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Entretien sur LCP : « La France est dans une période dramatique de son histoire et doit se défendre ! »


Jean-Pierre Chevènement était l'invité de l'émission « Audition Publique » sur LCP, Public Sénat et Le Figaro Live. Il répondait aux questions de Francis Letellier, lundi 2 novembre 2020.


Le passage de Jean-Pierre Chevènement peut être écouté en replay.

Verbatim

  • Francis Letellier : La France vit sous une double menace, celle du terrorisme et du Covid. Le gouvernement appelle les Français à être patients, unis et solitaires. Cela n’empêche cependant pas les débats violents dans la société : sur la place de l’islam dans notre pays, sur la façon dont certaines mesures sanitaires ont été prises, etc. Ces enjeux remettent sur le devant de la scène des questions qui paraissent insolubles depuis des décennies, que l’on pense à la place des religions ou encore aux libertés individuelles. Nous vivons certes une époque particulière mais il y en a eu bien d’autres avant. Vous allez nous en parler ce soir, Jean-Pierre Chevènement. Bonsoir.

Jean-Pierre Chevènement : Bonsoir.

  • Francis Letellier : Vous êtes notre invité dans « Audition Publique » ce soir, émission organisée par LCP, Public Sénat et Le Figaro Live. Merci d’être présent sur notre plateau. Aujourd’hui, c’était une rentrée particulière après les vacances de la Toussaint. Une minute de silence a été organisée partout en France, en mémoire de Samuel Paty, ce professeur d’histoire-géographie de Conflans-Sainte-Honorine, assassiné il y a quinze jours pour avoir montré des caricatures de Mahomet en classe. Un extrait de la longue lettre de Jean Jaurès aux instituteurs et aux institutrices a été lu aux élèves. Il n’y a pas eu d’incidents majeurs d’après ce que laisse entendre le ministère de l’Éducation nationale ce soir. Pour vous, c’est bon signe ?

    Jean-Pierre Chevènement : C’est bon signe car cela montre qu’il y a tout de même une certaine unanimité nationale dans la réprobation de cet assassinat affreux d’un professeur d’histoire. Celui-ci n’a pas juste montré les caricatures. Il a expliqué ce qu’était la liberté d’expression, en faisant la démonstration de ce que celle-ci pouvait être. Il faut toujours se rappeler qu’il est mort pour expliquer ce qu’était cette liberté. Tous les enfants de France qui ont respecté la minute de silence ont compris que c’était un enseignant martyr de l’école publique et de la cause de la liberté de l’esprit, de la laïcité au bon sens du terme.

  • Francis Letellier : On va revenir sur tous ces mots riches de sens et propices au débat. Beaucoup ont considéré que cet assassinat marquait un cran supplémentaire dans la barbarie. Vous l’avez dit tout à l’heure. Il a suscité beaucoup de questions, notamment sur le fait qu’aujourd’hui, l’enseignant peut être contesté par des élèves et des parents d’élèves. Le président de l’Assemblée nationale, Richard Ferrand, a déclaré que les parents devaient « foutre la paix » aux enseignants. Êtes-vous d’accord avec ça ?

    Jean-Pierre Chevènement : Je ne l’exprimerais sans doute pas tout à fait comme ça, mais il a raison sur le fond. Je pense que les parents ont adopté depuis une cinquantaine d’années une attitude trop intrusive à l’égard de l’école. Il faut tout de même savoir que les maîtres sont responsables de la pédagogie et que les parents n’ont pas à s’en mêler. Par conséquent, il faut que les parents soutiennent davantage les maîtres. C’est comme ça que l’école peut mieux marcher.

  • Francis Letellier : Faut-il que l’école redevienne un sanctuaire ?

    Jean-Pierre Chevènement : C’était sa réputation. L’école était une sorte de temple du savoir. On respectait le maître. On ne va pas faire tourner les aiguilles du temps à l’envers. Il est cependant souhaitable que les valeurs de la connaissance et de la transmission soient davantage portées dans notre école et mieux comprises dans la société.

  • Francis Letellier : Avec nous sur ce plateau Brigitte Boucher de LCP. On va continuer à parler école et laïcité.

  • Brigitte Boucher : Bonjour Jean-Pierre Chevènement. Vous avez été ministre de l’Éducation nationale entre 1984 et 1986. Y avait-il déjà, à cette époque-là, les prémisses de ce que l’on appelle aujourd’hui le séparatisme ?

    Jean-Pierre Chevènement : Je n’aurais pas employé le mot « séparatisme ». Il y avait des tendances communautaristes qui commençaient à se développer mais nous étions très loin de la situation que nous connaissons depuis lors. L’école républicaine tenait encore debout bien que l’on pouvait observer, depuis une vingtaine d’années, un certain délitement, une tendance à la désagrégation, un irrespect croissant pour le maître. Ce n’étaient toutefois que les premiers effluves d’un mouvement qui s’est beaucoup accéléré et qui a pris de l’importance avec le développement de communautés repliées sur elles-mêmes qui prétendent imposer leur loi et pensent que cette loi est supérieure à celle de la République.

  • Brigitte Boucher : Vous pensez qu’aujourd’hui les professeurs doivent être mieux formés pour enseigner la laïcité à leurs élèves ?

    Jean-Pierre Chevènement : À l’époque où j’étais ministre de l’Éducation nationale, il y avait les écoles normales au niveau de chaque département. Depuis lors, avec les IUFM, on a transféré aux universités le soin de former les maîtres. Or ces universités brassent beaucoup de choses et ne sont pas au contact du terrain. Je suis partisan d’un retour à des formations plus proches de la classe et du terrain, dans le cadre départemental. Je pense que, sans décharger forcément les universités de cette mission, on devrait faire en sorte qu’il y ait des centres de formation départementaux.

  • Brigitte Boucher : Vous voulez dire qu’aujourd’hui les professeurs sont insuffisamment armés pour répondre à leurs élèves ?

    Jean-Pierre Chevènement : Je veux dire qu’ils sont loin de la classe, qu’ils ont besoin d’être plus proches des élèves. La formation théorique passe d’abord par la connaissance des matières, par la didactique des disciplines. Il y aussi un certain nombre de savoir-faire qui s’apprennent au contact des classes. Je pense que le sens pratique de ce qu’est une classe s’apprend sur le terrain.

  • Brigitte Boucher : Faudrait-il revoir la place de la religion à l’école ? Enseigner les religions comme une matière à part entière ?

    Jean-Pierre Chevènement : C’est une idée avancée jadis par mon ami Régis Debray. C’est une belle idée en soi car les religions font partie du patrimoine de l’humanité, mais c’est très difficile. Il faudrait en effet former les enseignants à ce que sont les religions.

  • Brigitte Boucher : Difficile mais faisable ?

    Jean-Pierre Chevènement : Je crois que c’est très difficile. Il faut borner l’ambition à un objectif accessible.

  • Francis Letellier : Pourquoi dites-vous que c’est difficile ?

    Jean-Pierre Chevènement : Le fait de croire, par définition, ça ne s’apprend pas. Ça ne peut pas s’enseigner comme une matière.

  • Brigitte Boucher : Pourtant on apprend bien la théologie ?

    Jean-Pierre Chevènement : Pas à l’école. Il faut aller à l’université, à Strasbourg par exemple, ou au séminaire. Il me semble que c’est difficile. Par conséquent, je serais partisan d’une certaine prudence. On voit à quel point les malentendus peuvent se créer facilement. La croyance est, par définition, quelque chose qui ne se transmet pas comme une connaissance. On ne va pas transformer les écoles en petits séminaires ou en catéchisme. Je suis un peu réservé.

  • Brigitte Boucher : Vous vous y connaissez pour avoir fondé la Fondation pour l’islam de France. Aujourd’hui, l’institution représentative est le CFCM (Conseil français du culte musulman). Pensez-vous qu’il s’agit de la bonne instance pour dialoguer ? Celle-ci a initialement appelé à ne pas republier les caricatures de Mahomet, en signe d’apaisement.

    Jean-Pierre Chevènement : Je tiens à préciser que la Fondation pour l’islam de France est une institution laïque. Elle a une vocation éducative et culturelle. Elle n’a pas pour but d’enseigner la religion ou la manière de ne pas l’enseigner. Elle demeure essentiellement cantonnée à des enseignements profanes. Elle apprend les lois de la République, l’éducation civique et morale, mais ne s’immisce pas dans les affaires de la religion. Le CFCM n’est pas culturel mais cultuel.

  • Francis Letellier : Est-ce le meilleur interlocuteur aujourd’hui ?

    Jean-Pierre Chevènement : Le CFCM repose sur un pari initial que j’avais fait : que les musulmans soient capables de s’organiser. C’était un pari ambitieux.

  • Francis Letellier : Est-ce un échec ?

    Jean-Pierre Chevènement : Il vaut mieux que cette instance existe. Le CFCM est une instance représentative du culte. C’est un lieu de dialogue. Je pense que les prises de position récentes de son président, M. Moussaoui, vont tout à fait dans le bon sens. Il y a eu aussi des prises de position intéressantes de dignitaires et d’intellectuels musulmans.

  • Brigitte Boucher : Vous pensez qu’on peut construire l’islam de France avec le CFCM ?

    Jean-Pierre Chevènement : Il faut du temps. Il faut que le CFCM prenne ses responsabilités, mais je pense que ce n’est pas désespérant.

  • Brigitte Boucher : À droite et à l’extrême-droite, beaucoup disent que l’islam n’est pas compatible avec la République. Que répondez-vous à cela ?

    Jean-Pierre Chevènement : Je pense que c’est une confusion. L’islamisme n’est certainement pas compatible avec la République car il prétend définir une loi supérieure à celle de la République. Mais l’islam est une religion. À l’ombre de la laïcité, toutes les religions peuvent s’enseigner et se pratiquer. La laïcité n’est pas dirigée contre une quelconque religion. Ce n’est pas un athéisme ou un agnosticisme. C’est un malentendu. La laïcité permet de croire ou de ne pas croire. C’est la liberté d’avoir une opinion sur chaque chose. Elle permet de séparer ce qui est de l’ordre du religieux et ce qui est de l’ordre de la vie commune. À l’ombre de la laïcité, les citoyens doivent s’entrainer à argumenter, à se convaincre eux-mêmes de ce qu’est le meilleur intérêt commun.

  • Brigitte Boucher : Il y a des points de crispation autour de l’islam comme le voile. Considérez-vous que le voile est une revendication politique ?

    Jean-Pierre Chevènement : La loi a tranché depuis 2004. Les signes d’appartenance religieuse dans l’espace scolaire sont maintenant prohibés. Le voile n’a pas droit de cité à l’école.

  • Francis Letellier : Mais est-ce un instrument de revendication politique ?

    Jean-Pierre Chevènement : Cela dépend de ce qui se passe dans la tête des jeunes filles. Pour certaines, c’est un signe de piété. Pour d’autres, c’est une revendication identitaire. Le fait de porter un voile signifie qu’on est réservée à un musulman, que le mariage n’est possible qu’avec un musulman. Il y a là une manifestation de séparatisme.

  • Brigitte Boucher : Vous dites que la loi a fixé les règles. Cette loi peut éventuellement évoluer. Doit-elle le faire ? Faut-il interdire le voile à l’université ?

    Jean-Pierre Chevènement : S’agissant de l’école, elle n’a pas lieu d’évoluer. Elle est appliquée sans problèmes.

  • Francis Letellier : Elle n’est pas appliquée pour les mères qui accompagnent pendant les sorties scolaires.

    Jean-Pierre Chevènement : C’est autre chose. Les mères qui sont des accompagnatrices ne sont pas des agents du service public. La règle de neutralité qui s’impose aux fonctionnaires de l’État et aux enseignants ne s’impose pas forcément aux mères d’élèves qui accompagnent les sorties scolaires.

  • Francis Letellier : Et faudrait-il interdire le voile à l’université ?

    Jean-Pierre Chevènement : Certains le préconisent mais je suis partisan de ne pas troubler le jeu davantage. Les étudiantes sont généralement majeures. C’est à elle de le voir. Si j’avais un conseil à donner, je leur conseillerais cependant de s’abstenir. Le voile est un sujet polémique et nous avons assez de polémiques comme ça. Je suis partisan de ne pas légiférer mais je donnerais le même conseil que M. Blanquer : faire preuve de discrétion et ne pas porter le voile. Nous sommes en effet en France. En Égypte, il y a cinquante ans, les femmes ne portaient pas le voile. Aujourd’hui, elles le portent toutes. Ce sort est-il souhaitable pour la France ?

  • Francis Letellier : Faudrait-il, Jean-Pierre Chevènement, faciliter la création d’écoles musulmanes sous contrat comme cela existe pour l’enseignement catholique ?

    Jean-Pierre Chevènement : C’est possible en droit. Est-ce souhaitable ? Ces écoles, dès lors qu’elles passent un contrat avec le service public, doivent enseigner les mêmes matières, selon les mêmes règles. Il faut juger sur pièces. Ces écoles sous contrat respectent-elles la loi qui s’applique aux écoles confessionnelles chrétiennes ou juives ? Il n’y a pas d’obstacle juridique cependant.

  • Francis Letellier : Steve Jourdain de Public Sénat vient de nous rejoindre sur ce plateau. On va continuer à parler de ces sujets. Vous aviez dit tout à l’heure, Jean-Pierre Chevènement, que vous n’utiliseriez pas le mot « séparatisme ».

  • Steve Jourdain : Précisément, le gouvernement, pour combattre l’islam politique, prépare une loi pour début décembre sur les séparatismes. Cette loi doit-elle concerner uniquement les religions et leurs dérives ou également les régionalismes que vous avez combattus dans votre carrière ?

    Jean-Pierre Chevènement : Si un régionalisme tend à la sécession, je suis partisan de le combattre. Si tel n’est pas le cas, s’il ne va pas jusqu’à revendiquer l’indépendance, il peut être rangé au magasin des manifestations folkloriques.

  • Steve Jourdain : Cette loi ne doit-elle donc concerner que l’islam politique ?

    Jean-Pierre Chevènement : L’islam, de nos jours, ou du moins le courant islamiste montant, tend à manifester une prétention à l’emporter sur la loi républicaine, et par conséquent il est normal que l’islamisme soit combattu. Mais il ne faut pas confondre l’islam et l’islamisme. L’islam est une religion qui doit être respectée. La laïcité la respecte. Il ne faut pas confondre l’islam et l’islamisme.

  • Steve Jourdain : La loi en préparation prévoit des mesures sur la formation des imams et le financement du culte. Est-ce une bonne idée ?

    Jean-Pierre Chevènement : Si le CFCM se révèle assez sage pour définir un parcours de formation, définir les conditions d’une habilitation pour l’exercice d’une fonction d’imam, et s’il prévoit que cette habilitation puisse être retirée, je pense que l’on aura fait pour l’islam ce qui a été fait autrefois pour les autres religions. En 1905, l’islam n’existait pas en France. Il faut donc se montrer inventifs et trouver un accommodement avec le CFCM pour que ces parcours de formation soient habilités. Il y a déjà des formations profanes qui sont dispensées dans les universités et qui s’appliquent à environ 400 cadres religieux. Ce sont des formations à la laïcité et aux lois de la République, pas des formations religieuses.

  • Steve Jourdain : Faut-il changer la loi de 1905 ?

    Jean-Pierre Chevènement : Non, ce n’est pas nécessaire. Cette loi n’emploie même pas le mot « laïcité ». Qui le sait ?

  • Francis Letellier : Vous disiez, à l’époque, que la loi concernait essentiellement l’Église catholique. Cette loi peut-elle s’appliquer pleinement à l’islam ?

    Jean-Pierre Chevènement : S’agissant de l’islam, c’est une loi qui prohibe toute subvention par exemple. Je ne pense pas que l’islam réclame des subventions. La loi de 1905 doit s’appliquer à toutes les religions, sans exception.

  • Steve Jourdain : Aux Mureaux, Emmanuel Macron a estimé que nous avions nous-mêmes construit notre propre séparatisme en ghettoïsant les quartiers sensibles. Cette loi doit-elle contenir un volet social et un volet "égalité des chances" ?

    Jean-Pierre Chevènement : C’est souhaitable. L’ensemble de la politique gouvernementale doit viser à casser les ghettos. Je prendrais un exemple. La loi sur l’intercommunalité, que j’avais votée en 1999, avait pour but de réunir les moyens des communes pour remodeler les quartiers, à travers par exemple le dispositif SRU. Cela pouvait aller vers une transformation des quartiers évitant que toutes les misères humaines s’y concentrent. La ségrégation ne doit pas s’opérer au détriment des enfants qui sont parmi les moins favorisés et les moins dotés du point de vue du capital intellectuel et culturel. Par conséquent, il y a là quelque chose qui peut être préoccupant et qu’on a eu tort de laisser se créer au fil des ans.

  • Francis Letellier : Il faudrait donc, dans la loi, qu’il y ait un volet social-quartiers ?

    Jean-Pierre Chevènement : Cela ne figure pas à ma connaissance dans le projet de loi actuel, mais cela ne veut pas dire qu’on ne prend pas, par ailleurs, des dispositions pour casser l’apartheid social.

  • Steve Jourdain : Il y a une polémique actuellement autour du concept d’islamo-gauchisme. Le Sénat a adopté un amendement soutenu par le gouvernement qui estime qu’à l’université, les libertés académiques doivent s’exercer dans « les valeurs de la République ». Est-ce que selon vous c’est le rôle des professeurs d’université que d’inculquer les valeurs de la laïcité ? Des universitaires dénoncent une entrave à la liberté d’enseigner.

    Jean-Pierre Chevènement : Pour moi, cela ne pose pas problème. Dans une République laïque, il est normal que les enseignants, y compris ceux du supérieur, comprennent ce qu’est la laïcité. Souvent ils ne la comprennent pas et l’assimilent à l’agnosticisme ou à l’athéisme. En réalité, la laïcité est une simple règle de séparation entre l’espace du religieux et l’espace commun qui est l’espace républicain. Dans ce dernier, on doit faire en sorte que les citoyens puissent s’exprimer à la lumière de la raison.

  • Steve Jourdain : On ne peut donc pas tout dire à l’université ?

    Jean-Pierre Chevènement : On peut tout dire à condition d’expliquer pourquoi on le dit. Je suis aussi partisan de la liberté que je le suis de la laïcité. Je ne vois pas de contradiction entre ces deux valeurs.

  • Steve Jourdain : Jean Castex a déclaré hier qu’il ne fallait pas regretter notre passé colonial. Êtes-vous d’accord ? Faut-il en être fier?

    Jean-Pierre Chevènement : Je ne dirais pas qu’il faut en être fier. Il faut juste savoir que cela a existé. La France a eu deux empires coloniaux. D’abord, sous l’Ancien Régime, avec le Canada, l’Inde et de nombreuses îles restées françaises (la Martinique, la Guadeloupe, la Réunion, etc.), puis à partir du XIXe siècle. Cela fait partie de l’histoire. Il est absurde de le nier.

  • Steve Jourdain : Est-ce qu’en classe, il faut évoquer les atrocités liées à l’Algérie par exemple ?

    Jean-Pierre Chevènement : Il faut faire de l’histoire qui a réuni nos deux peuples une lecture lucide et sans concessions, en ne cachant rien des ombres ni des lumières. Oui, il y a eu des atrocités, mais il y a aussi eu des accomplissements remarquables. Je pense par exemple que l’Algérie a été dotée d’un réseau de villes, de routes, de chemins de fer qui lui ont permis de devenir un pays plus moderne que beaucoup d’autres.

  • Francis Letellier : Ce sont les bienfaits de la colonisation ? Vous diriez cela comme ça ?

    Jean-Pierre Chevènement : Je ne parlerais pas de bienfaits de la colonisation car ces travaux ont été conçus davantage à partir des besoins de la métropole que de ceux de l’Algérie elle-même. Mais c’est un fait que l’Algérie était déjà moderne avant son indépendance.

  • Steve Jourdain : Que pensez-vous du lien entre immigration et terrorisme ?

    Jean-Pierre Chevènement : C’est un fait qu’un certain nombre de terroristes ayant sévi sur notre territoire étaient des immigrés de fraiche date : un Pakistanais, un Tchétchène, un Tunisien, etc.

  • Francis Letellier : Faut-il donc revoir les critères d’immigration en France ?

    Jean-Pierre Chevènement : S’agissant par exemple du droit d’asile, il y a un détournement manifeste. Il y a des gens qui demandent l’asile qui viennent de pays comme l’Albanie ou la Géorgie, et cela n’a rien à voir avec l’asile. Il faudrait trouver des règles plus strictes pour empêcher des détournements qui sont abusifs.

  • Francis Letellier : Il faut redéfinir le droit d’asile ou il faut des critères plus stricts selon les pays ?

    Jean-Pierre Chevènement : Il faut des critères plus stricts en effet, éventuellement selon les pays. Dès lors que la vie d’un individu n’est pas menacée, je ne vois pas pourquoi on accorderait le droit d’asile.

  • Francis Letellier : Des manifestations ont eu lieu en Turquie encore aujourd’hui. Le président turc s’en est pris au président français qui défend les caricatures de Mahomet. Erdogan a appelé au boycott des produits français. Erdogan se veut le porte-voix des pays musulmans, mais des responsables musulmans français ont dénoncé cet appel au boycott. La Turquie fait, comme la France, partie de l’OTAN. Peut-elle rester membre de cette organisation ?

    Jean-Pierre Chevènement : Une première réflexion me vient à l’esprit. La Turquie bénéficie d’une union douanière avec les pays de l’Union européenne. Cette union douanière a-t-elle lieu de se maintenir à sens unique, alors que le président turc appelle au boycott des produits français. L’OTAN, c’est autre chose. Quand la Turquie, par exemple, viole les eaux territoriales d’un pays de l’UE, en l’occurrence la Grèce, comment réagissent les pays de l’OTAN ? Il n’y a que la France à ma connaissance qui a réagi, en solidarité avec le Grèce.

  • Francis Letellier : L’OTAN est-elle morte, comme le dit Emmanuel Macron ?

    Jean-Pierre Chevènement : Je pense que tout cela va se redéfinir à la lumière des résultats des prochaines élections américaines. Il y a des solidarités qui existent avec les États-Unis. Nous avons été alliés pendant deux guerres mondiales mais cela ne veut pas dire que nous sommes alignés et que nous passons sous le paillasson américain. Les États-Unis ont parfois tendance à projeter leur droit, l’extraterritorialité de leur droit, sur les pays étrangers. Cela n’est pas acceptable. Il y a certainement une relecture à faire de tous ces textes.

  • Francis Letellier : Yves Thréard, éditorialiste et directeur adjoint du Figaro, nous a rejoints.

  • Yves Thréard : Bonsoir à tous les deux. J’en profite, puisque c’est l’actualité, de vous parler des États-Unis. Souhaitez-vous la victoire de Joe Biden ?

    Jean-Pierre Chevènement : J’ai un principe : ne pas m’ingérer dans les affaires des pays étrangers. Je me suis toujours tenu à cette règle.

  • Yves Thréard : Un président américain attentif à l’Europe ne faciliterait-il pas les choses, compte tenu des questions que vous souleviez tout à l’heure ?

    Jean-Pierre Chevènement : Incontestablement, on peut penser que si Biden était élu, cela faciliterait les choses du point de vue de l’Accord sur le climat ou bien sur l’Iran. On pourrait revenir à une position plus raisonnable : la dénucléarisation de l’Iran, telle qu’elle avait été négociée. Maintenant, sur d’autres sujets, comme les rapports avec la Chine et l’Europe, je pense qu’il ne faut pas trop attendre de l’évolution de la politique américaine. Pour des raisons de fond, les États-Unis regardent de plus en plus vers le Pacifique et la Chine, et de moins en moins vers l’Europe. Ne nous faisons pas trop d’illusions et n’attendons pas des autres ce que nous devrions attendre de nous-mêmes.

  • Yves Thréard : Vous avez tout à l’heure dit qu’il ne fallait pas changer la loi de 1901 et la loi de 1905, mais un exemple est arrivé cet été avec une proposition de loi consistant à dire que les personnes condamnées par terrorisme, en sortant de prison, devaient être suivies avec une espèce de dispositif de sûreté pour qu’on soit au courant de leurs actes. Le Conseil constitutionnel a déclaré cette proposition inconstitutionnelle. Ne faut-il pas, pour lutter contre la radicalisation d’une partie des musulmans, changer la Constitution pour pouvoir davantage les surveiller et agir ?

    Jean-Pierre Chevènement : Je ne comprends pas la position du Conseil constitutionnel. La France est dans une période tout à fait dramatique de son histoire. Elle doit se défendre contre les agressions qui la frappent. Il y a une possibilité offerte au Parlement de prendre une loi qui s’imposera au Conseil constitutionnel. Ce dernier ne peut pas aller contre la loi votée par le Parlement, ou alors nous ne sommes plus tout à fait en démocratie.

  • Yves Thréard : Une constitution ça se change ?

    Jean-Pierre Chevènement : Une constitution peut se changer, mais je ne suis pas pour changer la Constitution de la Ve République, sauf à la marge. Je n’ai par exemple jamais pensé que le quinquennat avait produit de bons résultats. Si l’on pouvait à nouveau dissocier la durée du mandat parlementaire et du mandat présidentiel, cela irait dans le sens d’un meilleur équilibre des pouvoirs.

  • Francis Letellier : Il faudrait revenir au septennat ?

    Jean-Pierre Chevènement : Cela peut être le septennat. Xavier Bertrand propose un mandat de six ans. On pourrait aussi réduire la durée du mandat parlementaire à quatre ans. Dissocier les deux permettrait de refaire du président de la République l’homme du long terme et de faire du Parlement quelque chose qui soit plus proche des variations normales de l’opinion.

  • Yves Thréard : Un président à six ans et des députés à quatre ans ?

    Jean-Pierre Chevènement : Par exemple, ou bien un président à sept ans et des députés à cinq ans. L’enjeu est la dissociation.

  • Yves Thréard : Ce sujet doit être posé pendant la prochaine présidentielle selon vous ?

    Jean-Pierre Chevènement : Je pense en effet que ce débat doit être porté devant l’opinion publique et même que celle-ci doit pouvoir s’exprimer par référendum.

  • Yves Thréard : Très intéressant. On a beaucoup parlé de l’islamisme. À l’occasion de la poussée de l’islamisme en France, on parle d’une expression qui s’appelle l’islamo-gauchisme. Vous savez ce que c’est ?

    Jean-Pierre Chevènement : Je ne suis pas partisan des invectives. Je pense qu’il faut bien définir les concepts dont on se sert. Islamo-gauchisme peut vouloir dire des choses très différentes. Par exemple, Michel Foucault, après la prise du pouvoir en Iran par l’Ayatollah Khomeiny, lui a apporté son soutien en pensant que le communisme allait dans le sens d’une forme de tiers mondisme. Je pense que c’était une erreur, comme il l’a confessé lui-même ensuite. De la même manière, je désapprouve tous ceux qui manifestent contre l’islamophobie en mêlant leurs voix à ceux qui crient « Allah Akbar ». Et j’ajoute que le mot d’islamophobie me paraît suspect car on confond deux choses. Si l’on parle de l’hostilité et des actes antimusulmans, je suis évidemment d’accord car il faut respecter la religion. Si en revanche on veut dire que l’islam est au-dessus de la critique, je ne suis pas d’accord. Je récuse donc le mot d’islamophobie. Je pense que c’est un mauvais mot. Pour revenir à l’islamo-gauchisme, il faut analyser au cas par cas.

  • Yves Thréard : Vous avez fait référence à la manifestation organisée en novembre l’an dernier. Pensez-vous qu’aujourd’hui, une certaine gauche, et notamment la France insoumise et ses leaders, s’est faite la complice involontaire du communautarisme, du séparatisme et d’un islamisme qui n’a rien à faire sur le territoire français ?

    Jean-Pierre Chevènement : Dans certains cas, oui. J’observe que Jean-Luc Mélenchon a fait machine arrière et que sa position n’est pas claire, même dans son esprit. Je ne veux pas l’accabler inutilement mais je pense qu’il faut bien définir les mots dont on se sert. Je ne le suspecte pas toutefois d’être un islamiste.

  • Yves Thréard : Manuel Valls avait utilisé une de vos expressions sur ce thème. N’y a-t-il pas « deux gauches irréconciliables » sur certains sujets et sur le régalien ?

    Jean-Pierre Chevènement : Je ne me souviens pas avoir parlé de deux gauches irréconciliables mais je vous accorde bien volontiers qu’il y a une gauche qui s’est laissé aller dans une facilité ultralibérale et dans laquelle je ne peux me reconnaître en tant que républicain. À un certain moment cela a pu être celle de Manuel Valls qui était le président des jeunes rocardiens il y a très longtemps.

  • Yves Thréard : Cette deuxième gauche n’a rien à voir avec la gauche ?

    Jean-Pierre Chevènement : Si, mais lorsqu’on connait les choses du dedans, on se rend bien compte que c’étaient des conflits de personnes entre Rocard et Mitterrand.

  • Yves Thréard : Dernière question. Pourra-t-on avoir selon vous une finale pour la présidentielle de 2022 différente de celle de 2017 entre Marine le Pen et Emmanuel Macron ?

    Jean-Pierre Chevènement : Je vois mal comment cela pourrait s’organiser. La gauche n’a pas fait son autocritique par rapport à un passé déjà ancien. Elle est en situation de faiblesse. Son rapprochement avec les écologistes ne me dit rien qui vaille car, en réalité, les écologistes ont inscrit la catastrophe à l’horizon de l’histoire. Ce n’est pas l’idéal du progrès, ni l’idéal des Lumières. Il y a là un choc qui va se produire. Je n’attends rien de bon des efforts que j’observe, des uns et des autres, pour reconstituer une force de gauche potentiellement victorieuse. À droite, je vois les conflits entre Les Républicains, Xavier Bertrand, Valérie Pécresse. Ils n’arrivent pas à les surmonter. Le président de la République a une tâche difficile. Dans une situation aussi grave que celle que le pays traverse, avec un risque de déclassement économique majeur, avec les attentats terroristes, avec le Covid, j’appellerais plutôt les Français à se serrer les coudes.

  • Francis Letellier : Un nouveau confinement a été décrété par le gouvernement pour lutter contre le Covid, sauf pour les établissements scolaires et pour ceux qui ne peuvent pas télétravailler. Les magasins jugés non-essentiels doivent fermer, avec le risque de favoriser les grandes surfaces. Jean Castex, hier soir sur TF1, a rappelé un principe.

    (Enregistrement)

    Pour l’instant, il n’y a pas eu de tension en France autour de ce confinement. Il y en a eu en revanche en Italie et en Espagne. Les Français vont-ils pouvoir tenir longtemps sous les différentes lois d’état d’urgence (sanitaire, anti-terroriste, etc.) ?

    Jean-Pierre Chevènement : Le gouvernement a tout de même pris soin de consulter les groupes politiques. Le débat à l’Assemblée nationale est évidemment passé très vite, mais il faut bien fixer une règle. Dans cette période difficile, c’est le gouvernement qui la fixe. En même temps, je sens bien que par exemple, au niveau de l’ouverture des petits commerces, il y a des tensions. Pourquoi fermer les librairies par exemple ? Je ne comprends pas très bien. J’aimerais que le gouvernement procède à des concertations plus vastes. S’agissant de la fermeture des librairies, je souhaiterais que le gouvernement revienne sur cette décision peu fondée selon moi dans une période de confinement. Les gens doivent bien s’occuper. Et quelle est la meilleure occupation, si ce n’est la lecture ?

  • Francis Letellier : C’est dit. Place maintenant au débat avec deux parlementaires qui nous rejoignent, selon la formule de notre émission. Bonsoir Esther Benbassa, vous êtes sénatrice Europe Écologie Les Verts de Paris, vice-présidente du nouveau groupe écologiste au Sénat. Bonsoir Sacha Houlié, député LREM de la Vienne et porte-parole du groupe à l’Assemblée nationale. Esther Benbassa va poser la première question. Elle voulait notamment parler des religions et de la laïcité.

  • Esther Benbassa : Je voudrais d’abord saluer Monsieur le ministre. Il nous manque au Sénat depuis qu’il nous a quittés et c’est toujours un plaisir d’échanger avec lui. Comme vous le savez, Monsieur le ministre, le projet de loi sur l’état d’urgence sanitaire a été soumis la semaine dernière au Sénat. Le Sénat l’a amendé car le gouvernement voulait déposséder le Parlement de ses prérogatives pour prendre seul toutes les mesures pendant six mois. En tant que parlementaire aguerri, vous savez que la représentation nationale ne doit pas être éloignée du processus décisionnel. Certes, ce projet d’urgence sanitaire vise à protéger les Français, mais en même temps ce texte limite la liberté d’aller et de venir. Pendant les années de lutte contre le terrorisme, on a souvent abusé de l’état d’urgence, mais heureusement le Parlement était là. Maintenant on abuse de l’état d’urgence sanitaire. J’ai été interpellé par ce qu’a dit le président de la CNCDH en dénonçant un risque d’accoutumance à l’état d’urgence chez nos gouvernants. Qu’en pensez-vous, Monsieur le ministre ?

    Jean-Pierre Chevènement : Évidemment, il peut y avoir un risque d’accoutumance mais celui-ci correspond à une situation particulière. Les attentats ne ralentissent pas depuis 2012. Le Covid frappe pour la deuxième fois, et le pays doit être mis en situation de résister. Je ne vois pas comment on pourrait le faire. Faut-il mettre davantage dans le coup le Parlement ? Certainement. J’ai gardé le souvenir, à une certaine époque, des réunions des groupes politiques et de leurs présidents, sur les mesures à prendre, au moment par exemple de l’affaire du Mali. C’était très fluide de cette façon. Le ministre de la Défense de l’époque venait très souvent devant la commission des Affaires étrangères et des forces armées du Sénat pour expliquer l’action du gouvernement. Il faudrait aller davantage vers cette formule.

  • Francis Letellier : Nous allons maintenant passer la parole au député LREM Sacha Houlié. Il souhaitait interroger Jean-Pierre Chevènement sur l’Europe.

  • Sacha Houlié : Merci pour vos propos. Vous avez apporté un soutien modéré au gouvernement depuis le début de l’émission. En revanche, un sujet vous distingue du président de la République, celui de l’Europe. Vous avez, tout au long de votre parcours politique, été un pourfendeur de la construction européenne telle qu’elle a été conduite par François Mitterrand puis reprise par Emmanuel Macron, par rapport à sa croyance, que je partage, sur la nécessité d’un approfondissement des pouvoirs de l’Union européenne et d’une UE au service des citoyens. Il y a trois éléments aujourd’hui, au moins, que j’aimerais citer car ils m’interrogent sur le fait que votre position n’ait pas évoluer. Le plan de relance à 500 milliards d’euros, tout d’abord, a été construit avec tous les Européens et va servir tous nos pays. N’est-ce pas une manifestation d’un interventionnisme nouveau de l’UE, signe d’une évolution ? Le conseil européen a par ailleurs permis, le week-end dernier, de faire un point sur la situation sanitaire et de coordonner les réponses. Il y a par ailleurs des réponses au niveau du commerce. Les pays européens disent maintenant : « Si vous ne produisez pas comme nous, alors vous ne venez pas chez vous ! » Qu’en pensez-vous ? Avons-nous toujours des désaccords sur ces sujets ?

    Jean-Pierre Chevènement : Je crois que la construction européenne a une histoire. Au départ, c’est la grande dérégulation, avec l’Acte unique qui libère tous les obstacles s’opposant aux mouvements de marchandises, de capitaux, de personnes, etc. Cela a mené à une désindustrialisation massive avec de nombreuses délocalisations. Je me suis distingué sur ce premier point. J’ai mis du temps à comprendre où le gouvernement auquel j’appartenais voulait en venir. Cela s’est fait avec une grande opacité. Deuxièmement, concernant le transfert de notre souveraineté monétaire à l’Europe, j’en ai vu tous les inconvénients pendant la politique austéritaire menée par la BCE, entre le traité de Maastricht de 1992 et 2015. M. Draghi a alors mis en place une politique plus accommodante.

  • Francis Letellier : La France peut-elle s’en sortir seule sans l’UE ?

    Jean-Pierre Chevènement : Vous savez, la Grande-Bretagne s’en sort. Il ne faut pas faire vivre des interdits qui n’ont pas lieu d’être. L’Europe est une chose très évolutive. Il y avait par exemple une interdiction des aides d’État et donc de toute politique industrielle. On est revenu dessus, ce que je salue. Par ailleurs, la politique monétaire me semble plus accommodante et je me réjouis que Mme. Lagarde succède à M. Draghi. Concernant le plan de relance que vous avez évoqué, il comporte 390 milliards de subventions et des prêts. J’attends de voir comment il sera remboursé. Il sera essentiellement remboursé par l’Allemagne et la France.

  • Sacha Houlié : La principale innovation, c’est aussi qu’on a une dette européenne avec une UE qui emprunte comme entité juridique. Ce n’est pas le cas jusqu’à présent puisque c’étaient les États qui empruntaient.

    Jean-Pierre Chevènement : C’est vrai. Les choses sont allées dans le bon sens. La BCE, créée pour faire le contraire, a su modifier son attitude, contre les principes posés par les autorités allemandes. Cela n’a pas été assez remarqué, mais il faut le noter.

  • Esther Benbassa : En août 2016, votre nom a été proposé par le président Hollande pour prendre la tête de la Fondation pour l’islam de France, ce que j’avais critiqué à l’époque car je pensais que cela aurait pu être considéré comme une mise sous tutelle des musulmans. Il se peut que je me sois trompée. Depuis 2018, Monsieur Ghaleb Bencheikh vous succède. Vous êtes un grand laïque, comme vous l’avez souvent démontré. Vous êtes pour la laïcité de 1905 et pour le respect des religions. Il nous est arrivé d’échanger sur les religions au Sénat. Nous sommes devant de grandes tragédies aujourd’hui. Nos concitoyens sont en colère, vu ce qui est arrivé à Samuel Paty, aux croyants à la cathédrale de Nice. Nous sommes entrés à nouveau dans un cycle de terrorisme, et c’est à nous, honnêtes femmes et honnêtes hommes, de faire la séparation entre l’islamisme politique et les musulmans qui vivent leur religion paisiblement. Cela ne sera pas facile rapidement car les blessures sont immenses. Il y a eu de nombreuses manifestations dans le monde musulman contre la France et contre Emmanuel Macron, malgré les déclarations apaisantes du ministre des Affaires étrangères et du président. Vous connaissez bien le sujet, ayant été ministre de l’Intérieur et des cultes. Ne pensez-vous pas que nous risquons une détérioration des relations interreligieuses dans notre pays et que cela peut créer d’importantes frictions dans les mois à venir ?

    Jean-Pierre Chevènement : Je pense qu’il y a une méprise sur la laïcité. Comme je l’ai dit, celle-ci ne signifie pas l’agnosticisme ou l’athéisme. C’est une séparation entre le domaine du religieux et le domaine du commun, de la vie civique. C’est cette distinction qu’il faut apprendre à faire. Il y a une certaine incompréhension chez de nombreuses populations auxquelles on fait croire que la laïcité est tournée contre le prophète. Le malheureux Samuel Paty s’était pourtant contenté d’expliquer ce qu’était la liberté d’expression. Il y a quelque chose qui relève de plus que d’un malentendu. Il y a une différence de fond. Concernant le risque de tensions religieuses, je le crains en effet. Le but de la Fondation pour l’islam de France était de prévenir ces tensions, d’éviter un processus pouvant nous conduire à une forme de guerre civile. Il faut être très prudent et ne pas attiser les braises du fanatisme. Mon successeur, Ghaleb Bencheikh, est tout à fait sur une ligne républicaine. Il explique en quoi l’islam peut être compatible avec la République. Si on l’écoute bien, on a les recettes d’une vie commune pacifiée entre les musulmans et les autres religions.

  • Francis Letellier : Vous êtes plus pessimiste Esther Benbassa en un mot ?

  • Esther Benbassa : Je ne suis pas pessimiste mais j’essaie de regarder ce qui se passe. La situation est tout de même incandescente.

  • Francis Letellier : Esther Benbassa disait de Chevènement qu’il était laïque, Sacha Houlié. Ce que vous retenez de lui, vous, c’est aussi que c’était un homme de la sécurité.

  • Sacha Houlié : En effet. Vous êtes un homme de gauche et vous avez été ministre de l’Intérieur. Vous avez exercé cette fonction avec une forme de charisme et d’autorité que vous ont copiée d’autres ministres par la suite. Votre génération était celle de la police de proximité. Ma génération est celle de la sécurité du quotidien. Je voudrais vous interroger sur le fait de savoir si vous retrouvez aujourd’hui des projets que vous avez portés dans la mutualisation des services de police, dans l’augmentation des effectifs et dans le renforcement du renseignement. Vous avez par ailleurs utilisé des mots forts sur les actes de délinquance et d’insécurité. Ces mots ont été repris par le ministre de l’Intérieur actuel. Je les ai contestés car je considère qu’il n’y a que des citoyens et non pas des sauvages en France.

    Jean-Pierre Chevènement : Je n’ai pas utilisé ce mot. J’ai parlé de « sauvageon », ce qui signifie un arbre non greffé, qui n’a pas bénéficié d’un tuteur pour l’élever. Je mettais l’accent sur le défaut d’éducation.

  • Sacha Houlié : J’apprécie cette distinction que je partage également. Ma troisième question est sur un autre volet de la sécurité. Vous avez été très critique sur les processus de vidéoprotection, sur Hadopi et sur l’utilisation des nouvelles technologies au service de la sécurité. Comment voyez-vous le développement de ces nouvelles technologies, que l’on pense notamment aux applications ou à la surveillance par drone ?

    Jean-Pierre Chevènement : Il ne faut pas avoir peur de son ombre. Certaines technologies sont utiles pour confondre le crime. Par conséquent, je ne m’interdis pas de les utiliser. Je pense qu’il n’y a pas de technologie perverse en elle-même. Il y a un bon usage de ces technologies. Pour m’être intéressé de près à la police technique et scientifique, je crois qu’elle apporte beaucoup à la solution de nombreuses affaires.

  • Francis Letellier : Et sur la police de proximité évoquée par Sacha Houlié ? Il disait que celle-ci renforçait maintenant la police nationale.

  • Sacha Houlié : Le calque fait aujourd’hui dans la police de sécurité du quotidien par rapport à ce qu’était la police de proximité vous semble-t-il être une bonne solution ?

    Jean-Pierre Chevènement : La police de proximité implique des effectifs. Sinon cela ne marche pas. Bien que l’effectif global de la police nationale soit passé de 120 000 à 150 000, à quoi il faut ajouter la gendarmerie, je pense que, compte tenu de la multiplication des tâches, ce serait très difficile pour l’actuel ministre de l’Intérieur de remettre en place une police de proximité à la même échelle que celle à laquelle j’aspirais. Je pense qu’on devrait davantage cibler les quartiers les plus difficiles et leur réserver cette technique de la police de proximité.

  • Francis Letellier : Merci à Sacha Houlié et à Esther Benbassa pour leurs questions sur des sujets très divers ce soir. Nous allons faire un dernier détour par le Figaro Live ce soir où Vincent Roux nous attend. Il scrute les réactions et les centres d’intérêt des internautes et des lecteurs du Figaro.

  • Vincent Roux : Bonsoir. Sur le site du Figaro, il y a une tribune qui est très lue ce soir. Elle est signée par plusieurs intellectuels et une demi-douzaine d’évêques français. Elle demande la fin de l’interdiction des messes, interdiction promulguée de facto par Emmanuel Macron et Jean Castex. En échange, ils proposent de limiter les assemblées à 30% des places. Ils dénoncent aussi un caractère disproportionné face au besoin de réaffirmer les libertés fondamentales, parmi lesquelles celle de pratiquer le culte, en l’occurrence le plus vieux et le plus lié à notre histoire, le culte catholique. Je voulais savoir ce qu’en pensait l’ancien ministre des cultes.

    Jean-Pierre Chevènement : Je partage ce point de vue. L’interdiction de la pratique des cultes ne peut être que tout à fait exceptionnelle. Elle pourrait peut-être se justifier pour la fête de la Toussaint. Au moment où la France a été frappée par plusieurs attentats, je pense que la liberté des cultes doit être la règle. Il faut revenir à celle-ci, à une règle où les églises peuvent être ouvertes.

  • Francis Letellier : Merci Jean-Pierre Chevènement pour votre réponse et pour votre participation à « Audition publique ». Bonne soirée à tous.

    Source : Audition Publique - LCP


Rédigé par Chevenement.fr le Vendredi 6 Novembre 2020 à 18:00 | Lu 2799 fois



1.Posté par Affectif RETOUR le 01/03/2023 03:44
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