- L'Opinion : Gérald Darmanin arrive en Corse en annonçant que le gouvernement est « prêt à aller jusqu’à l’autonomie ». Est-ce un passage obligé ou une ligne rouge pour vous ?
Jean-Pierre Chevènement : Nous assistons à un chantage permanent à la violence. Depuis 1975, les gouvernements, quelle que soit leur couleur politique, y compris ceux auxquels j’ai appartenu, sont allés de reculade en reculade. Je déplore l’agression d’Yvan Colonna. Mais légitime-t-elle cette violence ? Les forces de l’ordre en paient le coût et non pas ces braillards plus ou moins appointés par l’Assemblée de Corse dont la présidente, Mme Maupertuis, a signé une tribune d’une insolence rare dans Le Monde. Je souhaite bonne chance à M. Darmanin même si évoquer « l’autonomie » n’aurait pas été ma manière de faire.
- L'Opinion : Peut-on totalement fermer la porte aux demandes des nationalistes ?
Jean-Pierre Chevènement : On leur a déjà beaucoup concédé ! L’Assemblée de Corse dispose d’immenses prérogatives, d’un budget considérable d’1,3 milliard d’euros pour 300 000 habitants. Valéry Giscard d’Estaing avait créé l’université de Corte où l’on façonne désormais cette jeunesse inconsciente que des idéologues poussent au premier rang des manifestations. Nicolas Sarkozy a organisé un référendum sur l’avenir des deux départements corses. La population a refusé leur disparition mais la collectivité de Corse, aux mains des nationalistes, les a absorbés…
- L'Opinion : N’est-il pas cependant indispensable d’ouvrir des discussions sur le statut de l’île ?
Jean-Pierre Chevènement : Les statuts, on ne les compte plus ! Prenons quelques exemples de demandes nationalistes. Ils revendiquent qu’un acheteur d’un bien immobilier soit titulaire d’un certificat de résidence. C’est la négation de l’égalité entre citoyens. Autre réclamation : que les prisonniers, condamnés pour l’assassinat du préfet Erignac, purgent leur peine dans la prison de Borgo qui est une passoire où les seuls vrais détenus sont les agents de la pénitentiaire qu’on doit protéger des agressions. Ils parlent aussi de «co-officialité» de la langue corse, ce qui aboutirait à réserver les emplois à ses locuteurs.
- L'Opinion : Il n’empêche, c’est aussi le suffrage universel qui a reconduit une majorité nationaliste aux récentes élections…
Jean-Pierre Chevènement : Le suffrage universel, c’est le jet de cocktails Molotov ? Ce sont aussi 120 000 personnes qui manifestaient au lendemain de l’assassinat de Claude Erignac. En Corse, les élus attendent des avancées qui vont dans leur sens et qui leur permettent d’aller contre la loi. Plus on fait de concessions, plus le niveau de violence augmente et l’imbécilité qui va avec. La France s’est-elle construite depuis des siècles sur la base de faiblesses ? Mon modèle, c’est plutôt Clemenceau.
- L'Opinion : La menace par le FLNC de repasser à l’action, est une provocation ?
Jean-Pierre Chevènement : Le FLNC avait annoncé en 2014 qu’il avait déposé les armes. Ce n’était, je le constate, que pour mieux les reprendre. Rien de bien surprenant.
- L'Opinion : Y a-t-il eu des occasions de dialogue manquées ?
Jean-Pierre Chevènement : Après l’assassinat du préfet Erignac, qui avait provoqué une commotion nationale — c'était la première fois qu’un préfet était tué depuis Jean Moulin… — tout le monde était prêt à purger l’abcès. On a assisté à une prise de conscience mais, très vite, sont apparues des inscriptions comme « Gloire à Yvan (Colonna) »...
- L'Opinion : En 2018, votre présence en Corse au côté d’Emmanuel Macron était vue comme un message de fermeté. Comment jugez-vous l’action du gouvernement depuis ?
Jean-Pierre Chevènement : Le gouvernement ne doit pas se laisser soumettre aux variations de l’opinion. Il lui appartient d’y résister. C’est encore possible. Mais, en général, depuis des décennies, l’Etat arbitre en faveur des nationalistes dont il a peur. Depuis ce déplacement en 2018, je n’ai pas eu l’occasion de reparler du sujet avec Emmanuel Macron. La situation est difficile. Des gamins de 15 ans arrivent à ébranler les structures de l’Etat. Où va-t-on ?
- L'Opinion : A vous écouter, on se demande si, au fond, vous ne préféreriez pas l’indépendance à cette fuite en avant ?
Jean-Pierre Chevènement : Si les Corses pouvaient prendre cette indépendance sans que cela ait de graves conséquences pour l’ordre public et la paix en France et en Méditerranée, cela pourrait se discuter. Mais il faut voir ce que cela signifierait pour les Basques, les Bretons, le Territoire de Belfort… où se lèverait le drapeau de la sédition. Un Etat, cela se maintient. Est-ce l’intérêt de la France de voir s’ériger une île mafieuse, lieu de tous les trafics ? Car les parrains corses ont montré qu’ils savaient toucher au sommet de leur art. Est-ce ce que nous souhaitons pour l’avenir ?
- L'Opinion : En 1996, Raymond Barre avait eu cette formule : « Si les Corses veulent leur indépendance, qu’ils la prennent ! »...
Jean-Pierre Chevènement : Si la question était posée en Corse par voie de référendum, je ne serais pas sûr du résultat. Encore faudrait-il qu’on précise bien que cette indépendance emporterait la fin de tous les crédits de la métropole. Il y a du bon sens chez nos concitoyens mais beaucoup d’irresponsabilité parmi les sphères du pouvoir et les médias. Une immense complaisance à tous les étages.
- L'Opinion : Comment imaginez-vous la Corse dans quelques années ?
Jean-Pierre Chevènement : Ce que je sais, c’est qu’elle évolue depuis près de 50 ans dans un sens que je déplore et que la manière dont les pouvoirs publics ont répondu à ces vagues de violence n’a pas permis d’y mettre fin. Je préconise donc un changement de méthode, en Corse comme ailleurs. J’ai passé une fois des vacances en Corse, en 1981. J’y ai rencontré des gens fort sympathiques mais qui n’étaient capables que de parler d’un seul sujet : la Corse, la Corse, la Corse. Et, quand on leur disait qu’il existait d’autres cieux, ils répondaient : « Oui, mais il n’y a qu’en Corse qu’on trouve un si beau soleil »…
Source : L'Opinion