- Le Point : « La victoire de François Mitterrand, le 10 mai 1981, a été le fruit à la fois de son exceptionnelle ténacité et de son habileté », écrivez-vous dans vos Mémoires. De quelle façon ?
Jean-Pierre Chevènement : Le préfet Pinel, alors sous-préfet de Cosne-sur-Loire en 1960, m’a rapporté un longtemps plus tard cette anecdote éclairante. A cette époque, un soir, François Mitterrand lui demande de le conduire sur les bords de la Loire pour se dégourdir les jambes. Alors qu’il s’enfonce dans la nuit, Pinel commence à s’inquiéter parce qu’il ne voit pas revenir celui qui était alors son président du conseil général. Ce n’est qu’au bout d’une petite heure qu’il voit réapparaître François Mitterrand. Lequel lui dit : « Peyrefitte a raison, ils (les « gaullistes » de l’UNR) sont au pouvoir pour trente ans. Sauf… si nous nous allions avec les communistes ». On était au début des années 60, et Mitterrand, qui était anti-communiste, pensait déjà qu’il faudrait une alliance avec le PCF pour revenir au pouvoir. Ce qui arriverait en 1981, vingt ans plus tard. Ça, c’est de la stratégie au long cours ! Cette historiette illustre la ténacité et l’habilité de François Mitterrand. Il a fallu ensuite qu’il obtienne le feu vert de Waldeck-Rochet en 1965 pour devenir le candidat unique de la gauche. Puis, qu’il décroche le concours d’un certain nombre de gens, dont moi-même, pour rassembler et prendre la tête du Parti socialiste sur la base d’un programme commun de toute la gauche. Tout cela pour dire que cela ne s’est pas fait tout seul.
- Le Point : Quels souvenirs gardez-vous du 10 mai ?
La journée en elle-même, pour moi, est anecdotique, puisque tout était consommé depuis longtemps. Le congrès d’Épinay, celui de Metz, le programme commun, l’enracinement du Parti socialiste dans le pays… Tout cela avait pris dix ans. Ceux qui ont découvert la lune le 10 mai avaient été tout simplement inattentifs. Le 10 mai, il ne se passe alors rien de vraiment important à mes yeux, juste ce qui devait arriver. De cette victoire, je savourais la part qui nous revenait depuis la création du CERES en 1964 et le congrès d’Épinay en juin 1971. La victoire dans les urnes avait été préparée de longue date. Et il y eut en dernier lieu le score de Marchais au premier tour - 15% des voix - qui contribua à faciliter la victoire de Mitterrand au second, puis les réserves de Chirac qui ont joué également car une partie de l’électorat gaulliste n’a pas voté Giscard… Le PS drainait alors 150 000 adhérents, dont 100 000 venus dans la décennie précédente d’horizons très divers, des chrétiens de gauches, des cégétistes non encartés au PC, des membres de la CFDT, de FO, beaucoup étaient venus par notre canal, celui du CERES. Ils vouaient refermer la parenthèse ruineuse ouverte depuis 1920. Il y avait donc des gens très différents, dont une abondante jeunesse.
- Le Point : Comment avez-vous vécu ce 10 mai ?
Je suis au siège du PS, nous échangeons avec les instituts de sondages, si bien qu’à cinq heures de l’après-midi nous connaissions déjà les résultats. Je savourais la victoire qui était aussi celle des militants engagés depuis plus de dix ans mais en même temps j’appréhendais les difficultés que j’étais bien placé pour mesurer. Nous nous sommes répartis les plateaux télé jusqu’à onze heures du soir. Puis, je suis allé avec ma femme place de la Bastille où Paul Quilès avait convoqué un grand rassemblement. Un gros orage a crevé, inondant la foule. J’ai trouvé refuge avec ma femme dans la voiture d’un jeune banlieusard qui était torse nu et qui me dit avant de me laisser monter : « Pour qui as-tu voté ? » Je lui réponds : « Mitterrand évidemment, et toi ? ». Il me lance alors : « Moi, je n’ai pas voté car je n’étais pas inscrit sur les listes électorales ». Dans ses propos, j’ai vu toute la difficulté de ce qui allait suivre, la fragilité des assises populaires dont la gauche disposait. J’en étais conscient. Je ne faisais pas partie de ceux qui cédaient à un enthousiasme débordant. Certes, j’étais heureux car pour moi cette journée couronnait seize ans de militantisme. J’avais écrit le projet socialiste qui décrivait par le menu les difficultés sur le chemin ; j’avais préparé toutes les mesures sociales qui seront prises dans les jours qui ont suivi avec Nicole Questiaux et Jacques Fournier, deux membres du Conseil d’État, à qui j’avais demandé de travailler pour préparer « l’après 10 mai » car j’étais responsable du programme et des études. C’est à ce titre que François Mitterrand m’avait chargé d’élaborer le projet socialiste en 1979 après le congrès de Metz. Sa victoire de 1981 n’aurait pas été possible sans ce congrès de Metz, injustement oublié, puisqu’il n’était pas majoritaire, et il lui fallait encore compter sur l’appoint du CERES. J’avais été voir Mitterrand chez lui quelques jours avant. Il m’avait demandé s’il fallait mettre Mauroy en minorité. Je m’étais alors bien gardé de répondre, connaissant Mitterrand. Mauroy s’était trouvé rejeté dans la minorité au soir du congrès de Metz, deux ans avant qu’il soit appelé à Matignon par Mitterrand. C’est comme cela que celui-ci faisait l’éducation des éléphants.
- Le Point : Sentiez-vous une hostilité dans l’air dans une partie de la société française, de l’establishment surtout ?
Je fréquentais très peu l’establishment, j’avais surtout le contact avec des gens de gauche qui me voyaient comme un artisan de la victoire, depuis le congrès d’Epinay. Deux jours après le 10 mai, Mitterrand m’a fait venir chez lui rue de Bièvres et m’a demandé : « Vous voulez devenir ministre ? » Je lui ai répondu : « Oui, mais de quoi ? Je ne connais pas grand chose. L’Energie peut-être, car c’est un domaine que je connais bien, la Recherche – je suis le rapporteur du Budget -… » Mitterrand me regarde comme un demeuré car j’étais en position de demander bien plus. Si j’avais voulu l’Education nationale, je l’aurais eu. Mais cela aurait été la catastrophe, je me serai retrouvé dans la situation de Savary à gérer le « G.S.P.U.L.E.N. », le grand service public unifié et laïc de l’Éducation nationale. J’ai bien fait d’être modeste.
- Le Point : Vous auriez pu avoir d’autres ministères, plus grands, comme les affaires étrangères par exemple ?
Je n’aurais pas eu la diplomatie, je n’étais pas assez atlantiste et il fallait rassurer les Américains. Les finances revenaient à Delors : il fallait rassurer les Allemands et Bruxelles. Mais Mitterrand m’a dit : « Vous serez ministre d’Etat ». Et j’ai demandé alors à pouvoir gérer tous les crédits de la Recherche pour créer un grand ministère sur la Montagne Sainte Geneviève où il se trouve toujours.
- Le Point : Étiez-vous tous alors revanchard ?
Je n’étais pas du tout mû par une ambition ministérielle. J’étais content d’avoir permis à la gauche de devenir majoritaire, d’avoir contribué à cette grande alternance de 1981. Mais je n’étais pas du tout animé par un sentiment de revanche sociale. J’étais député depuis 1973, et un parlementaire bien en vue même puisque je représentais l’aile gauche du Parti socialiste, j’étais invité sur tous les plateaux de télévision…
- Le Point : Je ne parle pas de vous, mais de l’ambiance, les phrases du style « la lumière a succédé à l’obscurité », l’ambiance de chasse aux sorcières…
Chasse aux sorcières ? (moue dubitative)… Je ne me souviens pas d’y avoir participé, si l’idée en est venue à quelques-uns. Il y a eu des mots de tel ou tel, mais cela n’allait pas loin… Mitterrand savait envelopper les choses. Il n’y avait pas de revanche. J’ai reçu à plusieurs reprises Pierre Moussa, qui était alors le patron d’une grande banque d’affaires, il avait une filiale en Suisse, on lui reprochait d’avoir organisé la fuite des capitaux, ce qui était excessif. Il venait plaider sa cause, je lui faisais toujours bon accueil. En tout cas ce n’est pas moi qui lui ai fendu l’oreille…
- Le Point : Qu’est-ce qui vous motivait en arrivant au pouvoir ?
Je voulais changer la société française. Mais je me suis très vite aperçu, en quelques jours, de l’extrême naïveté d’une ambition aussi générale. En peu de jours, je me suis attaché à constituer une petite citadelle. J’étais ministre d’État, ce qui me permettait d’intervenir sur tous les sujets, Mitterrand avait été élu grâce à moi, j’avais 25 députés avec moi. La naïveté était de penser que la gauche pouvait prendre le pouvoir sans que je prenne moi-même part à l’exercice, au cœur de la place. Je me suis rapidement déniaisé. Quinze jours après, je n’étais plus le même homme. J’avais compris qu’il fallait influer directement sur François Mitterrand, j’étais d’ailleurs un des rares ministres qui le voyaient régulièrement.
- Le Point : Comment se passe concrètement votre prise de pouvoir ?
La veille, Marceau Long, secrétaire général du gouvernement, me dit : « Il vous a été attribué l’hôtel de Clermont, rue de Varenne ». J’étais content, car c’est un très bel hôtel, qui d’habitude est réservé au ministère de la Communication. Je prends le premier avion le matin de Belfort. J’arrive avant huit heures. Et je m’assieds dans le fauteuil du ministre, au milieu d’une large pièce avec des glaces qui se reflètent à l’infini ouvrant sur un superbe parc. J’ouvre tous les tiroirs du bureau, il n’y a plus rien, plus un papier sauf une carte de visite, dans le tiroir droit, estampillée au nom de Jean-Pierre Soisson. Sur le coup de neuf heures, la porte s’ouvre, et je vois la tête de Georges Filioud, tout nouveau ministre de la Communication qui vient prendre possession des lieux. Il me dit : « Ici c’est le ministère de la Communication ». Je lui réponds : « Mais non, tu t’es trompé ». J’appelle le secrétaire général du gouvernement pour qu’il le lui confirme. Je passe le combiné à Georges Fillioud. Le Secrétaire générale du gouvernement lui confirme que c’est une décision du premier ministre. Fillioud était très dépité, et suivant mon conseil il est allé s’abriter en face de l’Hôtel Brienne, dans un local du secrétariat d’Etat à la recherche. Puis, je constitue mon cabinet, avec à sa tête Louis Gallois. Je comprends très vite comment ça marche, je n’ai pas besoin d’éducation particulière. François Mitterrand m’avait à la bonne et les crédits de la Recherche vont augmenter de 17,8 % sur un an. La plupart des arbitrages me favorisent, le président fait tout pour ne pas me faire de peine. Très vite, sont venues les législatives, je me suis lancé dans la campagne, à brides abattues, j’ai été réélu au premier tour à Belfort.
- Le Point : Le 10 mai est-elle une date qui, d’après vous, a encore une place dans la mémoire collective ?
Il y a ceux qui se souviennent d’avoir attendu le 10 mai après vingt trois ans dans l’opposition et qui en ont éprouvé une grande joie, ensuite souvent matinée de déceptions. La date est historique, car c’est l’arrivée de la gauche unie et de Mitterrand au pouvoir. Il va y rester quatorze ans. Cette date représente la consolidation définitive de la Cinquième République, car après de Gaulle, Pompidou, Giscard, Mitterrand nous emmènera jusqu’en 1995. J’en étais content parce que j’avais toujours été pour la Ve République, régime beaucoup plus clair, plus net, plus républicain que le fut le régime d’assemblée dans lequel j’avais vu s’abîmer la Quatrième République. Cette date du 10 mai est historique. Mais garde-t-elle une résonance dans la mémoire collective ? Je n’en suis pas sûr. Car la déception est venue assez vite. Je me rappelle que le premier vote massif en faveur de Le Pen, c’est juillet 1984 (plus de 10% des voix). Puis il y eut le ralliement de la gauche au néo-libéralisme, dans les années 84-85, quand Jacques Delors devient président de la commission européenne et élabore l’Acte unique, qui reste le grand acte de dérégulation le triomphe de la concurrence « libre et non faussée » administrée par la Commission de Bruxelles. Mais ces déconvenues ont quand même été politiquement surmontées puisque François Mitterrand a très bien su utiliser le rejet de la droite qui a suivi la victoire de Chirac. Au cours d’un déjeuner à l’Élysée en 1986, après le Conseil des Ministres de la première cohabitation, il nous avait dit : « La droite va faire beaucoup de bêtises, elle supprimera l’Impôt sur les grandes fortunes, l’autorisation de licenciement et elle en fera beaucoup d’autres… Cela ne fera pas plaisir à Chevènement, mais nous reviendrons au pouvoir, portés par les petits côtés des Français… ».
Source : Le Point