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Et si la Révolution d’octobre n’avait pas eu lieu?


Projet d'intervention de Jean-Pierre Chevènement au colloque du 3 octobre 2017 de Rivages Russie Evènements « Les intellectuels français et la révolution de 1917 ».


J’ai choisi ce thème en forme de pochade heuristique. Les historiens savent bien que l’Histoire a été et que nul ne peut faire que ce qui a été n’ait pas été. Ma pochade est donc une provocation. Mais une provocation à penser.

L'avant 1914 est dominé, au soir de la IIe Internationale par la querelle entre les marxistes orthodoxes, dont le chef de file est le leader SPD, Karl Kautsky, et les réformistes révisionnistes (Eduard Bernstein) pour lesquels « le but n'est rien, le mouvement est tout », ancêtres du rocardisme et de la 2ème gauche si je puis translater cette querelle idéologique en termes contemporains.

Toutefois à l'extrême gauche de l'Internationale s'affirme depuis 1903 une idéologie dissidente, celle du bolchévisme de Lénine, en rupture avec le schéma marxiste orthodoxe, qui n’envisage la Révolution qu’au cœur du capitalisme avancé.

L'apport théorique de Lénine est double :

Il reprend la critique de Hobson et de Hilferding sur le Capital financier : pour lui, l'impérialisme par le prélèvement qu'il opère sur les pays colonisés ou dominés de la périphérie aboutit à corrompre la classe ouvrière des pays capitalistes avancés du centre. Une « aristocratie ouvrière » impose un réformisme qui revient à nier toute perspective révolutionnaire.

C'est là qu'intervient le second apport théorique de Lénine, « La conscience de la classe ouvrière ne peut plus venir du dedans ». Elle doit être importée du dehors grâce à un parti d'avant-garde, conscient, appuyé une conception scientifique de l’Histoire – le marxisme-léninisme - hiérarchisé et en tout cas discipliné : le parti « révolutionnaire » c'est à dire taillé pour la Révolution que se veut être le parti bolchévique.

Ce parti n'avait, à vrai dire, aucune chance en dehors des perspectives brutalement ouvertes par la guerre de 1914. Celle-ci a pris une ampleur et a duré au-delà de tout ce que les responsables à l'époque avaient prévu. Et c'est cette guerre mondiale qui a entraîné la chute du régime tsariste à travers la révolution de février 1917.

A partir de là, c'est une course de vitesse qui s'engage entre les partisans du maintien de l’alliance de la Russie avec la France, la Grande-Bretagne et les Etats-Unis et donc de la poursuite de la guerre et les ultra-révolutionnaires, pacifistes et partisans d’une paix séparée avec l'Allemagne.

Les révolutionnaires de février entendent rester fidèles à l'alliance occidentale. Mais l'échec de la dernière offensive russe de juillet et le putsch avorté de Kornilov contre le gouvernement provisoire vont mettre les Bolchéviks en position centrale.

Or, l'Allemagne a su intervenir dans les querelles internes de la Russie pour faire pencher la balance : le fameux « train plombé » qui a ramené Lénine de Zurich en Finlande à travers l'Allemagne et la Suède, en mars 1917, a été financé par les services secrets allemands. L’arrivée de Lénine à la gare de Finlande à Moscou, va donner une « tête » au parti bolchévik.

L'intervention des services secrets allemands du ministre des affaires étrangères Zimmermann et même du Premier Ministre du Kaiser, Bethmann-Hollweg, sont aujourd'hui un secret de polichinelle. Le rôle actif dans le montage de l’opération d'un député socialiste autrefois d’extrême gauche, Parvus, est décisive. Selon mes sources que je n’ai pas pu vérifier, Lénine se voit de surcroît doté d'une « aide » d’environ 50 millions de dollars par l’Allemagne aux fins d'organiser sa fraction contre le gouvernement provisoire, les cadets, les menchevicks et les SR afin, bien sûr, d’obtenir la paix aux conditions de l’Allemagne.

Il y a certes une logique des situations. Après le putsch de Kornilov, Kerenski est à bout de ressources. Le front se débande mais le territoire russe est immense. C'est ce facteur qui a permis à la Russie de vaincre Napoléon en 1812, puis plus tard à l’URSS de résister à Hitler en 1941, le facteur spatial aurait pu être un atout pour la Russie née de la Révolution de février 1917.

Un gouvernement virtuel de salut public aurait pu durer un an de plus, le temps qui sépare octobre 1917 (c'est à dire novembre) de l'armistice du 11 novembre 1918.

D'autant que les Etats-Unis d'Amérique ont déclaré la guerre à l'Allemagne en avril 1917. Il est vrai que l'effet réel de leur entrée en guerre ne se fera pas sentir, sur le front occidental, avant juillet 1918.

C'est là qu'intervient l'intelligence stratégique de Lénine. Après la destitution du gouvernement provisoire, il impose à Trotski de signer la paix de Brest-Litowsk, conclue en mars 1918.

C'est pour lui le moyen de sauver la Révolution d'octobre. Lénine n'a que faire des alliances avec les démocraties. Il est d'ailleurs probable que celles-ci, en tout cas la Grande-Bretagne, n'entendaient pas honorer les engagements prix vis-à-vis du Tsar en 1916 quant au contrôle des détroits du Bosphore.

Mais si le train plombé n'avait pas pris le départ à Zurich, ou atteint son but en Finlande, soit qu'il eût déraillé, soit que le Kaiser eût mis son veto à cette opération, qui se serait-il passé ? Le parti bolchévique aurait été privé du génie théorique et surtout stratégique qu'était Lénine. Celui-ci n'était peut-être pas un visionnaire de l'histoire (il a réalisé, en fin de compte, ce que Gramsci a appelé une « Révolution contre le Capital » c’est-à-dire contre Marx) mais il était un stratège hors pair pour décider du moment propice pour l'insurrection armée et prendre dans la foulée de la prise du Palais d’Hiver et de la destitution du gouvernement provisoire, les deux décrets sur la paix et sur la terre. Ceux-ci allaient donner à la Révolution bolchévique une base de masse. La décision de Lénine de sortir la Russie de la guerre, donnait à l'Allemagne une écrasante victoire à l'Est et la possibilité de reporter son effort à l'Ouest (la paix de Brest-Litovsk rendit possible l’offensive générale à l’Ouest) : l'opération baptisée par Ludendorff « Tempête de la paix » ne fut bloquée qu'in-extremis par la seconde bataille de la Marne.

Mais de tout cela Lénine se moquait bien. Ce n’était à ses yeux qu’une guerre « inter-impérialiste ».

Entendons-nous bien, en effet, Lénine n'était pas un agent allemand, pas plus que le gouvernement allemand ne s’était rallié au bolchévisme. C’était le jeu du chat et de la souris.

Lénine voulait instrumenter l'Allemagne au service de la Révolution et l'Allemagne impériale a voulu utiliser Lénine pour imposer une paix allemande à l'Est de l'Europe (indépendance de la Pologne, des Pays Baltes, de l'Ukraine et de la Géorgie) et retourner ensuite ses forces dans une ultime et décisive offensive contre la France et ses alliés.

De ce grand jeu, Lénine a tiré les marrons du feu, il a défait ensuite les armées blanches et créé l'Etat soviétique. Mais sans doute son véritable dessein était-il de porter la Révolution à l'Ouest.

Lénine était un homme de l'Internationale. Ce n'était pas un nationaliste russe. Mais son dessein s'est brisé en Pologne face au nationalisme polonais ressuscité derrière Pilsudski et en Allemagne, face au réformisme et au patriotisme allemand du SPD majoritaire : Friedrich Ebert, qui préside la République qui a succédé à l’Empire de Guillaume II et Noske, son ministre de l’Intérieur, avec l’appui de la Reichswehr écrasent les spartakistes en janvier 1919. Liebknecht et Rosa Luxemburg sont assassinés. L'échec d’un putsch communiste en Bavière et la défaite de Bela-Kun en Hongrie montreront qu'il n'y a pas de chemin pour la Révolution bolchévique à l'Ouest.

Lénine proclame : « La tâche du peuple est de construire un Etat prolétarien, socialiste et révolutionnaire ».

La voie est désormais ouverte à Staline qui entreprendra, après la mort de Lénine, la « construction du socialisme dans un seul pays ».

En face, Mussolini a pris le pouvoir en Italie. Le SPD resserre ses liens avec Hindenburg. La montée aux extrêmes, en Europe, va se radicaliser, encore avec la grande crise et l’avènement d’Hitler au pouvoir.

La France, saignée à blanc, va se mettre à la remorque de la politique « d'appeasement » britannique à l’égard d’Hitler. L'ombre de la grande défaite s'allongera sur une France divisée à l'approche du duel titanesque entre l’Union Soviétique et l’Allemagne nazie : D’un côté les partisans d’une alliance de revers ressuscitée avec Moscou, ainsi Pierre Cot et Jean Moulin, et de l’autre les « munichois », c’est-à-dire la majorité des responsables politiques ainsi Laval, hélas parmi d’autres, soucieux de ménager Hitler face à l’URSS de Staline. Staline forgera, à travers les souffrances des plans quinquennaux et les purges inhumaines qu’il inflige à la veille de la guerre, une épée qui allait permettre à l’Union Soviétique de terrasser le nazisme.

Etait-il possible d'éviter cette radicalisation et cette montée aux extrêmes ? Les ingrédients du nazisme existaient dans l'Allemagne Wilhelmienne, mais sans la guerre de 1914 – 18 ils n'auraient pas pu germer.

Et si le train plombé était resté à quai à Zurich, que se serait-il passé ?

La Révolution d'Octobre aurait été privée de son génial stratège.

Si la Russie avait réussi à se maintenir dans la guerre, elle eut figuré, en novembre 1918 à la table des vainqueurs. Elle eût été l’un des négociateurs des traités de Versailles en 1919. L’équilibre européen aurait été tout différent. La seconde guerre mondiale aurait été rendue impossible.

Mais les forces auxquelles Lénine a fait appel : le pacifisme des soldats et le désir de la terre chez les paysans se seraient de toute façon exprimés. Les révolutionnaires de février ont manqué d’un stratège face à Lénine et à Trotski.

Les mencheviks et les socialistes révolutionnaires auraient-ils pu canaliser ces forces, quitte à ramener la capitale à Moscou voire à Yekaterinburg de façon à maintenir la Russie dans la guerre et en définitive dans le concert des nations européennes ?

Le cours de l'histoire en eût été changé. La Russie aurait pu continuer sur sa lancée de son premier décollage économique avec Witte et Stolypine si prometteur (avec les taux de croissance supérieurs à 8 % par an). La Russie serait aujourd'hui un très grand pays capitaliste. Alors qu'elle a hérité d'une économie et d’une société déformée par 70 ans de communisme, la Russie d’aujourd’hui a ressuscité le capitalisme sur les dépouilles du système communiste. Les oligarques russes font penser aux « barons brigands » des Etats-Unis après la guerre de Sécession qui restaient quand même une démocratie. Mais l’Etat russe a survécu parce que le peuple russe est une réalité.

C’est la tâche difficile de Vladimir Poutine que de chercher à fermer la parenthèse de 70 ans de communisme.

Cette tâche n’est pas sans analogie avec celle que s’étaient donnée les républicains français, au XIXème siècle, de ressusciter, après Michelet, une certaine continuité entre l’Ancien Régime et la Révolution, tout en restant fidèle à ses principes.

V. Poutine, lui, fait édifier des basiliques orthodoxes, comme tes tenants de l’ordre moral, en France, ont construit le Sacré-Cœur après la Commune, mais il maintient debout les statues de Lénine et veille à maintenir certains des acquis sociaux et surtout sociétaux du communisme.

La Russie a hérité d’un lourd passé qui fut aussi glorieux. Ni la ferveur soulevée par l’espoir démesuré qu’a fait naître la Révolution d’octobre, ni des souffrances endurées par le peuple russe sous Staline, ne peuvent s’oublier. La ferveur qu’à suscitée l’espoir du communisme et l’immense service rendu par la Russie à l’Humanité à travers la « Grande Guerre patriotique » ont illuminé le monde.

Le peuple russe a fait une expérience historique sans équivalent dans l’Histoire. Il a changé son cours. Sans l’URSS, les peuples colonisés n’auraient pas gagné leur indépendance.

L’heure du bilan n’a pas sonné. Mais celle d’une revanche illusoire non plus. Relisons le discours que Gorbatchev a prononcé à Berlin, le 9 novembre 2015, à l’occasion du 25ème anniversaire de la chute du Mur. L’Histoire doit, selon moi, susciter la compassion plutôt que de nourrir l’hystérisation du débat sur la Russie, tel qu’on le voit aujourd’hui notamment aux Etats-Unis.

L’Histoire est tragique.

Elle aurait pu s’écrire autrement.

Si la Révolution de février avait survécu, la France aurait conservé un grand allié à l'Est, alors qu'avec Lénine déjà on voit s'opérer un premier rapprochement entre l'Allemagne et la Russie avec le traité de Rappalo de 1922.

On peut toujours rêver. Si la Révolution de février avait survécu, l’Histoire du monde et la nôtre en eussent été changé.

Les choses n'ont tenu qu'à un fil. Si la garnison de Petrograd qui a été le fer de lance de la Révolution bolchévique, n'avait pas été résolue à ne pas rejoindre le front, où les autres unités de l'armée russe l'attendaient en renfort, les Bolcheviks n'auraient pas réussi cette Révolution « soldatesque » dont a parlé Martov, le leader des mencheviks et dont Gorki a dit aussi que l'esprit du socialisme en était totalement absent.

Sans le concours de la garnison de Petrograd et des marins de Kronstadt, les Bolcheviks n'auraient pas réussi à prendre le Palais d'hiver que ne défendaient plus que le bataillon de choc des femmes. Le comité militaire révolutionnaire serait resté comme un comité de braillards. La « Révolution contre le Capital » (celui de Marx) ne se serait pas produite. Un rêve de menchevick qui aurait, lui aussi, dévié le cours de l'histoire universelle....


Mots-clés : communisme, lénine, urss
Rédigé par Jean Pierre Chevenement le Mardi 3 Octobre 2017 à 17:25 | Lu 5832 fois


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