- Marianne : Au regard de la guerre en Ukraine, comment définiriez-vous la position géopolitique que la France doit adopter dans les années à venir ? Comment préserver les intérêts du pays dans ce nouvel ordre mondial ?
Jean-Pierre Chevènement : Il est d’abord urgent de mettre fin à cette guerre honteuse au cœur de l'Europe. Une guerre qu'on pouvait voir venir depuis longtemps, mais à laquelle personne ne croyait. La paix nécessite la proclamation, par l'Ukraine elle-même, de sa neutralité, avec la garantie que pourront lui apporter un certain nombre de puissances – les cinq membres permanents du Conseil de sécurité des Nations unies auxquels pourraient s’ajouter selon moi l'Allemagne et la Turquie.
Pour le reste, le constat d'une éventuelle violation de la neutralité de l'Ukraine devrait être établi à la faveur d’une procédure assez lourde, pour que les Ukrainiens soient rassurés sur leur capacité à se gouverner comme une nation libre et indépendante, démocratiquement. La preuve a été faite dans cette guerre que l'Ukraine, longtemps constitutive de l’Empire russe et alors appelée « Petite Russie », est, certes, une nation récente, mais une nation bien vivante.
Quant à la question plus générale tenant au contexte géopolitique dans lequel la France va devoir s'insérer, la contradiction structurante du monde à venir restera celle qui prévaut déjà aujourd'hui, entre les États-Unis et la Chine. Ne nous leurrons pas : la Russie ne deviendra jamais l'hyperpuissance qu'elle a été à l’époque soviétique. Elle est, et restera, une grande puissance, certes. La Russie devra s’insérer dans le monde tel qu’il est devenu. Le peuple russe reste d’abord un très grand peuple européen dont l’apport à la civilisation européenne est majeur. On doit, géographiquement parlant, se rappeler que la Russie est le pays des quatre mers : la mer Baltique, la mer Blanche, la mer Noire, et la mer Caspienne. C’est le noyau historique de la Russie qui s'est démesurément étendu avec la conquête par les Cosaques de la Sibérie au XVIIᵉ et XVIIIᵉ siècles. L’indépendance de l’Ukraine ne commence, elle, qu’en 1991.
Dans le cadre de l’Europe, notre tâche, à nous Français, sera de maintenir une indépendance du Vieux Continent par rapport aux deux hyperpuissances de demain, que seront les États-Unis et la Chine. Sur ce sujet, je n'ai aucune peine à me définir comme européen. Naturellement, pour moi, l'Europe pèse à la mesure des nations qui la composent, et particulièrement des grandes nations. Leur effort conjugué doit permettre à l’Europe d'exister comme acteur indépendant. Alors, quelles sont ces grandes nations ? Il n'y a pas de règle. Ce sont celles qui s'engageront. On voit bien, naturellement, que, au premier rang, il y a la France, l'Allemagne, l’Italie, l’Espagne, et sans doute un jour la Russie si on veut que l’Europe pèse son poids dans les affaires du monde.
Car, ne cessons jamais de le répéter : la Russie appartient à la sphère de la civilisation européenne. La guerre actuelle ne peut se comprendre qu’à la lumière de l’Histoire longue, comme un spasme, différé de trente ans, après la dissolution, en 1991, du lien qui unissait l’Ukraine à la Russie. Nous ne devons pas confondre les errements du gouvernement de Vladimir Poutine avec le peuple russe. À l’avenir, il faudra bien mettre quelque chose entre la Chine et l'Europe. Jusqu'à nouvel ordre, on n'a encore rien trouvé de mieux que la Russie. Il faut voir loin et large, et ne pas se laisser engloutir par l’immédiateté. La Russie, l’Ukraine et l’Europe devront réapprendre à vivre ensemble, en bonne intelligence, en optimisant leurs complémentarités naturelles, aujourd’hui stupidement décriées, à la lumière d’une catastrophe qui fausse la perspective d’ensemble.
Dans le cadre de l’Europe, notre tâche, à nous Français, sera de maintenir une indépendance du Vieux Continent par rapport aux deux hyperpuissances de demain, que seront les États-Unis et la Chine. Sur ce sujet, je n'ai aucune peine à me définir comme européen. Naturellement, pour moi, l'Europe pèse à la mesure des nations qui la composent, et particulièrement des grandes nations. Leur effort conjugué doit permettre à l’Europe d'exister comme acteur indépendant. Alors, quelles sont ces grandes nations ? Il n'y a pas de règle. Ce sont celles qui s'engageront. On voit bien, naturellement, que, au premier rang, il y a la France, l'Allemagne, l’Italie, l’Espagne, et sans doute un jour la Russie si on veut que l’Europe pèse son poids dans les affaires du monde.
Car, ne cessons jamais de le répéter : la Russie appartient à la sphère de la civilisation européenne. La guerre actuelle ne peut se comprendre qu’à la lumière de l’Histoire longue, comme un spasme, différé de trente ans, après la dissolution, en 1991, du lien qui unissait l’Ukraine à la Russie. Nous ne devons pas confondre les errements du gouvernement de Vladimir Poutine avec le peuple russe. À l’avenir, il faudra bien mettre quelque chose entre la Chine et l'Europe. Jusqu'à nouvel ordre, on n'a encore rien trouvé de mieux que la Russie. Il faut voir loin et large, et ne pas se laisser engloutir par l’immédiateté. La Russie, l’Ukraine et l’Europe devront réapprendre à vivre ensemble, en bonne intelligence, en optimisant leurs complémentarités naturelles, aujourd’hui stupidement décriées, à la lumière d’une catastrophe qui fausse la perspective d’ensemble.
- Marianne : Vous venez d'insister sur la nécessité de garantir une Europe indépendante. Et vous avez bien insisté sur « une Europe composée de nations », ce qui a toujours été votre positon. Que va devenir cette Europe ? On écoute Emmanuel Macron, on voit sa politique en pratique, mais on ne parvient pas encore à définir s'il veut une Europe fédérale ou une Europe d’État-nations. Concrètement, quelle position défend-il ?
Jean-Pierre Chevènement : Il faut écouter d’abord ce que dit Emmanuel Macron. Chacun peut avoir sa grille de lecture mais, à mes yeux, il y a avant tout la puissance des faits. Que pouvons-nous faire ? Où sommes-nous prêts à aller ? Je pense que le fait national s'impose d’abord de pair avec l'exigence démocratique, car seul le sentiment d'appartenance qui existe dans la nation est assez fort pour permettre à une minorité d'accepter la loi de la majorité. Il peut y avoir un sentiment d'appartenance européen, mais il n'est pas de même nature, ni de même qualité. Il est vrai que nous avons quelque peine, Français, à placer la Volhynie ou la Valachie sur une carte. La garantie de la neutralité de l'Ukraine n'est donc pas qu'un problème européen, c'est un problème mondial. Il faut mettre les États-Unis dans la boucle, ainsi que la Chine.
J’ai évoqué la garantie de la neutralité de l’Ukraine. Il faut aussi offrir cette possibilité à l'Allemagne, parce qu’elle a un intérêt vital à la stabilité de l’Europe et qu’elle s’est dite capable de faire un effort de défense à hauteur de 100 milliards d'euros, comme l’a annoncé le chancelier Olaf Scholz. Aller plus loin sur ce que pourrait être une identité européenne de défense ? Je pense que si, déjà, nous joignons nos efforts budgétaires – France, Allemagne, mais aussi Italie, Espagne et peut-être Pologne – nous pouvons définir un certain nombre de programmes d’armement en coopération. C'est dans le domaine de l'armement que je vois de manière la plus évidente les complémentarités. Mais il faut rester réaliste. Les autres pays européens – à quelques exceptions près de pays neutres comme la Suède, la Finlande, l'Autriche ou la Suisse – ne conçoivent pas leur défense autrement qu'à travers l'OTAN. Les pays européens achètent donc des F35 américains. Poutine ne semble pas s’être avisé qu’il les jetait plus encore dans les bras des États-Unis. Parce que derrière l'OTAN, il y a la puissance nucléaire des États-Unis. Et c'est compréhensible tant, face à l'arsenal russe, mille cinq cents têtes nucléaires de théâtre dites quelquefois « tactiques », et plus de 1 000 têtes stratégiques déployées, seule la puissance nucléaire américaine apparaît réellement dissuasive pour figer les frontières existantes en Europe.
Avec les Russes, il faudra tenter demain une négociation pour redéfinir un système de plafonnement des forces conventionnelles en Europe. Ce ne sera pas facile car la Russie, par son étendue, n’est pas seulement un pays européen. C’est un pays d'Asie moyen-orientale, d'Asie centrale, d'Asie extrême-orientale. Et c'est aussi un pays mondial qui, naturellement, prétend avoir son mot à dire sur tous les dossiers. Le fait est qu'on retrouve toujours la Russie dans des dossiers comme la Syrie, l'Arménie, l'Azerbaïdjan, l’Afghanistan, la Corée du Nord, l’Europe évidemment.
Donc, pour répondre de ma place à votre question, je reste partisan de l'indépendance de la France dans un cadre européen, en coopération avec ses voisins, notamment sur le plan des armements. Nous sommes aussi membres de l'Alliance atlantique (OTAN). Cela n’a pas tout à fait le même sens aujourd'hui qu'il y a une cinquantaine d'années, quand le général de Gaulle a décidé que la France se retirerait de l’organisation militaire intégrée. Les Américains étaient beaucoup plus présents en Europe. L'hypothèse d'un conflit classique à l’époque de la guerre froide était traitée par les États-Unis dans le cadre de la doctrine de la « riposte graduée ». Bref, un conflit pouvait dégénérer en conflit nucléaire sur le territoire européen. D’où la dissuasion française indépendante. Cette réalité, que l’agression russe en Ukraine remet en lumière, n’a pas disparu. Mais quand même, l’Alliance atlantique est aujourd'hui une alliance beaucoup moins contraignante sur le plan de l'automaticité qu’elle est censée comporter. Dans l’immédiat, l’invasion de l’Ukraine repousse la plupart des pays européens vers la tutelle américaine : fourniture de gaz et d’armes, etc.
- Marianne : Restons sur la question de la bonne échelle de gouvernance, politique et démocratique. Emmanuel Macron a commencé son mandat par un bond conceptuel lors de son discours de la Sorbonne, avec la « souveraineté européenne ». Nous avons appris par cœur en vous lisant que la seule échelle possible de la souveraineté était « nationale », car il n’y a pas de peuple européen. Soutenez-vous Emmanuel Macron jusqu’au concept de souveraineté européenne ? Peut-il y avoir à la fois une souveraineté nationale et une souveraineté européenne ?
Jean-Pierre Chevènement : Ma réponse est oui. D'ailleurs, Emmanuel Macron emploie simultanément les formules « souveraineté française » et « souveraineté européenne ». Mais elles ne sont pas tout à fait de même nature. Pour qu'il y ait souveraineté, au sens classique du terme, il faut – vous l’avez rappelé – qu'il y ait un peuple (demos). Ce sentiment d'appartenance très fort que j'évoquais tout à l'heure, qui existe au niveau des nations, n'existe pas vraiment au niveau de l'Europe tout entière, qui se compose d'une trentaine de peuples. L’arrêt Lisbonne du 30 juin 2009 du Tribunal constitutionnel de Karlsruhe le dit d’ailleurs, à propos du Parlement européen : celui-ci juxtapose l'expression de la volonté d'une trentaine de peuples, mais n'exprime pas la volonté générale d'un peuple européen qui n’existe pas.
Et il n'est donc pas un Parlement au sens classique du terme. Ce qu'on peut entendre par « souveraineté européenne » tient à la capacité des peuples européens à mettre ensemble leurs moyens, notamment budgétaires, pour définir des programmes autonomes. Des programmes comme ceux que nous nous sommes engagés à mener à bien avec les Allemands, par exemple. Le programme du char lourd, sous leadership allemand, et le programme de l'avion de combat du futur, sous leadership français. Je connais toutes les difficultés qui s'attachent à la réalisation de ces programmes. Est-ce une raison pour ne pas persévérer ?
- Marianne : Emmanuel Macron, en 2017, donnait l'impression d'être plutôt sur une vision fédérale de l'Europe. Concrètement, a-t-il changé, pour que vous, qui accordiez beaucoup d'importance à cette question-là, considériez que vous pouvez le soutenir ? Ou alors, considérez-vous que cette question des institutions européennes et de leur devenir n'est finalement pas fondamentale dans le choix du futur président de la République ?
Jean-Pierre Chevènement : Cette question est sans doute fondamentale mais elle n'est pas actuelle. Quant aux impressions, elles sont changeantes par définition. Si j'ai apporté mon soutien républicain à Emmanuel Macron, c'est sur la base d'un critère simple : l'intérêt de la France, à l’orée de crises majeures comme celle qui pourrait résulter de l’interruption de la fourniture de gaz russe et le chaos économique qui en découlerait, faute de substituts rapidement mobilisables.
Je ne vois honnêtement pas qui je pourrais soutenir d'autre qu’Emmanuel Macron parmi les candidats en lice pour que la France puisse défendre, comme il se doit, ses intérêts et ses valeurs. Emmanuel Macron a, seul, l’étoffe d’un homme d’État. Son charisme est reconnu à l’étranger. Je ne vois rien de tel ni chez les deux candidats d'extrême droite qui font plutôt figure d’épouvantails, ni chez Madame Pécresse – encore que je connaisse ses qualités de ministre de la Recherche et de l'Enseignement supérieur que j'ai été moi aussi, ce qui a créé entre nous un lien cordial, mais qui ne va pas au-delà. Quid des candidats dits « de gauche » ? La gauche a perdu sa boussole idéologique depuis très longtemps, avant même que je quitte le Parti socialiste en 1993. Celui-ci n’existe plus mais ses leaders ne s’en sont pas encore aperçus. Après trente ans de militantisme, je l’ai quitté parce qu’il avait tourné le dos à son engagement social fondamental. La gauche ne peut retrouver un sens que si elle peut donner aux citoyens la maîtrise individuelle et collective de leur destin.
C'était vrai à l'époque où il y avait un État suffisamment puissant pour relayer une volonté collective. Cela ne voulait pas dire qu'on ne débordait pas du cadre national. Par exemple, nous avons toujours envisagé, dans les années soixante-dix, d'entraîner l'Allemagne sur un sentier parallèle au nôtre. C'était à l'époque ce qu'on appelait l'« Ostpolitik » en Allemagne avec Egon Bahr et Willy Brandt. Et nous pensions aller vers une Europe qui se définirait de manière autonome, sans rompre pour autant son alliance avec les États-Unis. Tout cela, la gauche l'a perdu de vue. Elle ne raisonne plus qu’à travers le prisme européen, en fait sous l’empire des dogmes du néolibéralisme. Elle s'est ralliée très discrètement, d'une manière passée presque inaperçue à travers la présidence de Jacques Delors, président de la Commission européenne de 1984 à 1994. Jacques Delors que le chancelier Kohl avait remarqué après les négociations sur la sortie ou non du système monétaire européen (1983).
Le chancelier Kohl l'avait suffisamment apprécié pour lui dire qu’il était prêt à céder la place de président de la Commission européenne qui revenait à un Allemand à un Français, pourvu que ses initiales soient « J.D. ». C'est raconté plaisamment par Jacques Delors lui-même dans ses Mémoires. Donc J.D. est devenu président de la Commission européenne et a mis en branle le marché unique, et l’Acte unique qui donne à la Commission européenne le soin de proposer des directives s'appliquant à tous les États, pour faire respecter le principe de la concurrence pure et non faussée. Et c'est ainsi que s’est fait le mariage entre l'union de la gauche française et le néolibéralisme de Madame Thatcher. Tout cela s'est réglé à Bruxelles, dans l'obscurité la plus totale, puisque l’Assemblée nationale a voté cet Acte unique et, mécaniquement, la transposition de toutes les directives de la Commission à la législation française.
- Marianne : Nous sommes d’accord avec vous sur le ralliement caché de toute la gauche au néolibéralisme qui, si on vous écoute bien, a abouti aux difficultés que connaît la France aujourd’hui. Mais vous apportez votre soutien à Emmanuel Macron, celui qui, lorsqu’il a été nommé ministre de l’Économie, a, dans sa première interview, repris le slogan de Margaret Thatcher que vous venez d’évoquer – « There is no alternative » – et incarne la continuation du néolibéralisme. D’où notre question, déjà posée sur l’Europe : a-t-il changé ? Ou bien y a-t-il quelque chose qui vous permet de considérer qu’il va aller dans votre sens ?
Jean-Pierre Chevènement : J’ai tendance à le penser. Sans méconnaître les continuités, j’incline à penser que le Emmanuel Macron de 2022 n'est plus le Emmanuel Macron de 2017. Même s'il ne le dit pas lui-même comme cela. Le contexte a profondément changé : les critères de Maastricht ont été balayés par la crise du Covid, et avec eux l'incapacité dans laquelle nous nous trouvions à faire face, depuis la crise de 2018, aux tendances récessionnistes de l’économie, tout cela du fait de disciplines budgétaires obsolètes. La Banque centrale européenne, contre laquelle j'avais tant guerroyé en 1992 parce qu'elle nous privait de notre souveraineté monétaire et nous conduisait à une politique austéritaire, avec pour seule mission de lutter contre l'inflation, a profondément modifié son orientation. Ce sont les socialistes qui avaient toujours rejeté l'idée qu'on puisse modifier ses statuts. Ségolène Royal avait accepté, à travers un accord avec le Mouvement des Citoyens, de modifier les statuts de la Banque centrale et l'a proposé au congrès du PSE réuni un mois plus tard, en février 2007, à Porto. La proposition fut promptement rejetée.
La Banque centrale européenne, grâce à l’impulsion donnée par Monsieur Draghi et prolongée aujourd’hui par Madame Lagarde, fait tourner la planche à billets. 4 800 milliards d'euros de titres publics rachetés par la BCE, cela ne se trouve pas sous le sabot d'un cheval ! La BCE est sortie de la seule mission qui lui était, paraît-il, assignée par ses statuts.
- Marianne : Ne confondez-vous pas la force des circonstances, qui a fait changer ces politiques, et la volonté des décideurs que vous décrivez, dont Emmanuel Macron ?
Jean-Pierre Chevènement : C’est ce que je vous dis : la puissance des faits ! Emmanuel Macron est sans doute heureux de constater que ses marges, qu'il utilise d'ailleurs très largement, se sont élargies grâce à la suspension des critères de Maastricht et la politique monétaire accommodante de la Banque centrale européenne. 4 800 milliards d'euros, c'est pratiquement le tiers du PIB annuel de la zone euro, soit 15 000 milliards. Et le carcan financier – qui était particulièrement stupide – de la réduction du taux d'endettement à 60 % du PIB s'est envolé. Par conséquent, nous ne sommes plus exactement dans le même schéma d'Europe aujourd'hui qu’hier.
Il ne faut pas enlever à Emmanuel Macron le mérite du « Quoi qu’il en coûte ! »
« Mais qu’en sera-t-il demain ? », me direz-vous. Je ne méconnais pas qu'il y ait des gens qui voudraient revenir aux disciplines néolibérales, c'est vrai. Pour autant, la méthode proposée par Emmanuel Macron consiste à mettre en avant le plan d'investissements que nécessitent la transition écologique, la transition climatique, la transition numérique, ou bien les immenses transformations qu'il faudra apporter, par exemple, à l'industrie automobile en promouvant les véhicules électriques. Et puis, à partir de là, il faudra décliner les capacités d'endettement des États. C'est une démarche logique. Lisez le discours d'Emmanuel Macron de décembre 2021 sur la présidence par la France du Conseil de l’Union européenne, c’est précis et expliqué de manière très claire, parfaitement audible par nos partenaires. Cette méthode me convient.
- Marianne : Vous expliquez, pour simplifier, que Macron a commencé néolibéral en 2017 et qu’il termine quasi chevènementiste en 2022. Mais, s’il est élu, si l’on regarde son programme, on a l’impression qu’il retourne à sa position initiale : le RSA, les 3 % de déficit auxquels il souhaite se conformer... Et la retraite à 65 ans. Vous retrouvez-vous, concrètement, dans le programme publié par Emmanuel Macron ?
Jean-Pierre Chevènement : Je n’explique rien de tout cela. Je regarde les faits. Le déficit budgétaire est à 7,1 % aujourd’hui et reviendra à l’équilibre dans cinq ans.
S'agissant de l'âge de la retraite, c'est d’un allongement progressif qu’il est question. Il tiendra compte de la pénibilité des tâches et de la durée du temps de cotisation. Il y a de la marge pour négocier. Et je serai de toute façon mieux en mesure d'influer qu’en m’enfermant dans une abstention boudeuse, comme le font beaucoup d'hommes de gauche sincères, par manque d'imagination et aussi parce que la gauche n’a pas fait le travail intellectuel nécessaire à toute réorientation de fond.
Il faut remédier à cette insuffisance intellectuelle pour définir une planification écologique certes, mais aussi et surtout industrielle. Comme avec l’électronucléaire sur lequel Emmanuel Macron à Belfort a eu l'intelligence et le courage de réouvrir le dossier. Le lancement de 6 à 14 nouveaux réacteurs n’est pas une bricole. Pas plus que le rapatriement en France des turbines Arabelle.
Il faut toujours revenir à Jaurès, aller à l'idéal, mais en partant du réel. On peut aussi revenir à De Gaulle si vous préférez : « On ne fait pas de bonne politique en dehors des réalités. »
- Marianne : Rebondissons sur Jaurès, justement, et la question sociale, qui a été longtemps la vôtre, notamment avec le CERES. Quel regard porte l’homme de gauche qui invoque Jaurès sur les réformes du marché du travail du Macron néolibéral, qui ont mis le peuple dans la rue, celles de l’ISF, de l’assurance chômage, de la privatisation de certains services publics ?
Jean-Pierre Chevènement : Il faut se parler franchement. Emmanuel Macron n'est pas un homme de droite. Il est passé par le Mouvement des Citoyens et par le Parti socialiste. C'est vrai qu'il a été plutôt porté par la droite de ce dernier et même par ceux qu'on appelait alors les Gracques, sans parler des « transcourants ». Mais faites confiance à Emmanuel Macron pour s’affranchir des influences. Il est intelligent. Il y a les faits. Et il décide. Emmanuel Macron fait l’objet d’un procès politique permanent que je ressens comme injuste. Et je n’aime pas l’injustice. Bien sûr, il a pu commettre quelques erreurs…
- Marianne : Lesquelles ?
Jean-Pierre Chevènement : Il les a reconnues lui-même. Ce sont pour la plupart des erreurs d'expression. Emmanuel Macron a été élu président de la République à 39 ans et il peut avoir droit à un minimum d'indulgence.
Sur le fond, même dans son premier schéma de 2017, il y avait une inspiration keynésienne. L'idée d'un budget de la zone euro, s'élevant à plusieurs points du PIB de celle-ci, c’est-à-dire, grosso modo, 350 à 400 milliards. Cela, il l'avait dit, dans son discours de la Sorbonne (2017). Donc, il n'était pas aussi simplistement libéral que vous le présentez. Emmanuel Macron a dérangé tout un tas de gens dits de gauche, strauss-kahnien ou autres, pour qui les avenues du pouvoir s'étendaient à l'infini, bordées de fauteuils et de maroquins. Ils étaient heureux, tout comme la droite qui s’est sentie frustrée d’une victoire qu’elle considérait comme acquise début 2017.
Je ne suis pas de ceux qui larmoient sur la félonie supposée d'Emmanuel Macron. Il a fait le ménage. Je l'en félicite. Je considère qu'il a permis de tourner une page qui, enfin, nous autorise à imaginer autre chose. Beaucoup de crises qui ne sont pas principalement de son fait ont troublé son premier quinquennat. Mais il a contenu la pandémie : sur le plan sanitaire par un mot d’ordre juste : « vacciner d’abord ! » Et au plan économique : prêts garantis par l’État aux entreprises, aide au chômage partiel, etc. Les résultats en matière de croissance et d’emploi sont au rendez-vous. Maintenant, il va falloir choisir un président de la République, l'homme de la nation, comme disait de Gaulle, qui, pour cinq ans, donne l'orientation principale.
- Marianne : Donc vous ne regardez pas la copie précédente ? Les réformes, les privatisations, celle d'Aéroports de Paris notamment…
Jean-Pierre Chevènement : Cette privatisation ne s’est pas faite…
- Marianne : Mais l’intention était là !
Jean-Pierre Chevènement : Regardons ce qu’il a fait, et non les intentions.
- Marianne : Il l'aurait faite s'il n'y avait pas eu un million de personnes pour signer une pétition ! Il a été forcé à refuser.
Jean-Pierre Chevènement : (Il sort un graphique avec les chiffres de l’Insee sur le pouvoir d’achat). Depuis 2013, le pouvoir d’achat de l’ensemble des ménages, en particulier les plus modestes, n'a pas cessé d'augmenter, à l'exception de 2020, à cause de la crise sanitaire. Depuis, on peut dire que la courbe du pouvoir d'achat est ascendante. Alors je ne dis cela pour défendre Emmanuel Macron qui a tout à fait la capacité de le faire tout seul. Mais je trouve qu’il y a une certaine injustice à lui faire des griefs qui vont au-delà de la réalité. Je pense par exemple à cette étiquette invraisemblable de président des riches que certains lui apposent continuellement, à rebours des effets réels des politiques économiques conduites.
Le feu est à la maison. Ce matin, un sondage donne 47,5 % des voix à Marine le Pen au second tour. 2,5 %, c’est la marge d’erreur. Et pendant ce temps-là, vous cherchez des poux dans la tête d’Emmanuel Macron !
- Marianne : Vous avez été ministre. De la recherche, de l'Éducation, de la Défense et de l'Intérieur. Prenons ces éléments-là sur lesquels vous vous êtes engagé, vous avez agi. Que pense l'ancien ministre de la Défense et de la Recherche des dernières dispositions de Jean Castex, qui vient de réduire de 300 millions d’euros le budget de la Défense, et de 230 millions le budget de la Recherche ?
Jean-Pierre Chevènement : C'est insoutenable dans la durée. Je pense que cela ne peut être que des mesures de correction budgétaire parce que nous devons faire adopter une loi de finances rectificative. Mais ce n'est pas la tendance générale. Cette dernière est à l'augmentation massive des dépenses de Défense et de la Recherche. C'est nécessaire, et cela va de pair avec le projet affirmé par Emmanuel Macron de reconquête de notre autonomie stratégique en matière industrielle et technologique. C’est le point essentiel.
- Marianne : Sur l’Éducation, on entend bien qu'il y a des réussites, que vous avez saluées : le dédoublement des classes, le retour à des méthodes à l'école primaire qui fonctionnent, notamment. Mais quand on regarde le projet d'Emmanuel Macron, l'autonomie des établissements scolaires – un projet historiquement de droite – ou la publication des évaluations, on peine à saisir en quoi cela correspond à l'idée que vous vous êtes toujours faite de l'école républicaine…
Jean-Pierre Chevènement : Je crois de toutes mes forces à ce que sous la Troisième République, on appelait « la République enseignante ». J'ai même écrit un livre avec Luc Chatel il y a quelques années, dans lequel je défendais l'École comme institution de la République, et lui l'autonomie des établissements. Ce débat va reprendre, car je n’ai abdiqué en aucune manière mes convictions. Et je l'ai dit à Emmanuel Macron, qui ne m’a pas demandé de renoncer à mes idées qui constituent plutôt à ses yeux, si j’ai bien compris, une « plus-value ». Bien sûr je les défendrai de manière constructive.
On peut ainsi conforter des orientations positives, comme celles de Jean-Michel Blanquer, et éviter des dérives qui seraient fâcheuses. Honnêtement, en politique, il faut faire des choix. Quel autre choix un citoyen responsable et épris de progrès peut-il faire que d’apporter un soutien résolu à Emmanuel Macron ? Le grand danger, face à Marine Le Pen, c’est la démobilisation et plus encore, l’aversion ressentimenteuse que suscite Emmanuel Macron chez une gauche que son sectarisme aveugle. Mélenchon, qui est le mieux placé des candidats de ce qui reste de la gauche, a quand même un problème avec la République. Sa sixième République, c'est le retour au régime d'assemblée. Non seulement il n'aura pas de majorité pour cela mais, à supposer qu'il en trouve une, je pense que la France n'accepterait pas durablement de se laisser gouverner par des gens qui flirtent avec l'islamogauchisme, qui combattent l’énergie nucléaire, qui insultent en permanence la police et tiennent, sur différents sujets, des propos que la plupart de nos concitoyens ne souhaitent pas entendre. Je pense à l'idéologie dite « woke », aux idées « décoloniales », aux groupes de « racisés » qui organisent des réunions en non-mixité, ressuscitant ainsi le racisme.
Jean-Luc Mélenchon, dont je reconnais le talent avec lequel il a exercé ses fonctions de secrétaire d'État à l’Enseignement professionnel, ne manque pas de qualités. Mais pour la gestion d'un grand pays comme la France c’est une autre affaire ! Il faut le caractère d’un homme d’État.
- Marianne : Poursuivons notre promenade dans vos différents ministères, et celui de l’Intérieur. Comment jugez-vous ce qui est en préparation, et ce qui sera fait sur la Corse ?
Jean-Pierre Chevènement : Je ne sais pas ce qui est en préparation. On ne m'en a pas tenu informé. J'étais resté sur une bonne impression en 2008, lors des cérémonies commémoratives de l'assassinat du préfet Erignac. Je reste dans le même état d'esprit parce que je pense que la République doit avoir une mémoire, et que céder encore au mirage de l'autonomie, c'est se préparer des lendemains difficiles – pas seulement en Corse qui deviendrait une île mafieuse ancrée au milieu de la Méditerranée, mais aussi ailleurs : au Pays basque, en Bretagne, en Alsace, etc.
Cette tendance, il faut la combattre, si nous ne voulons pas défaire la France. Je m'exprimerai, avec toujours le souci d'être constructif. Dans le sens que vous connaissez, c’est-à-dire que je reste sur la ligne de l’« application ferme et sereine de la loi » que j’avais appelée de mes vœux à Ajaccio à l’été 1997.
- Marianne : Ce qui avait justifié de votre part une démission vis-à-vis de Lionel Jospin ne vous semble pas rédhibitoire aujourd'hui vis-à-vis d'Emmanuel Macron ?
Jean-Pierre Chevènement : L’attribution du pouvoir législatif à l’Assemblée de Corse était contraire à la Constitution. Ainsi d'ailleurs, le Conseil constitutionnel en a-t-il jugé en 2001. L’autonomie, je ne sais pas trop bien ce que cela signifie. Nous aspirons tous à l'autonomie, à une certaine autonomie. Jusqu'où ? Là où notre liberté pourrait menacer celle d'autrui, la loi tranche. Ce vieux principe républicain – la suprématie de la loi – j'espère qu'on saura encore l'appliquer en Corse et ailleurs.
- Marianne : Emmanuel Macron a certes fait « turbuler » le « système » des partis, mais le « Système », avec un grand « S » ? A-t-il vraiment fait trembler ce « Système »-là ? Le cœur de la machine. Ce qui est en train, petit à petit, de détricoter la souveraineté du peuple ? On pense à l’affaire McKinsey...
Jean-Pierre Chevènement : Ce que j’ai voulu faire « turbuler » en 2002 c’est un système où les partis politiques qui s’étaient reconstitués pour s’adapter à l’élection du Président de la République au suffrage universel n’avaient plus rien à dire. Prisonniers qu’ils étaient de la doxa néolibérale, ils avaient sombré dans une sorte de psittacisme. C’était le système du « pareil au même ».
Emmanuel Macron nous en a débarrassés et va continuer à nous en débarrasser – je l’espère – de toute cette ménagerie soi-disant « de gauche » ou soi-disant de « droite ». Il nous oblige et s’oblige lui-même à inventer. Il faudra de l’étoffe, car les défis sont rudes, mais je fais le pari de la confiance. L’intervention de McKinsey met en lumière certaines carences du service public. Elle ne doit pas occulter l’essentiel : Emmanuel Macron est une chance pour la France. Son prochain quinquennat, s’il est élu, permettra de sortir de la crise du système par le haut. Je l’y aiderai, à la mesure des moyens qui me restent.
- Marianne : C’est ce que vous souhaitez faire avec Refondation républicaine ?
Jean-Pierre Chevènement : C’est ce que je voudrais faire avec ce très jeune parti qui va remplacer le club « République moderne » que j’ai créé en 1984 et qui a fait du bon travail. Mais ce n'est pas pour moi que je dis cela. Je n'ai aucune ambition personnelle à l’âge où je suis parvenu. Je pense à toute une génération de jeunes bien formés qui peuvent influer demain sur l'orientation politique de la France. Car c’est elle, la France, qui continue à me motiver.
Je crois beaucoup à l'action militante, au bon sens du terme. C’est-à-dire à l’alliage d’une réflexion à long terme exigeante et d’une pratique au quotidien. Ces jeunes peuvent se casser la figure, ce n’est pas grave. Ils apprendront. Et ils se bonifieront au fil du temps. Je crois à la refondation républicaine. Qu’ai-je fait d'autre pendant toute ma vie ? Depuis qu'après l’ouverture de la « parenthèse libérale » en 1983, j'ai entrepris de redresser l'École publique et le sens de l’action politique. N'était-ce pas déjà une refondation républicaine ? J'ai réécrit les programmes des écoles et des collèges, remis « La Marseillaise » au répertoire des écoles, l'éducation civique dans les programmes et dans les horaires des écoles et des collèges, créé le baccalauréat professionnel, etc.
La démocratie a besoin d’un tissu militant. Elle s'enrichit par la pratique. Pour apprendre, il faut entreprendre. Il faut souffrir un peu. Aussi parce que le prochain quinquennat va nous conduire à affronter de grands défis, ainsi reconquérir l’électorat populaire par une politique industrielle et éducative offensive.
- Marianne : Allez-vous tenter de faire élire des députés avec « Refondation républicaine » ? N’avez-vous pas peur, en faisant cela, de servir de faire-valoir politicien à un Emmanuel Macron qui pourra ainsi se prévaloir d’un chevènementisme dans ses rangs ?
Jean-Pierre Chevènement : Il n’y a pas de mal à vouloir faire élire un certain nombre de jeunes députés. Le Parlement est le vivier de la démocratie. J'en serais heureux moins pour eux que pour la France. Ils seront certainement très utiles au pays, mais pour le moment il serait prématuré de vouloir figer les choses dans un système de partis. L’heure est au jaillissement, pas à la discipline qui est elle aussi nécessaire mais dont l’heure n’est pas encore venue.
- Marianne : Donc la question de savoir si les députés seront assez lourds dans la majorité ne se pose pas ?
Jean-Pierre Chevènement : Vous savez, ce sont rarement les majorités qui font les politiques. La majorité socialiste de 1981 n’a pas aidé à empêcher la remise en cause du projet industrialiste que je portais comme ministre de l’Industrie…
- Marianne : Il vaut mieux, donc, influencer directement le président ?
Jean-Pierre Chevènement : Généralement, il vaut mieux être proche des centres de décision. Et connaître les faits et les nécessités qui permettent d'avancer. Par exemple, la prise de conscience de nos dépendances est récente et liée à la crise du Covid, mais elle va, je l'espère, permettre d'imprimer enfin une véritable politique industrielle qui remédiera à ce mal profond qu'a été la désindustrialisation de la France depuis quarante ans.
Source : Marianne