Être libre en politique, c'est d'abord savoir « où on habite. » Tel se vit comme « citoyen du monde. » Je me vois, quant à moi, comme citoyen français. Partout chez lui, le premier n'habite nulle part. Je m'inscris pour ma part dans une Histoire, celle de la nation française. Cette appartenance à la France ne m'empêche pas d'appartenir à l'humanité. Au contraire, elle me le permet : c'est à travers la France que je peux prendre mes responsabilités vis-à-vis du monde. Aussitôt entends-je s'élever un cri : « Et l'Europe ? Que faites-vous, là-dedans, de l'Europe ? »
Certes, la France fait partie de la grande famille des nations européennes. Mais bien que la construction européenne ait été proposée - par la France justement - comme le moyen de surmonter l'antagonisme franco-allemand, au lendemain des deux guerres mondiales, je sais que le sentiment d'appartenance à l'Europe est encore loin d'atteindre chez les différents peuples européens, la force du sentiment d'appartenance nationale. Or c'est celui-ci qui permet l'exercice de la démocratie, c'est-à-dire l'acceptation provisoire par une minorité du fait majoritaire. À l'ignorer, l'Union européenne s'exposerait à de graves mécomptes. La construction de l'Europe est utile et même nécessaire dans un monde que domine de plus en plus la rivalité des États-Unis et de la Chine, mais la construction de ce « tiers acteur » ne peut se faire que d'une manière très pragmatique. Elle s'effectue dans la réalité de façon quelque peu désordonnée, selon une règle assez éloignée de la démocratie, proche du « consensus implicite ».
Certes, la France fait partie de la grande famille des nations européennes. Mais bien que la construction européenne ait été proposée - par la France justement - comme le moyen de surmonter l'antagonisme franco-allemand, au lendemain des deux guerres mondiales, je sais que le sentiment d'appartenance à l'Europe est encore loin d'atteindre chez les différents peuples européens, la force du sentiment d'appartenance nationale. Or c'est celui-ci qui permet l'exercice de la démocratie, c'est-à-dire l'acceptation provisoire par une minorité du fait majoritaire. À l'ignorer, l'Union européenne s'exposerait à de graves mécomptes. La construction de l'Europe est utile et même nécessaire dans un monde que domine de plus en plus la rivalité des États-Unis et de la Chine, mais la construction de ce « tiers acteur » ne peut se faire que d'une manière très pragmatique. Elle s'effectue dans la réalité de façon quelque peu désordonnée, selon une règle assez éloignée de la démocratie, proche du « consensus implicite ».
Les nations au sein de l'Europe continuent de vivre et c'est une excellente chose pour la démocratie et pour l'Europe.
C'est une Europe des élites. La démocratie s'est réfugiée dans le Conseil européen : les dirigeants de la Commission, de la Cour de Justice et de la Banque centrale ne sont pas élus par le suffrage universel et le Parlement européen juxtapose, en l'absence d'un « demos » européen, la volonté de vingt-sept peuples. Il ne peut fonder une légitimité démocratique, comme l'a souligné justement le Tribunal constitutionnel de Karlsruhe. Quand d'ailleurs un peuple dit « non » (ainsi en France par le référendum de 2005), on trouve le moyen de contourner sa volonté en autorisant en 2008 la ratification du traité de Lisbonne reprenant, à quelques mots près, le texte rejeté. C'est pourquoi, même nécessaire, cette construction reste fragile. Elle ne pourra se consolider que dans la longue durée. Le débat entre peuples européens sur « l'autonomie stratégique européenne » manifeste la fragilité du « vouloir vivre » commun. Les nations au sein de l'Europe continuent de vivre et c'est une excellente chose pour la démocratie et pour l'Europe elle-même.
Quand on sait, par instinct autant que par raison, « où on habite », il faut s'efforcer de « comprendre son temps », c'est-à-dire prendre conscience non seulement du sens général de l'Histoire, car celle-ci a toujours sa part d'imprévisible, mais surtout des marges de liberté qu'elle autorise. L'Occident, confronté à la montée de la Chine, mais aussi de l'islamisme politique, n'a plus le monopole de la fabrication de l'Histoire. La civilisation européenne, née de la Grèce et de Rome, a-t-elle, pour autant, achevé sa course ? Qu'est-ce qui nous obligerait à passer par pertes et profits le legs de plus de deux mille ans d'une histoire et d'une civilisation fondées sur la raison ?
Faire confiance à la raison
La menace des pandémies ? Nos sociétés en ont vu d'autres et les ont toujours surmontées. Il n'y a pas de raison de penser que la science ne permettra pas d'inventer les nouveaux vaccins qui permettront d'en venir à bout. Plutôt que de nous abandonner à la pusillanimité, nous serions mieux inspirés de méditer la pensée de Roosevelt : « De toutes les peurs dont nous devons nous garder, la principale est la peur elle-même. » La confiance en l'homme et en sa raison est le fondement le plus solide de la civilisation occidentale. Sachons la maintenir, même si c'est à rebours du temps, hanté par la « collapsologie. »
Certes, la civilisation chinoise, de forme impériale, est aussi une civilisation millénaire, mais sa perpétuation sous la forme d'un parti unique se réclamant d'un socialisme mythique, laisse une pluralité d'avenirs ouverts. Ne perdons pas confiance dans les vertus de la liberté ni dans les capacités d'adaptation de la démocratie. La Chine est à la veille de transformations encore plus impressionnantes et imprévisibles que celles, formidables, qu'elle a déjà connues. Elle changera encore, tout comme le reste du monde. Veillons seulement à ce que ces changements interviennent selon les règles du jeu fixées en commun et répondant à nos intérêts. Elle n'est pas notre ennemie, dès lors qu'elle respecte ces règles. Il faudra faire avec, sans cesser d'affirmer nos principes.
Appliquer le principe de non-ingérence
D'autres lourds nuages s'accumulent à un autre coin de l'horizon. Le monde musulman est en crise, coincé entre une interprétation littéraliste et figée de ses textes sacrés et les défis d'une modernité agressive. Comme les États-Unis en Afghanistan, la France est enlisée au Sahel dans un « nation-building » sans perspective discernable à terme rapproché. Comme l'a en effet montré un des meilleurs spécialistes de la région, Stephen Smith, nous nous heurtons presque partout à des États et à des forces armées locales défaillantes : à vouloir tout faire à la place des peuples sahéliens (ou plus généralement musulmans), nous céderions à un péché d'orgueil. La seule légitimité de notre intervention est de combattre le terrorisme djihadiste quand il menace nos pays. Nous ne pouvons pas empêcher les tentatives de « réconciliation nationale » avec des opposants se réclamant plus ou moins de l'islam. La question de la gouvernance locale doit être laissée aux forces locales. Sinon, nous serons accusés d'« ingérence ».
Comme l'observe Stephen Smith, l'opinion publique en Afrique assimile le mal d'État à la corruption et celle-ci à l'Occident (en l'occurrence la France). C'est une vue réaliste des choses d'anticiper l'apparition sous la pression de l'opinion publique de nouveaux « codes de conduite » ancrés dans l'islam. L'Afrique de l'Ouest (mais cela correspond à tous les pays de l'aire islamique) cherche une forme politique qui correspond à sa civilisation. Le réalisme commande la non-ingérence dans des formes de gouvernance qui relèvent d'abord des affaires intérieures des autres États. Cette position est conforme à nos principes et à la charte des Nations unies. Elle n'implique aucune complaisance idéologique : nous sommes fondés à combattre sans restriction le terrorisme islamiste quand il nous vise et l'idéologie islamiste quand elle met en cause notre République, c'est-à-dire prétend imposer sa loi sur notre sol. La non-ingérence dans les affaires des autres ne nous empêche pas, bien au contraire, de favoriser en France même un islam intériorisé, respectueux des lois de notre République.
Refuser l'engrenage de la guerre sans fin
Donnons-nous une large marge de manoeuvre pour combattre nos adversaires véritables. Dans les pays qui appartiennent à l'aire islamique, c'est aux armées locales de mener le combat pour une gouvernance répondant aux aspirations des peuples. Ceux-ci préfèrent généralement un islam tranquille aux déchaînements de l'islamisme radical. Il y a dans l'islam une école littéraliste, dite école « hanbalite » (du nom d'Ibn Hanbal qui vivait au IXe siècle). Cette école constitue en période de crise le terreau de sursauts djihadistes, ainsi à l'époque des croisades et des invasions mongoles avec Ibn Tammiya, ou face à la colonisation, ainsi le Mahdi au Soudan à la fin du XIXe siècle. Mais en temps ordinaire, les excès du djihadisme ont toujours été contenus par les Empires (ottoman, perse ou moghol) et plus généralement par les États. C'est plus que jamais aujourd'hui aux États d'assurer cette régulation. Vouloir le faire à leur place, c'est mettre le doigt dans l'engrenage de « guerres sans fin ». La France, pour utiliser judicieusement ses forces, doit être capable de les économiser. Cet aggiornamento que je préconise est seul en mesure de responsabiliser les grands États de l'aire islamique et de nous éviter des enlisements coûteux.
Me suis-je, dans cette digression, éloigné de mon sujet ? Non, ce me semble : j'ai abordé les deux plus grands défis qui se profilent à l'horizon international de la France, en leur cherchant une réponse efficace dans la longue durée, celle qui, seule, nous permettra de vaincre, avec nos moyens, tout en restant fidèle à nos principes et à l'héritage des Lumières. C'est cela être libre : « avoir le courage de chercher la vérité et de la dire » (Jean Jaurès, discours à la jeunesse, prononcé à Albi en juillet 1903) au bon endroit et au bon moment.
Source : Le Point
C'est une Europe des élites. La démocratie s'est réfugiée dans le Conseil européen : les dirigeants de la Commission, de la Cour de Justice et de la Banque centrale ne sont pas élus par le suffrage universel et le Parlement européen juxtapose, en l'absence d'un « demos » européen, la volonté de vingt-sept peuples. Il ne peut fonder une légitimité démocratique, comme l'a souligné justement le Tribunal constitutionnel de Karlsruhe. Quand d'ailleurs un peuple dit « non » (ainsi en France par le référendum de 2005), on trouve le moyen de contourner sa volonté en autorisant en 2008 la ratification du traité de Lisbonne reprenant, à quelques mots près, le texte rejeté. C'est pourquoi, même nécessaire, cette construction reste fragile. Elle ne pourra se consolider que dans la longue durée. Le débat entre peuples européens sur « l'autonomie stratégique européenne » manifeste la fragilité du « vouloir vivre » commun. Les nations au sein de l'Europe continuent de vivre et c'est une excellente chose pour la démocratie et pour l'Europe elle-même.
Quand on sait, par instinct autant que par raison, « où on habite », il faut s'efforcer de « comprendre son temps », c'est-à-dire prendre conscience non seulement du sens général de l'Histoire, car celle-ci a toujours sa part d'imprévisible, mais surtout des marges de liberté qu'elle autorise. L'Occident, confronté à la montée de la Chine, mais aussi de l'islamisme politique, n'a plus le monopole de la fabrication de l'Histoire. La civilisation européenne, née de la Grèce et de Rome, a-t-elle, pour autant, achevé sa course ? Qu'est-ce qui nous obligerait à passer par pertes et profits le legs de plus de deux mille ans d'une histoire et d'une civilisation fondées sur la raison ?
Faire confiance à la raison
La menace des pandémies ? Nos sociétés en ont vu d'autres et les ont toujours surmontées. Il n'y a pas de raison de penser que la science ne permettra pas d'inventer les nouveaux vaccins qui permettront d'en venir à bout. Plutôt que de nous abandonner à la pusillanimité, nous serions mieux inspirés de méditer la pensée de Roosevelt : « De toutes les peurs dont nous devons nous garder, la principale est la peur elle-même. » La confiance en l'homme et en sa raison est le fondement le plus solide de la civilisation occidentale. Sachons la maintenir, même si c'est à rebours du temps, hanté par la « collapsologie. »
Certes, la civilisation chinoise, de forme impériale, est aussi une civilisation millénaire, mais sa perpétuation sous la forme d'un parti unique se réclamant d'un socialisme mythique, laisse une pluralité d'avenirs ouverts. Ne perdons pas confiance dans les vertus de la liberté ni dans les capacités d'adaptation de la démocratie. La Chine est à la veille de transformations encore plus impressionnantes et imprévisibles que celles, formidables, qu'elle a déjà connues. Elle changera encore, tout comme le reste du monde. Veillons seulement à ce que ces changements interviennent selon les règles du jeu fixées en commun et répondant à nos intérêts. Elle n'est pas notre ennemie, dès lors qu'elle respecte ces règles. Il faudra faire avec, sans cesser d'affirmer nos principes.
Appliquer le principe de non-ingérence
D'autres lourds nuages s'accumulent à un autre coin de l'horizon. Le monde musulman est en crise, coincé entre une interprétation littéraliste et figée de ses textes sacrés et les défis d'une modernité agressive. Comme les États-Unis en Afghanistan, la France est enlisée au Sahel dans un « nation-building » sans perspective discernable à terme rapproché. Comme l'a en effet montré un des meilleurs spécialistes de la région, Stephen Smith, nous nous heurtons presque partout à des États et à des forces armées locales défaillantes : à vouloir tout faire à la place des peuples sahéliens (ou plus généralement musulmans), nous céderions à un péché d'orgueil. La seule légitimité de notre intervention est de combattre le terrorisme djihadiste quand il menace nos pays. Nous ne pouvons pas empêcher les tentatives de « réconciliation nationale » avec des opposants se réclamant plus ou moins de l'islam. La question de la gouvernance locale doit être laissée aux forces locales. Sinon, nous serons accusés d'« ingérence ».
Comme l'observe Stephen Smith, l'opinion publique en Afrique assimile le mal d'État à la corruption et celle-ci à l'Occident (en l'occurrence la France). C'est une vue réaliste des choses d'anticiper l'apparition sous la pression de l'opinion publique de nouveaux « codes de conduite » ancrés dans l'islam. L'Afrique de l'Ouest (mais cela correspond à tous les pays de l'aire islamique) cherche une forme politique qui correspond à sa civilisation. Le réalisme commande la non-ingérence dans des formes de gouvernance qui relèvent d'abord des affaires intérieures des autres États. Cette position est conforme à nos principes et à la charte des Nations unies. Elle n'implique aucune complaisance idéologique : nous sommes fondés à combattre sans restriction le terrorisme islamiste quand il nous vise et l'idéologie islamiste quand elle met en cause notre République, c'est-à-dire prétend imposer sa loi sur notre sol. La non-ingérence dans les affaires des autres ne nous empêche pas, bien au contraire, de favoriser en France même un islam intériorisé, respectueux des lois de notre République.
Refuser l'engrenage de la guerre sans fin
Donnons-nous une large marge de manoeuvre pour combattre nos adversaires véritables. Dans les pays qui appartiennent à l'aire islamique, c'est aux armées locales de mener le combat pour une gouvernance répondant aux aspirations des peuples. Ceux-ci préfèrent généralement un islam tranquille aux déchaînements de l'islamisme radical. Il y a dans l'islam une école littéraliste, dite école « hanbalite » (du nom d'Ibn Hanbal qui vivait au IXe siècle). Cette école constitue en période de crise le terreau de sursauts djihadistes, ainsi à l'époque des croisades et des invasions mongoles avec Ibn Tammiya, ou face à la colonisation, ainsi le Mahdi au Soudan à la fin du XIXe siècle. Mais en temps ordinaire, les excès du djihadisme ont toujours été contenus par les Empires (ottoman, perse ou moghol) et plus généralement par les États. C'est plus que jamais aujourd'hui aux États d'assurer cette régulation. Vouloir le faire à leur place, c'est mettre le doigt dans l'engrenage de « guerres sans fin ». La France, pour utiliser judicieusement ses forces, doit être capable de les économiser. Cet aggiornamento que je préconise est seul en mesure de responsabiliser les grands États de l'aire islamique et de nous éviter des enlisements coûteux.
Me suis-je, dans cette digression, éloigné de mon sujet ? Non, ce me semble : j'ai abordé les deux plus grands défis qui se profilent à l'horizon international de la France, en leur cherchant une réponse efficace dans la longue durée, celle qui, seule, nous permettra de vaincre, avec nos moyens, tout en restant fidèle à nos principes et à l'héritage des Lumières. C'est cela être libre : « avoir le courage de chercher la vérité et de la dire » (Jean Jaurès, discours à la jeunesse, prononcé à Albi en juillet 1903) au bon endroit et au bon moment.
Source : Le Point