Les Inrockuptibles: Quel rôle avez-vous joué dans le processus qui a mené François Mitterrand au pouvoir en 1981 ?
Jean-Pierre Chevènement : Ce fut un travail de longue haleine. Il faut remonter à 1971et au congrès d’Epinay pour comprendre le rôle décisif que le Ceres a joué dans l’accession de François Mitterrand à la tête du nouveau PS, tremplin de sa candidature à la présidentielle en 1974 et 1981. Le Ceres, le Centre d’études, de recherches et d’éducation socialiste a été fondé en 1966, peu après la fin de la guerre d’Algérie, par quelques jeunes gens, Georges Sarre, Didier Motchane, Alain Gomez, Pierre Guidoni et moi-même, qui pensaient qu’il était temps de tourner la page du vieux monde et de fonder une France réellement socialiste au cœur de l’Europe. Nous avions lu Léon Blum, Karl Marx et Karl Kautsky, et bien d’autres, les austromarxistes (mouvement politique et philosophique des sociaux-démocrates autrichiens Otto Bauer, Rudolf Hilferding, Max Adler, Karl Renner, etc. qui s’intéressa notamment à la question nationale et à l’impérialisme – ndlr) notamment… Bref, nous étions des forts en thèmes, mais en même temps, nous étions des gens très particuliers : gaullistes pour les institutions et la politique étrangère, et ultra socialistes sur le plan économique et social. On pouvait nous qualifier de gaullistes de gauche et même d’extrême gauche ! En Algérie, j’étais un officier loyaliste, j’ai combattu l’OAS à Oran et mon premier vote a été pour de Gaulle en 1962,lors du référendum pour l’élection du Président de la République au suffrage universel. Nous avons donc organisé ce petit laboratoire, un courant de pensée, mais aussi d’action. Grâce aux postiers socialistes emmenés par Georges Sarre, nous avons pu prendre la tête de la fédération de Paris dès 1969. Ce qui nous a permis de rompre avec une gauche molle, une gauche de compromis, personnifiée alors par Guy Mollet. Une conception du socialisme que nous avons rejetée en 1969 à travers un livre- pamphlet qui s’intitulait Socialisme ou social médiocratie, tout un programme…
Revenons à Epinay…
Sans l’appoint de la motion du Ceres (8,50% des voix), François Mitterrand, qui n’avait pas 45% des mandats, n’aurait pas pu accéder au poste de Premier secrétaire du PS. Pourquoi l’avons-nous soutenu ? Parce que c’était l’homme de l’union de la gauche, soutenu par le PCF comme candidat unique de la gauche lors de l’élection présidentielle de 1965. C’est à moi que Mitterrand a confié la rédaction du programme du PS pour 1974 « Changer la vie » et j’ai également participé sur cette base à l’élaboration du programme commun de 1972 avec le Parti communiste.
Jean-Pierre Chevènement : Ce fut un travail de longue haleine. Il faut remonter à 1971et au congrès d’Epinay pour comprendre le rôle décisif que le Ceres a joué dans l’accession de François Mitterrand à la tête du nouveau PS, tremplin de sa candidature à la présidentielle en 1974 et 1981. Le Ceres, le Centre d’études, de recherches et d’éducation socialiste a été fondé en 1966, peu après la fin de la guerre d’Algérie, par quelques jeunes gens, Georges Sarre, Didier Motchane, Alain Gomez, Pierre Guidoni et moi-même, qui pensaient qu’il était temps de tourner la page du vieux monde et de fonder une France réellement socialiste au cœur de l’Europe. Nous avions lu Léon Blum, Karl Marx et Karl Kautsky, et bien d’autres, les austromarxistes (mouvement politique et philosophique des sociaux-démocrates autrichiens Otto Bauer, Rudolf Hilferding, Max Adler, Karl Renner, etc. qui s’intéressa notamment à la question nationale et à l’impérialisme – ndlr) notamment… Bref, nous étions des forts en thèmes, mais en même temps, nous étions des gens très particuliers : gaullistes pour les institutions et la politique étrangère, et ultra socialistes sur le plan économique et social. On pouvait nous qualifier de gaullistes de gauche et même d’extrême gauche ! En Algérie, j’étais un officier loyaliste, j’ai combattu l’OAS à Oran et mon premier vote a été pour de Gaulle en 1962,lors du référendum pour l’élection du Président de la République au suffrage universel. Nous avons donc organisé ce petit laboratoire, un courant de pensée, mais aussi d’action. Grâce aux postiers socialistes emmenés par Georges Sarre, nous avons pu prendre la tête de la fédération de Paris dès 1969. Ce qui nous a permis de rompre avec une gauche molle, une gauche de compromis, personnifiée alors par Guy Mollet. Une conception du socialisme que nous avons rejetée en 1969 à travers un livre- pamphlet qui s’intitulait Socialisme ou social médiocratie, tout un programme…
Revenons à Epinay…
Sans l’appoint de la motion du Ceres (8,50% des voix), François Mitterrand, qui n’avait pas 45% des mandats, n’aurait pas pu accéder au poste de Premier secrétaire du PS. Pourquoi l’avons-nous soutenu ? Parce que c’était l’homme de l’union de la gauche, soutenu par le PCF comme candidat unique de la gauche lors de l’élection présidentielle de 1965. C’est à moi que Mitterrand a confié la rédaction du programme du PS pour 1974 « Changer la vie » et j’ai également participé sur cette base à l’élaboration du programme commun de 1972 avec le Parti communiste.
Comment s’est passée cette négociation ?
Fort bien. J’étais en charge des questions économiques. J’avais face à moi le négociateur du PCF, Henri Jourdain, ancien ouvrier devenu membre du bureau politique. Il ne m’a pas fait beaucoup de difficultés, parce que les principales nationalisations étaient dans le programme socialiste. C’était réglé dès avril 1972. Il y avait Marchais, Mitterrand, les Radicaux de gauche que nous avions associés pour la forme, et Sarre et moi, qui rayonnions de joie… Certes, le programme commun n’est pas un chef d’œuvre de littérature, c’est un texte un peu pâteux, on a déjà fait mieux… La conclusion de l’accord a donné lieu à une grande manifestation où l’on avait réuni les deux slogans des deux principaux partis sur une même banderole, « Vivre mieux » pour le PCF, et « Changer la vie ». pour le PS. « Changer la vie », c’était Rimbaud, et c’est moi qui l’avait remis dans le circuit.
Lorsque le programme est signé, François Mitterrand donne une de ces directives dont il avait le secret : « le plus possible de programme commun, le moins possible de réunions communes ». Porte de Versailles, donc, nous faisons tout de même une réunion devant 100 000 personnes. Mitterrand fait un discours quasiment sans notes, inspiré, très beau, presque totalement improvisé, où il cite Aragon, tandis que Marchais débite un texte fleuve très structuré, préparé pendant des jours et des nuits à la virgule près et approuvé par le comité central. Puis la foule immense se dissipe dans la nuit…. L’année suivante, aux législatives, le Parti socialiste fait 21%, juste derrière le Parti communiste (22%), et François Mitterrand, candidat unique de la gauche, frôle la majorité en 1974 à 49%.
Comment a réagi le PCF ?
Mal. Il a pris peur. Face à son hégémonie sur la gauche menacée se mettent alors en place les conditions d’une rupture interne à la gauche, d’autant qu’au sein du PS, un certain nombre de gens définissent une orientation politique qui n’a rien à voir avec celle du programme commun. C’était la tendance de Michel Rocard qui qualifiait bientôt Mitterrand, d’«archaïque ». C’était au soir de la défaite de la gauche aux législatives de mars 1978.
Tout était à refaire ?
Oui, D’autant que le Ceres a dû faire face à une petite traversée du désert. Mitterrand qui nous craignait un peu m’avait dit en 1974 avant le Congrès de Pau, « si vous dépassez 20% des mandats, je vous mets en minorité ». Nous avons fait 25%, il nous a mis en minorité. On y est resté quatre ans, de 1975 à 1979. Nous étions en pénitence…. Cette crainte pouvait se manifester de manière plus plaisante. Un soir, en 1973, lors d’un dîner où Dalida était présente, Mitterrand avait dit à ma femme, Nisa, qui est née au Caire : « Il ne faut pas que Jean-Pierre me prenne pour Neguib et qu’il se prenne pour Nasser ! » (Neguib est le général qui a renversé le roi Farouk en 1952, avant d’être lui-même renversé par le Raïs deux ans plus tard, ndlr). Cela dit, nous étions des amis de François Mitterrand, nous avions tissé des liens d’étroite connivence dès 1966, mais nous n’étions pas ses féaux. Nous n’avons jamais fait partie de la petite troupe qui, chaque année, gravissait derrière lui la roche de Solutré. Le ridicule de cette procession nous faisait doucement rigoler….
Après cette période aride, comment s’est produit le retour en grâce ?
En 1979, Mitterrand s’est tourné à nouveau vers nous au congrès de Metz où il lui fallait encore une majorité. Il avait 40% sur sa motion, il lui fallait les 15% de voix du Ceres. Nous avons donc reconstitué en 1979 la motion d’Epinay, pour barrer la route à la deuxième gauche incarnée par Michel Rocard qui avait alors rallié Pierre Mauroy à sa cause. Au congrès de Metz, notre appui a conduit Mitterrand à donner un grand coup de barre à gauche. Il me charge d’ailleurs de rédiger le projet socialiste. Mitterrand fait la préface, qui dit un peu le contraire du texte, mais enfin…. Nous allons ainsi à l’élection, Bérégovoy est chargé d’extraire du projet les 110 propositions comme autant de pépites qui vont guider l’action du Président élu, qui fera entrer quatre ministres communistes au gouvernement dans le second gouvernement Mauroy, en juin, au lendemain des législatives. Avec les communistes, les négociations du programme commun avaient duré à peine un mois. Mitterrand avait accepté qu’on nationalise Rhône Poulenc, Pechiney, Saint Gobain, Thomson, La CGE, bref, tous les grands groupes qui font aujourd’hui le CAC 40.
Quelle est votre part dans ces fameuses 110 propositions ?
Les nationalisations, toutes les mesures sociales, le relèvement des allocations familiales, tout ce qui concerne les libertés publiques, toutes ces mesures sont marquées du sceau « made in Ceres ». Mais certaines propositions nous laissèrent un peu plus froids: l’idée qu’il fallait convaincre sans contraindre pour créer le grand service public unifié et laïc de l’Education nationale (GSPULEN) nous laissait sceptiques. Mais enfin, on ne peut pas avoir raison sur tout…
Pas de liberté sans contrainte ?
J’ai toujours voulu que la gauche soit une gauche ordonnée. J’avais étudié à l’occasion d’un film sur Russel avec un peu d’effroi l’extraordinaire bordel de la Commune de Paris. Pour l’ordre, je faisais confiance à Mitterrand. D’ailleurs il est allé dans notre sens - nous n’étions pas contre la décentralisation, nous étions favorables à des foyers d’initiatives locales, à condition que l’Etat conserve ses prérogatives. C’est d’ailleurs moi qui ai fait en sorte que les préfets conservent leurs noms, et ne deviennent pas de simples « commissaires de la République ». Il est étonnant de remarquer à quelle vitesse Mitterrand, dès son accession au pouvoir, a repris à son compte les Institutions de la Vème République et endossé son costume présidentiel. Lors du premier Conseil des ministres, la métamorphose était patente : visage de marbre, il a interdit les interventions qu’il n’autorisait pas et autres échanges de petits papiers. Inutile de dire que dans ce domaine les mauvaises habitudes ont vite repris le dessus…
Vous vous considérez comme le tenant d’une ligne ?
Nous étions des soutiens du Président, des amis, mais nous restions des non-alignés. Nous voulions, comme De Gaulle, que la France pèse son poids dans l’Europe et dans le monde. Ça ne nous empêchait pas d’être très à gauche sur le plan des nationalisations. Nous étions les tenants d’un socialisme industriel, un socialisme qui saurait redonner à la France une base productive et une politique ambitieuse dans l’ordre social et international. Nous étions pour la force de dissuasion à laquelle nous avons rallié le PS dès1978.
La ligne des premières années du septennat, c’est la vôtre ?
Nous avions joué un rôle essentiel pour mettre Mitterrand au pouvoir et faire adhérer au PS des dizaines de milliers de militants qui étaient venus par notre canal. François Mitterrand avait bien conscience de notre poids. Notre but n’était pas de remplacer Mitterrand, mais d’influer sur lui, nous croyions à la force de l’union de la gauche, à une dynamique populaire, nous pensions que la mécanique des choses ferait que notre ligne l’emporterait. Nous étions très confiants en nous-mêmes. Nous avions sous-estimé la puissance des institutions. Mais en même temps, nous avons apporté un soutien loyal au Président, qui a pu compter sur nous, comme Napoléon a pu compter sur les mamelouks (membres d’une milice toute-puissante en Egypte du XIIIe au XVIe siècle ; une partie se rallia à Napoléon lors de la campagne d’Egypte en 1800 – ndlr) … Mitterrand, dans les premières années, a été fidèle à la ligne que nous avions tracée ensemble. La grande question qui a agité la première partie du septennat était : fallait-il ou pas sortir du système monétaire européen pour avoir une économie plus compétitive, pour pouvoir exporter plus et importer moins, quitte à laisser filer le franc ? C’était ma thèse, j’étais ministre d’Etat (de la Recherche, puis de l’Industrie à cette époque, ndlr). J’étais pour les nationalisations à 100 %, à l’inverse de Rocard, qui considérait que 51% suffisaient. Ma thèse l’emporte pour une raison très simple : il s’agissait de nationaliser les holdings de tête. Si on ne l’avait pas fait à 100%, on aurait eu des minorités de blocage dans toutes les filiales, on n’aurait rien pu faire, rien restructurer. Mais je me suis heurté très vite à des difficultés : quand Mitterrand décide l’« autonomie de gestion » pour les entreprises nationales, ça complique singulièrement ma tâche de ministre de l’Industrie. Nous avons tout de même pu restructurer la chimie, l’électronique, la téléphonie, etc., bref, on a fait du grand Meccano industriel. Tous ces groupes plus ou moins moribonds, on leur a remis du jus, donné des vitamines, apporté des capitaux. A preuve, sous Balladur lors des privatisations, ils vont se revendre trois fois le prix que nous les avons achetés.
Un scénario de rêve…
A l’époque, ce n’est pas très facile de dire à ces groupes : écoutez, il faut que vous investissiez en France, que vous construisiez des usines, alors qu’ils sont déjà dans une logique de multinationales. Je n’ai pas eu tous les moyens pour les en empêcher, d’autant qu’il y a eu l’Acte unique, soit la libre circulation des mouvements de capitaux, y compris avec les pays tiers, qui a créé les bases objectives du développement du capitalisme financier. Les capitaux pouvaient se déplacer où ils voulaient à la vitesse de la lumière, et les travailleurs, eux, étaient assignés à la glèbe. La logique du désert industriel de la France et des délocalisations est déjà contenue dans les textes des traités de Luxembourg (ou Acte Unique, 1985) et de Maastricht (1992), qui combinent un logiciel européen et un logiciel néolibéral. L’Acte unique, c’est l’application à l’échelle de notre continent de la politique de Thatcher et de Reagan. C’est pourquoi j’ai pris mes distances. J’ai démissionné du gouvernement en mars 1983.
Vous en voulez à François Mitterrand ?
Je ne lui en veux pas, parce que j’ai été témoin de ses hésitations. François Mitterrand, qui n’était pas un grand économiste devant l’Eternel, a réuni tous ses ministres compétents, pendant plusieurs semaines lors de l’hiver 1982-1983 pour chercher à se faire une opinion. Il était très sensible à l’influence de Jean Riboud, un des fameux « visiteurs du soir », selon l’expression de Mauroy, et dont j’étais moi aussi, ainsi que quelques autres.... In fine, il a été influencé par Fabius, alors ministre du Budget, qui lui a dit qu’une sortie du système monétaire européen serait très difficile, selon le directeur du Trésor et le gouverneur de la Banque de France. Il propose alors le poste de Premier ministre à Delors, qui lui pose des conditions inacceptables : il veut Matignon et les Finances. Mitterrand revient finalement à Mauroy - un coup de Mauroy, et ça repart…
Des remords ?
En 1983, lorsque je quitte le gouvernement, j’espère qu’il ne s’agit que d’un épisode passager. Je n’ai pas vu clair, pas vu que nous allions vers l’Acte unique, la libéralisation des capitaux, la dérégulation, l’essor du capitalisme financier, puis vers la réunification de l’Allemagne et la création de la monnaie unique imposée par Mitterrand à Helmut Kohl. Je sens bien, pourtant, que la « parenthèse libérale », comme la définit Jospin, ne va pas se refermer de sitôt.
Des souvenirs du mai 1981 ?
Je suis à Solférino, j’apprend vers 17h30 que c’est gagné et je ne suis pas surpris. Autant en 1974, je n’étais pas très optimiste, autant en 1981, je savais que Mitterrand avait déjà réussi un coup exceptionnel au premier tour contre Marchais (15%, contre 26 %, un sacré décrochage). Et puis, c’est un euphémisme, Chirac ne jouait pas la victoire de Giscard. Je l’avais vu avec Georges Sarre en 1979 à la mairie de Paris, des contacts s’en étaient suivis avec Edith Cresson et Pierre Bérégovoy. Avec Chirac, on avait fait la liste des points d’accord entre nous, mais pas des désaccords… Sur les institutions, la Défense, la politique étrangère, nous avions de larges plages communes. J’avais rendu compte de ces contacts à Mitterrand, qui avait filé le bébé à Edith. Il y a eu un dîner rue Saint Guillaume chez un ami commun, et ensuite, Bérégovoy à pris en charge le suivi de cette… liaison. Mais notre programme offrait aussi de larges convergences avec les gaulliste : c’est moi qui ai conseillé à Mitterrand de faire venir Michel Jobert au gouvernement et de confier certaines responsabilités à Paul Marie de la Gorce, Pierre Dabezies et quelques autres. C’était une forme d’ouverture avant la lettre…
Vous avez partagé la liesse du soir du 10 mai ?
Je suis allé à la Bastille, il y a eu un orage terrible, du tonnerre, des éclairs, des trombes d’eau, comme un présage funeste de ce qui allait se produire par la suite… J’étais avec ma femme, nous avons fait du stop pour nous mettre à l’abri, un type s’est arrêté, visiblement un type des banlieues, il était torse nu au volant et nous a dit « je veux bien vous prendre, mais il faut me dire d’abord pour qui vous avez voté ! » « Pour Mitterrand, bien sûr ! Et vous ? » « Oh moi, je n’ai pas voté, je ne suis pas inscrit ». J’ai mesuré alors le chemin que l’esprit public avait encore à parcourir. Ce serait long et difficile. Après la douche tiède de la victoire, ce fut pour le coup une douche froide.
Fort bien. J’étais en charge des questions économiques. J’avais face à moi le négociateur du PCF, Henri Jourdain, ancien ouvrier devenu membre du bureau politique. Il ne m’a pas fait beaucoup de difficultés, parce que les principales nationalisations étaient dans le programme socialiste. C’était réglé dès avril 1972. Il y avait Marchais, Mitterrand, les Radicaux de gauche que nous avions associés pour la forme, et Sarre et moi, qui rayonnions de joie… Certes, le programme commun n’est pas un chef d’œuvre de littérature, c’est un texte un peu pâteux, on a déjà fait mieux… La conclusion de l’accord a donné lieu à une grande manifestation où l’on avait réuni les deux slogans des deux principaux partis sur une même banderole, « Vivre mieux » pour le PCF, et « Changer la vie ». pour le PS. « Changer la vie », c’était Rimbaud, et c’est moi qui l’avait remis dans le circuit.
Lorsque le programme est signé, François Mitterrand donne une de ces directives dont il avait le secret : « le plus possible de programme commun, le moins possible de réunions communes ». Porte de Versailles, donc, nous faisons tout de même une réunion devant 100 000 personnes. Mitterrand fait un discours quasiment sans notes, inspiré, très beau, presque totalement improvisé, où il cite Aragon, tandis que Marchais débite un texte fleuve très structuré, préparé pendant des jours et des nuits à la virgule près et approuvé par le comité central. Puis la foule immense se dissipe dans la nuit…. L’année suivante, aux législatives, le Parti socialiste fait 21%, juste derrière le Parti communiste (22%), et François Mitterrand, candidat unique de la gauche, frôle la majorité en 1974 à 49%.
Comment a réagi le PCF ?
Mal. Il a pris peur. Face à son hégémonie sur la gauche menacée se mettent alors en place les conditions d’une rupture interne à la gauche, d’autant qu’au sein du PS, un certain nombre de gens définissent une orientation politique qui n’a rien à voir avec celle du programme commun. C’était la tendance de Michel Rocard qui qualifiait bientôt Mitterrand, d’«archaïque ». C’était au soir de la défaite de la gauche aux législatives de mars 1978.
Tout était à refaire ?
Oui, D’autant que le Ceres a dû faire face à une petite traversée du désert. Mitterrand qui nous craignait un peu m’avait dit en 1974 avant le Congrès de Pau, « si vous dépassez 20% des mandats, je vous mets en minorité ». Nous avons fait 25%, il nous a mis en minorité. On y est resté quatre ans, de 1975 à 1979. Nous étions en pénitence…. Cette crainte pouvait se manifester de manière plus plaisante. Un soir, en 1973, lors d’un dîner où Dalida était présente, Mitterrand avait dit à ma femme, Nisa, qui est née au Caire : « Il ne faut pas que Jean-Pierre me prenne pour Neguib et qu’il se prenne pour Nasser ! » (Neguib est le général qui a renversé le roi Farouk en 1952, avant d’être lui-même renversé par le Raïs deux ans plus tard, ndlr). Cela dit, nous étions des amis de François Mitterrand, nous avions tissé des liens d’étroite connivence dès 1966, mais nous n’étions pas ses féaux. Nous n’avons jamais fait partie de la petite troupe qui, chaque année, gravissait derrière lui la roche de Solutré. Le ridicule de cette procession nous faisait doucement rigoler….
Après cette période aride, comment s’est produit le retour en grâce ?
En 1979, Mitterrand s’est tourné à nouveau vers nous au congrès de Metz où il lui fallait encore une majorité. Il avait 40% sur sa motion, il lui fallait les 15% de voix du Ceres. Nous avons donc reconstitué en 1979 la motion d’Epinay, pour barrer la route à la deuxième gauche incarnée par Michel Rocard qui avait alors rallié Pierre Mauroy à sa cause. Au congrès de Metz, notre appui a conduit Mitterrand à donner un grand coup de barre à gauche. Il me charge d’ailleurs de rédiger le projet socialiste. Mitterrand fait la préface, qui dit un peu le contraire du texte, mais enfin…. Nous allons ainsi à l’élection, Bérégovoy est chargé d’extraire du projet les 110 propositions comme autant de pépites qui vont guider l’action du Président élu, qui fera entrer quatre ministres communistes au gouvernement dans le second gouvernement Mauroy, en juin, au lendemain des législatives. Avec les communistes, les négociations du programme commun avaient duré à peine un mois. Mitterrand avait accepté qu’on nationalise Rhône Poulenc, Pechiney, Saint Gobain, Thomson, La CGE, bref, tous les grands groupes qui font aujourd’hui le CAC 40.
Quelle est votre part dans ces fameuses 110 propositions ?
Les nationalisations, toutes les mesures sociales, le relèvement des allocations familiales, tout ce qui concerne les libertés publiques, toutes ces mesures sont marquées du sceau « made in Ceres ». Mais certaines propositions nous laissèrent un peu plus froids: l’idée qu’il fallait convaincre sans contraindre pour créer le grand service public unifié et laïc de l’Education nationale (GSPULEN) nous laissait sceptiques. Mais enfin, on ne peut pas avoir raison sur tout…
Pas de liberté sans contrainte ?
J’ai toujours voulu que la gauche soit une gauche ordonnée. J’avais étudié à l’occasion d’un film sur Russel avec un peu d’effroi l’extraordinaire bordel de la Commune de Paris. Pour l’ordre, je faisais confiance à Mitterrand. D’ailleurs il est allé dans notre sens - nous n’étions pas contre la décentralisation, nous étions favorables à des foyers d’initiatives locales, à condition que l’Etat conserve ses prérogatives. C’est d’ailleurs moi qui ai fait en sorte que les préfets conservent leurs noms, et ne deviennent pas de simples « commissaires de la République ». Il est étonnant de remarquer à quelle vitesse Mitterrand, dès son accession au pouvoir, a repris à son compte les Institutions de la Vème République et endossé son costume présidentiel. Lors du premier Conseil des ministres, la métamorphose était patente : visage de marbre, il a interdit les interventions qu’il n’autorisait pas et autres échanges de petits papiers. Inutile de dire que dans ce domaine les mauvaises habitudes ont vite repris le dessus…
Vous vous considérez comme le tenant d’une ligne ?
Nous étions des soutiens du Président, des amis, mais nous restions des non-alignés. Nous voulions, comme De Gaulle, que la France pèse son poids dans l’Europe et dans le monde. Ça ne nous empêchait pas d’être très à gauche sur le plan des nationalisations. Nous étions les tenants d’un socialisme industriel, un socialisme qui saurait redonner à la France une base productive et une politique ambitieuse dans l’ordre social et international. Nous étions pour la force de dissuasion à laquelle nous avons rallié le PS dès1978.
La ligne des premières années du septennat, c’est la vôtre ?
Nous avions joué un rôle essentiel pour mettre Mitterrand au pouvoir et faire adhérer au PS des dizaines de milliers de militants qui étaient venus par notre canal. François Mitterrand avait bien conscience de notre poids. Notre but n’était pas de remplacer Mitterrand, mais d’influer sur lui, nous croyions à la force de l’union de la gauche, à une dynamique populaire, nous pensions que la mécanique des choses ferait que notre ligne l’emporterait. Nous étions très confiants en nous-mêmes. Nous avions sous-estimé la puissance des institutions. Mais en même temps, nous avons apporté un soutien loyal au Président, qui a pu compter sur nous, comme Napoléon a pu compter sur les mamelouks (membres d’une milice toute-puissante en Egypte du XIIIe au XVIe siècle ; une partie se rallia à Napoléon lors de la campagne d’Egypte en 1800 – ndlr) … Mitterrand, dans les premières années, a été fidèle à la ligne que nous avions tracée ensemble. La grande question qui a agité la première partie du septennat était : fallait-il ou pas sortir du système monétaire européen pour avoir une économie plus compétitive, pour pouvoir exporter plus et importer moins, quitte à laisser filer le franc ? C’était ma thèse, j’étais ministre d’Etat (de la Recherche, puis de l’Industrie à cette époque, ndlr). J’étais pour les nationalisations à 100 %, à l’inverse de Rocard, qui considérait que 51% suffisaient. Ma thèse l’emporte pour une raison très simple : il s’agissait de nationaliser les holdings de tête. Si on ne l’avait pas fait à 100%, on aurait eu des minorités de blocage dans toutes les filiales, on n’aurait rien pu faire, rien restructurer. Mais je me suis heurté très vite à des difficultés : quand Mitterrand décide l’« autonomie de gestion » pour les entreprises nationales, ça complique singulièrement ma tâche de ministre de l’Industrie. Nous avons tout de même pu restructurer la chimie, l’électronique, la téléphonie, etc., bref, on a fait du grand Meccano industriel. Tous ces groupes plus ou moins moribonds, on leur a remis du jus, donné des vitamines, apporté des capitaux. A preuve, sous Balladur lors des privatisations, ils vont se revendre trois fois le prix que nous les avons achetés.
Un scénario de rêve…
A l’époque, ce n’est pas très facile de dire à ces groupes : écoutez, il faut que vous investissiez en France, que vous construisiez des usines, alors qu’ils sont déjà dans une logique de multinationales. Je n’ai pas eu tous les moyens pour les en empêcher, d’autant qu’il y a eu l’Acte unique, soit la libre circulation des mouvements de capitaux, y compris avec les pays tiers, qui a créé les bases objectives du développement du capitalisme financier. Les capitaux pouvaient se déplacer où ils voulaient à la vitesse de la lumière, et les travailleurs, eux, étaient assignés à la glèbe. La logique du désert industriel de la France et des délocalisations est déjà contenue dans les textes des traités de Luxembourg (ou Acte Unique, 1985) et de Maastricht (1992), qui combinent un logiciel européen et un logiciel néolibéral. L’Acte unique, c’est l’application à l’échelle de notre continent de la politique de Thatcher et de Reagan. C’est pourquoi j’ai pris mes distances. J’ai démissionné du gouvernement en mars 1983.
Vous en voulez à François Mitterrand ?
Je ne lui en veux pas, parce que j’ai été témoin de ses hésitations. François Mitterrand, qui n’était pas un grand économiste devant l’Eternel, a réuni tous ses ministres compétents, pendant plusieurs semaines lors de l’hiver 1982-1983 pour chercher à se faire une opinion. Il était très sensible à l’influence de Jean Riboud, un des fameux « visiteurs du soir », selon l’expression de Mauroy, et dont j’étais moi aussi, ainsi que quelques autres.... In fine, il a été influencé par Fabius, alors ministre du Budget, qui lui a dit qu’une sortie du système monétaire européen serait très difficile, selon le directeur du Trésor et le gouverneur de la Banque de France. Il propose alors le poste de Premier ministre à Delors, qui lui pose des conditions inacceptables : il veut Matignon et les Finances. Mitterrand revient finalement à Mauroy - un coup de Mauroy, et ça repart…
Des remords ?
En 1983, lorsque je quitte le gouvernement, j’espère qu’il ne s’agit que d’un épisode passager. Je n’ai pas vu clair, pas vu que nous allions vers l’Acte unique, la libéralisation des capitaux, la dérégulation, l’essor du capitalisme financier, puis vers la réunification de l’Allemagne et la création de la monnaie unique imposée par Mitterrand à Helmut Kohl. Je sens bien, pourtant, que la « parenthèse libérale », comme la définit Jospin, ne va pas se refermer de sitôt.
Des souvenirs du mai 1981 ?
Je suis à Solférino, j’apprend vers 17h30 que c’est gagné et je ne suis pas surpris. Autant en 1974, je n’étais pas très optimiste, autant en 1981, je savais que Mitterrand avait déjà réussi un coup exceptionnel au premier tour contre Marchais (15%, contre 26 %, un sacré décrochage). Et puis, c’est un euphémisme, Chirac ne jouait pas la victoire de Giscard. Je l’avais vu avec Georges Sarre en 1979 à la mairie de Paris, des contacts s’en étaient suivis avec Edith Cresson et Pierre Bérégovoy. Avec Chirac, on avait fait la liste des points d’accord entre nous, mais pas des désaccords… Sur les institutions, la Défense, la politique étrangère, nous avions de larges plages communes. J’avais rendu compte de ces contacts à Mitterrand, qui avait filé le bébé à Edith. Il y a eu un dîner rue Saint Guillaume chez un ami commun, et ensuite, Bérégovoy à pris en charge le suivi de cette… liaison. Mais notre programme offrait aussi de larges convergences avec les gaulliste : c’est moi qui ai conseillé à Mitterrand de faire venir Michel Jobert au gouvernement et de confier certaines responsabilités à Paul Marie de la Gorce, Pierre Dabezies et quelques autres. C’était une forme d’ouverture avant la lettre…
Vous avez partagé la liesse du soir du 10 mai ?
Je suis allé à la Bastille, il y a eu un orage terrible, du tonnerre, des éclairs, des trombes d’eau, comme un présage funeste de ce qui allait se produire par la suite… J’étais avec ma femme, nous avons fait du stop pour nous mettre à l’abri, un type s’est arrêté, visiblement un type des banlieues, il était torse nu au volant et nous a dit « je veux bien vous prendre, mais il faut me dire d’abord pour qui vous avez voté ! » « Pour Mitterrand, bien sûr ! Et vous ? » « Oh moi, je n’ai pas voté, je ne suis pas inscrit ». J’ai mesuré alors le chemin que l’esprit public avait encore à parcourir. Ce serait long et difficile. Après la douche tiède de la victoire, ce fut pour le coup une douche froide.