-mêmes ! Nous nous abstenons de les critiquer officiellement. Mais comment ne serions-nous pas frappés par le « deux poids deux mesures » dans l’application par l’ONU des résolutions 242 et 338 ? L’Irak n’a pas choisi la voie du fondamentalisme islamique. Il a choisi la voie de la modernisation. L’extrémisme islamiste est le principal facteur de déstabilisation de la région. Il s’enracine dans la misère, le désespoir, le sentiment d’injustice. Comme tous les extrémismes – communisme, fascisme -, il prospère sur le terreau des difficultés sociales du peuple. L’Irak a choisi une autre voie : moderniser son économie, améliorer le logement, l’habitat, promouvoir l’éducation, maîtriser les technologies. C’est à l’Occident de savoir quelle voie il veut favoriser dans le monde arabe. Tous les régimes de la région sont fragiles. L’intérêt bien compris de l’Occident serait d’avoir affaire à un Irak moderne. L’Irak est un pays riche, héritier d’une grande civilisation, ouvert aux contacts avec le monde extérieur … Quant au « processus de paix », nous considérons qu’il reste ambigu sur le point principal, qui est l’avenir du peuple palestinien. »
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