Le Figaro Magazine : Que vous inspire cette commémoration de 14-18 dont lecycle amorcé en novembre dernier se déroulera durant les mois à venir ?
Jean-Pierre Chevènement : Il faut la considérer avec la lucidité dont a fait preuve l’ancien ministre des Affaires étrangères allemand Joschka Fischer, lorsqu’il a dit qu’« il serait admirable qu’il y eût un dialogue européen sur le sujet, car là est le commencement de la tragédie européenne ». Si douloureux que soit un passé, il faut en parler en connaissance de cause, savoir démêler les mécanismes profonds des responsabilités immédiates, travail de pédagogie qui n’est absolument pas accompli ni par nos élites intellectuelles ni par nos dirigeants. A la première mondialisation sous domination britannique, qui dura jusqu’en 1914, succéda après 1945 une seconde sous égide américaine. Les deux mondialisations ont abouti à une profonde modification de la hiérarchie des puissances. Avant 1914, la montée de l’Allemagne impériale est un fait saisissant. Unifiée depuis 1871, adossée au Zollverein, experte en matière scientifique et technique, elle ne cesse, sur le plan économique, de creuser l’écart avec la France et l’Angleterre. L’Empire britannique se méfie de cette nouvelle venue qui se dote au surplus d’une puissante flotte de guerre. Ce conflit d’hégémonie est la véritable cause de la guerre. Les origines de la catastrophe sont occultées, on ne peut que déplorer, à l’instar de Joschka Fischer, cette « déshistorisation » des consciences, si bien que je ne serai pas grand clerc en prédisant que la commémoration de 14-18 sera instrumentalisée à des fins politiques. Au nom du « Plus jamais ça ! », il s’agira pour nos classes dirigeantes de réitérer leur défiance à l’encontre des nations, d’où viendrait tout le mal, et de justifier la mise en congé de la démocratie en Europe au prétexte de sauver cette dernière de ses démons. Or la voix de l’Europe est comme étouffée depuis plusieurs décennies. Comment est-elle progressivement sortie de l’Histoire ? Ce mouvement peut-il être inversé ? C’est à ces questions que j’ai voulu répondre dans mon livre, pour envisager ce que peut et doit être notre avenir commun au XXIe siècle.
Jean-Pierre Chevènement : Il faut la considérer avec la lucidité dont a fait preuve l’ancien ministre des Affaires étrangères allemand Joschka Fischer, lorsqu’il a dit qu’« il serait admirable qu’il y eût un dialogue européen sur le sujet, car là est le commencement de la tragédie européenne ». Si douloureux que soit un passé, il faut en parler en connaissance de cause, savoir démêler les mécanismes profonds des responsabilités immédiates, travail de pédagogie qui n’est absolument pas accompli ni par nos élites intellectuelles ni par nos dirigeants. A la première mondialisation sous domination britannique, qui dura jusqu’en 1914, succéda après 1945 une seconde sous égide américaine. Les deux mondialisations ont abouti à une profonde modification de la hiérarchie des puissances. Avant 1914, la montée de l’Allemagne impériale est un fait saisissant. Unifiée depuis 1871, adossée au Zollverein, experte en matière scientifique et technique, elle ne cesse, sur le plan économique, de creuser l’écart avec la France et l’Angleterre. L’Empire britannique se méfie de cette nouvelle venue qui se dote au surplus d’une puissante flotte de guerre. Ce conflit d’hégémonie est la véritable cause de la guerre. Les origines de la catastrophe sont occultées, on ne peut que déplorer, à l’instar de Joschka Fischer, cette « déshistorisation » des consciences, si bien que je ne serai pas grand clerc en prédisant que la commémoration de 14-18 sera instrumentalisée à des fins politiques. Au nom du « Plus jamais ça ! », il s’agira pour nos classes dirigeantes de réitérer leur défiance à l’encontre des nations, d’où viendrait tout le mal, et de justifier la mise en congé de la démocratie en Europe au prétexte de sauver cette dernière de ses démons. Or la voix de l’Europe est comme étouffée depuis plusieurs décennies. Comment est-elle progressivement sortie de l’Histoire ? Ce mouvement peut-il être inversé ? C’est à ces questions que j’ai voulu répondre dans mon livre, pour envisager ce que peut et doit être notre avenir commun au XXIe siècle.
Quelle est la cause immédiate de la Première Guerre mondiale ?
La responsabilité immédiate de la Première Guerre mondiale revient sans conteste aux élites dirigeantes du IIe Reich, imprégnées d’idées pangermanistes. Au départ, les dirigeants allemands pensaient limiter le conflit à un simple affrontement entre l’Autriche-Hongrie et la trop remuante Serbie.Or la mobilisation russe va servir de prétexte pour lancer le projet de guerre préventive, qui dormait depuis 1905 dans les cartons de l’état-major allemand. Le plan Schlieffen consistait à mettre la France hors-jeu en six semaines en passant par la Belgique, puis à se retourner contre la Russie. C’est alors qu’advint l’inattendu : à partir du viol de la neutralité belge,dont l’Angleterre était garante, et surtout de la menace d’une domination complète du continent par l’Allemagne, l’entrée en guerre de la Grande-Bretagne et de son Empire avec, à terme, celle des Etats-Unis. C’est ainsi qu’un conflit local s’est métamorphosé en guerre mondiale, dont l’ampleur et la longueur ont été complètement sous-estimées, et alors que les peuples ne la voulaient pas. Les nations ne sont pas responsables du conflit, mais seulement un cercle étroit de dirigeants inconscients…
Vous expliquez que 14-18 marque le début d’une guerre de trente ans…
Oui, selon l’expression de De Gaulle reprise par Churchill, tous deux adeptes de l’Histoire longue. La Seconde Guerre mondiale est la conséquence de la Première, parce que les élites allemandes n’ont pas accepté la défaite de 1918. Un siècle plus tard, on s’apprête à commémorer 14-18 sous le signe de l’absurde, de la sottise militaire, du sacrifice inutile, de la repentance et de la dévalorisation des nations européennes censées être à l’origine du conflit. Cet affrontement de trente ans, achevé en 1945 avec le transfert de l’hégémonie de l’Europe vers les Etats-Unis, a permis d’enfoncer le clou d’une Europe post-nationale gouvernée selon les vues de Jean Monnet par une Haute Autorité devenue Commission européenne, détentrice du monopole de la proposition et réduisant les nations à un rôle mineur d’acquiescement, le tout sous tutelle diplomatique et militaire américaine.
Comment cela, sous tutelle ?
Sous tutelle, car l’Europe perd complètement voix au chapitre dans les affaires mondiales. La méthode Monnet est un économicisme – l’Europe se fait par le marché – avec anesthésie et évidement progressifs des souverainetés nationales : primauté du droit communautaire sur les législations nationales dès 1964, avec l’arrêt Costa contre Enel, désarmement commercial unilatéral, abolition des frontières avec la convention de Schengen, enfin monnaie unique qui, depuis 1999, juxtapose des économies profondément hétérogènes. Résultat : l’impuissance, l’échec et un déclin accéléré. « La souveraineté nationale, voilà l’ennemi ! » La lecture volontairement biaisée des deux dernières guerres mondiales a permis la diabolisation des nations, au nom de crimes que ces dernières n’avaient pas commis. Il convient de les en disculper pour reprendre la construction européenne sur des bases saines : la nation est indissociable de la démocratie. L’Europe des nations permettra seule de relever le grand défi du XXIe siècle.
C’est-à-dire ?
La nouvelle bipolarité Chine-Amérique. Après l’effondrement de l’empire soviétique, la seconde mondialisation a débouché sur l’envol de la Chine à la fin du XXe siècle – pays qui a multiplié par 10 son PNB en l’espace de vingt ans, et qui dépassera sous peu les Etats-Unis. Voici donc l’Europe menacée de marginalisation, avec une dévalorisation en miroir inversé de l’envol des nations émergentes : Chine, Corée, Inde, Vietnam, etc. Si l’Europe s’abîme aujourd’hui dans le déclin, c’est parce qu’elle s’y est résignée. Le grand saut fédéral que d’aucuns préconisent ne répond à aucun projet réaliste en raison des transferts massifs qu’il impliquerait. Ce serait un nouveau « saut dans le noir ». «Wir springen in das Schwarze » (nous sautons dans le noir) avait dit en août 1914 le chancelier allemand Bethmann Hollweg. De fait, cette fuite en avant allait mettre un point final à la première mondialisation du capitalisme, alors que, dans les conditions de la paix, l’Allemagne aurait naturellement dominé économiquement l’Europe, tout comme on peut l’observer aujourd’hui. Face aux nuages qui obscurcissent la deuxième mondialisation – crise des subprimes de 2008-2009, crise de l’euro qui nous plombe depuis 2010 – ce n’est assurément pas par le biais fédéral qu’on remettra l’Europe dans l’Histoire, mais par un rééquilibrage des forces de ses nations, de la Méditerranée à la Russie, et par une coopération entre elles sur l’essentiel : industrie, énergie, défense. Sans leur énergie créatrice, l’Europe ne pourra pas se relever.
Concrètement, que préconisez-vous ?
Sur le plan monétaire, une voie s’impose à l’évidence : encourager la Banque centrale européenne à acheter des obligations souveraines des pays en difficulté : Grèce, Italie, Espagne et Portugal, dont la restructuration des dettes est inévitable. Mais la BCE ne ferait qu’acheter du temps, le vice fondamental de la monnaie unique résidant dans l’hétérogénéité des économies qui l’ont en partage. A cela, on ne peut remédier autrement qu’en optant pour une monnaie non plus unique, mais commune, réservée aux transactions internationales, panier de monnaies nationales reconstituées fluctuant dans un système monétaire européen, avec des parités négociées, aux fourchettes étroites. Que la monnaie unique soit une impasse est désormais reconnu, des voix autorisées en Allemagne s’élèvent pour le dire : HansWerner Sinn, l’économiste le plus connu outre-Rhin, ou bien Oskar Lafontaine, ministre des finances de Schröder, ou M.Henkel, ancien président du patronat allemand, ou encore le nouveau parti Alternativ für Deutschland. Tous estiment qu’il faut arriver à un système d’ajustement plus souple, car la dévaluation interne comme la pratique aujourd’hui l’Espagne aboutit à 50 % des jeunes au chômage. La seule façon d’éviter d’aller dans le mur serait de restaurer les mécanismes d’ajustement monétaire, tout en conservant un toit et un projet européens communs. Ce que je propose est une dévaluation d’environ 20% de l’euro,monnaie commune, pour permettre à l’Europe de retrouver sa compétitivité. L’euro franc et l’euro lire vaudraient 1 euro, l’euro mark serait réévalué de 15 points, les Espagnols dévalueraient à proportion de 10 à 15 points, les Grecs de 30 points.Le bon sens ne s’imposant jamais sans réalisme,nous aboutirions ainsi à une dévaluation globale permettant de retrouver le cours initial de l’euro qui se situait à 1,16 dollar lors de son émission, alors que nous frôlons aujourd’hui 1,40 dollar, taux insupportable pour les pays de l’Europe du Sud. Pour éviter des crises sociales et politiques à répétition, il faut donc que l’Allemagne et la France, qui furent à l’origine de l’euro – Kohl, Mitterrand et Delors –, se retrouvent aujourd’hui pour corriger l’erreur initiale. François Mitterrand ne potassait pas tous les soirs la théorie de Mundell sur les zones monétaires optimales ! Il a raisonné à grandes guides : la France allait s’approprier le mark allemand, tout en conservant la dissuasion !
Mais chaque monnaie convient à un pays. L’écart s’est nettement creusé entre l’Allemagne et la France au cours des dix dernières années.Notre industrie n’exporte que si ses prix restent compétitifs.Or c’est l’Allemagne qui a fait un effort de compétitivité, alors qu’elle dispose déjà d’une production haut de gamme et de créneaux monopolistiques qui lui permettent de s’accommoder d’un euro surévalué. Avec l’instauration de la monnaie commune, le projet européen redeviendrait tenable : notre industrie serait à nouveau compétitive, les touristes iraient en Grèce, l'immobilier espagnol repartirait, chacun jouant ses avantages comparatifs naturels. Le président de la République entend-il prendre les moyens d’une négociation permettant la réforme de l’organisation monétaire européenne ?
Vous observez dans votre livre que François Hollande est au pouvoir « au moins » jusqu’en 2017, ce qui fait de vous un homme patient et aimable…
Je suis légitimiste… Et républicain…
Et optimiste ?
Dans l’immédiat, non. Mais il ne faut pas préjuger du moyen terme. Si les Allemands ne sont pas encore sur l’idée de la monnaie commune, ils peuvent évoluer à propos du rôle de la BCE, où ils ne sont pas majoritaires au conseil des gouverneurs… Par ailleurs, on observe une tension entre Washington et Berlin dont le vrai motif n’est nullement les écoutes de la NSA mais la politique économique et monétaire allemande. L’Europe pèse encore lourd : un peu plus de 30% du commerce international… Il faut envisager toutes ces plaques en mouvement : montée de la Chine, rôle de l’Allemagne au coeur de la zone euro, souffrance des pays d’Europe du Sud, et intérêts américains… Il faudra bien que toutes ces tensions se résorbent. L’Allemagne, à juste titre, ne veut pas sacrifier sa compétitivité. Les Allemands ne veulent plus payer indéfiniment pour la Grèce, le Portugal, etc. La zone euro est un tonneau des Danaïdes. Selon Hans Werner Sinn, les engagements contractés par l’Allemagne en 2012 équivalaient déjà à 30% de son PNB. L’Allemagne et la France, qui sont à l’origine de la monnaie unique, finiront par devoir se mettre d’accord sur une organisation monétaire de l’Europe enfin viable. C’est la liberté et l’avenir commun des nations européennes qui est en jeu.
Source : Le Figaro Magazine
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Découvrez le nouveau livre de Jean-Pierre Chevènement 1914-2014 : l'Europe sortie de l'histoire? (éditions Fayard)
La responsabilité immédiate de la Première Guerre mondiale revient sans conteste aux élites dirigeantes du IIe Reich, imprégnées d’idées pangermanistes. Au départ, les dirigeants allemands pensaient limiter le conflit à un simple affrontement entre l’Autriche-Hongrie et la trop remuante Serbie.Or la mobilisation russe va servir de prétexte pour lancer le projet de guerre préventive, qui dormait depuis 1905 dans les cartons de l’état-major allemand. Le plan Schlieffen consistait à mettre la France hors-jeu en six semaines en passant par la Belgique, puis à se retourner contre la Russie. C’est alors qu’advint l’inattendu : à partir du viol de la neutralité belge,dont l’Angleterre était garante, et surtout de la menace d’une domination complète du continent par l’Allemagne, l’entrée en guerre de la Grande-Bretagne et de son Empire avec, à terme, celle des Etats-Unis. C’est ainsi qu’un conflit local s’est métamorphosé en guerre mondiale, dont l’ampleur et la longueur ont été complètement sous-estimées, et alors que les peuples ne la voulaient pas. Les nations ne sont pas responsables du conflit, mais seulement un cercle étroit de dirigeants inconscients…
Vous expliquez que 14-18 marque le début d’une guerre de trente ans…
Oui, selon l’expression de De Gaulle reprise par Churchill, tous deux adeptes de l’Histoire longue. La Seconde Guerre mondiale est la conséquence de la Première, parce que les élites allemandes n’ont pas accepté la défaite de 1918. Un siècle plus tard, on s’apprête à commémorer 14-18 sous le signe de l’absurde, de la sottise militaire, du sacrifice inutile, de la repentance et de la dévalorisation des nations européennes censées être à l’origine du conflit. Cet affrontement de trente ans, achevé en 1945 avec le transfert de l’hégémonie de l’Europe vers les Etats-Unis, a permis d’enfoncer le clou d’une Europe post-nationale gouvernée selon les vues de Jean Monnet par une Haute Autorité devenue Commission européenne, détentrice du monopole de la proposition et réduisant les nations à un rôle mineur d’acquiescement, le tout sous tutelle diplomatique et militaire américaine.
Comment cela, sous tutelle ?
Sous tutelle, car l’Europe perd complètement voix au chapitre dans les affaires mondiales. La méthode Monnet est un économicisme – l’Europe se fait par le marché – avec anesthésie et évidement progressifs des souverainetés nationales : primauté du droit communautaire sur les législations nationales dès 1964, avec l’arrêt Costa contre Enel, désarmement commercial unilatéral, abolition des frontières avec la convention de Schengen, enfin monnaie unique qui, depuis 1999, juxtapose des économies profondément hétérogènes. Résultat : l’impuissance, l’échec et un déclin accéléré. « La souveraineté nationale, voilà l’ennemi ! » La lecture volontairement biaisée des deux dernières guerres mondiales a permis la diabolisation des nations, au nom de crimes que ces dernières n’avaient pas commis. Il convient de les en disculper pour reprendre la construction européenne sur des bases saines : la nation est indissociable de la démocratie. L’Europe des nations permettra seule de relever le grand défi du XXIe siècle.
C’est-à-dire ?
La nouvelle bipolarité Chine-Amérique. Après l’effondrement de l’empire soviétique, la seconde mondialisation a débouché sur l’envol de la Chine à la fin du XXe siècle – pays qui a multiplié par 10 son PNB en l’espace de vingt ans, et qui dépassera sous peu les Etats-Unis. Voici donc l’Europe menacée de marginalisation, avec une dévalorisation en miroir inversé de l’envol des nations émergentes : Chine, Corée, Inde, Vietnam, etc. Si l’Europe s’abîme aujourd’hui dans le déclin, c’est parce qu’elle s’y est résignée. Le grand saut fédéral que d’aucuns préconisent ne répond à aucun projet réaliste en raison des transferts massifs qu’il impliquerait. Ce serait un nouveau « saut dans le noir ». «Wir springen in das Schwarze » (nous sautons dans le noir) avait dit en août 1914 le chancelier allemand Bethmann Hollweg. De fait, cette fuite en avant allait mettre un point final à la première mondialisation du capitalisme, alors que, dans les conditions de la paix, l’Allemagne aurait naturellement dominé économiquement l’Europe, tout comme on peut l’observer aujourd’hui. Face aux nuages qui obscurcissent la deuxième mondialisation – crise des subprimes de 2008-2009, crise de l’euro qui nous plombe depuis 2010 – ce n’est assurément pas par le biais fédéral qu’on remettra l’Europe dans l’Histoire, mais par un rééquilibrage des forces de ses nations, de la Méditerranée à la Russie, et par une coopération entre elles sur l’essentiel : industrie, énergie, défense. Sans leur énergie créatrice, l’Europe ne pourra pas se relever.
Concrètement, que préconisez-vous ?
Sur le plan monétaire, une voie s’impose à l’évidence : encourager la Banque centrale européenne à acheter des obligations souveraines des pays en difficulté : Grèce, Italie, Espagne et Portugal, dont la restructuration des dettes est inévitable. Mais la BCE ne ferait qu’acheter du temps, le vice fondamental de la monnaie unique résidant dans l’hétérogénéité des économies qui l’ont en partage. A cela, on ne peut remédier autrement qu’en optant pour une monnaie non plus unique, mais commune, réservée aux transactions internationales, panier de monnaies nationales reconstituées fluctuant dans un système monétaire européen, avec des parités négociées, aux fourchettes étroites. Que la monnaie unique soit une impasse est désormais reconnu, des voix autorisées en Allemagne s’élèvent pour le dire : HansWerner Sinn, l’économiste le plus connu outre-Rhin, ou bien Oskar Lafontaine, ministre des finances de Schröder, ou M.Henkel, ancien président du patronat allemand, ou encore le nouveau parti Alternativ für Deutschland. Tous estiment qu’il faut arriver à un système d’ajustement plus souple, car la dévaluation interne comme la pratique aujourd’hui l’Espagne aboutit à 50 % des jeunes au chômage. La seule façon d’éviter d’aller dans le mur serait de restaurer les mécanismes d’ajustement monétaire, tout en conservant un toit et un projet européens communs. Ce que je propose est une dévaluation d’environ 20% de l’euro,monnaie commune, pour permettre à l’Europe de retrouver sa compétitivité. L’euro franc et l’euro lire vaudraient 1 euro, l’euro mark serait réévalué de 15 points, les Espagnols dévalueraient à proportion de 10 à 15 points, les Grecs de 30 points.Le bon sens ne s’imposant jamais sans réalisme,nous aboutirions ainsi à une dévaluation globale permettant de retrouver le cours initial de l’euro qui se situait à 1,16 dollar lors de son émission, alors que nous frôlons aujourd’hui 1,40 dollar, taux insupportable pour les pays de l’Europe du Sud. Pour éviter des crises sociales et politiques à répétition, il faut donc que l’Allemagne et la France, qui furent à l’origine de l’euro – Kohl, Mitterrand et Delors –, se retrouvent aujourd’hui pour corriger l’erreur initiale. François Mitterrand ne potassait pas tous les soirs la théorie de Mundell sur les zones monétaires optimales ! Il a raisonné à grandes guides : la France allait s’approprier le mark allemand, tout en conservant la dissuasion !
Mais chaque monnaie convient à un pays. L’écart s’est nettement creusé entre l’Allemagne et la France au cours des dix dernières années.Notre industrie n’exporte que si ses prix restent compétitifs.Or c’est l’Allemagne qui a fait un effort de compétitivité, alors qu’elle dispose déjà d’une production haut de gamme et de créneaux monopolistiques qui lui permettent de s’accommoder d’un euro surévalué. Avec l’instauration de la monnaie commune, le projet européen redeviendrait tenable : notre industrie serait à nouveau compétitive, les touristes iraient en Grèce, l'immobilier espagnol repartirait, chacun jouant ses avantages comparatifs naturels. Le président de la République entend-il prendre les moyens d’une négociation permettant la réforme de l’organisation monétaire européenne ?
Vous observez dans votre livre que François Hollande est au pouvoir « au moins » jusqu’en 2017, ce qui fait de vous un homme patient et aimable…
Je suis légitimiste… Et républicain…
Et optimiste ?
Dans l’immédiat, non. Mais il ne faut pas préjuger du moyen terme. Si les Allemands ne sont pas encore sur l’idée de la monnaie commune, ils peuvent évoluer à propos du rôle de la BCE, où ils ne sont pas majoritaires au conseil des gouverneurs… Par ailleurs, on observe une tension entre Washington et Berlin dont le vrai motif n’est nullement les écoutes de la NSA mais la politique économique et monétaire allemande. L’Europe pèse encore lourd : un peu plus de 30% du commerce international… Il faut envisager toutes ces plaques en mouvement : montée de la Chine, rôle de l’Allemagne au coeur de la zone euro, souffrance des pays d’Europe du Sud, et intérêts américains… Il faudra bien que toutes ces tensions se résorbent. L’Allemagne, à juste titre, ne veut pas sacrifier sa compétitivité. Les Allemands ne veulent plus payer indéfiniment pour la Grèce, le Portugal, etc. La zone euro est un tonneau des Danaïdes. Selon Hans Werner Sinn, les engagements contractés par l’Allemagne en 2012 équivalaient déjà à 30% de son PNB. L’Allemagne et la France, qui sont à l’origine de la monnaie unique, finiront par devoir se mettre d’accord sur une organisation monétaire de l’Europe enfin viable. C’est la liberté et l’avenir commun des nations européennes qui est en jeu.
Source : Le Figaro Magazine
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