- Le Point : Cet été en France, de nombreux faits d’ultra-violence ont marqué les esprits. Notre pays est-il à la merci des barbares ?
Jean-Pierre Chevènement : Vous connaissez le mot de Camus : « Mal nommer les choses, c’est contribuer au malheur du monde ». Nous avons observé cet été – c’est vrai – une multiplication d’actes barbares : un conducteur de bus assassiné, parce qu’il avait demandé à des passagers de porter leurs masques, une jeune fille tondue parce que musulmane, elle fréquentait un chrétien. Mais tant que la République aura des défenseurs, elle n’est pas encore « à la merci des barbares ». J’approuve à cet égard les déclarations de Gérald Darmanin, « Ceux qui commettent de tels actes (la tonsure d’une jeune fille) n’ont rien à faire sur le sol national ». Reste à savoir comment la justice tranchera. Les jurisprudences de la Cour européenne des droits de l’Homme et du Conseil Constitutionnel restreignent beaucoup l’exercice de l’autorité.
- Ce sont des entraves ?
L’intervention d’un juge est la règle. Mais la multiplication des recours peut aboutir à l’inapplicabilité des politiques publiques et l’inexécution des peines. Par exemple, moins de 20 % des reconduites à la frontière qui ont été prononcées sont effectuées. Un pays qui ne peut plus faire appliquer sa législation sur un sujet aussi vital que le droit de l’immigration n’est plus vraiment un État souverain.
- On a vu récemment plusieurs maires se faire invectiver, voire même tabasser. Un signal de plus que la République est en danger ?
C’est parce que la République est la meilleure ligne de défense de l’autorité qu’elle est systématiquement attaquée à travers ses représentants. 35.000 policiers et gendarmes agressés en 2019, et souvent avec quelle violence verbale et physique ! C’est presque 15% des effectifs ! Plus de deux cents maires molestés en une année, voila qui renseigne sur l’autorité de la parole publique ! La « peur du gendarme » s’est effacée. Ce déclin de l’autorité vient de loin. Il reflète l’explosion de l’hyperindividualisme libéral-libertaire depuis la fin des années soixante. « Il est interdit d’interdire ! » : plus de règles ! « Vivre et jouir sans entraves » : plus de limites ! L’éclatement de la cellule familiale, la contestation à l’école de l’autorité des maîtres, la fin du débat dans les médias qu’illustre la disparition consternante de la Revue du même nom, le discrédit de la parole publique dans une société de l’image et de l’instant, le psittarisme maître des ondes, c’est tout cela qui nourrit la violence au quotidien. Et je n’oublie évidemment pas les fractures qu’une mondialisation débridée a créées dans nos sociétés. Face à « l’archipélisation » de notre société, décrite par Jérôme Fourquet, quel autre recours que la République ? C’est ce qu’a exprimé, avec force et justesse, le Président de la République dans son discours au Panthéon, le 4 septembre 2020. Le recours, c’est la nation civique, c’est le patriotisme républicain !
- Violences de « sauvageons », selon votre expression, ghettoïsation, séparatisme islamiste... Dans votre livre, vous rappelez votre action contre ces fléaux quand vous étiez ministre de l’Industrie, de l’Éducation, de l’Intérieur. Trente ans ans après, la situation a empiré...
J’ai vu venir, il y a plus de trois décennies, la désindustrialisation à laquelle allait conduire une libération indiscriminée de tous les flux d’échanges. C’est la gauche française, hélas, qui, à travers « l’Acte unique », conclu en 1985 à Luxembourg, a installé le néolibéralisme en Europe et, partant, dans le reste du monde. Après la crise scolaire de 1984, j’ai essayé de rétablir à l’École publique le primat des valeurs de la transmission, ce à quoi Jean-Michel Blanquer consacre aujourd’hui méritoirement ses efforts, mais l’élitisme républicain que je prônais s’est heurté et se heurte encore à la violente contestation du courant libéral-libertaire, très présent à l’École. Ministre de l’Intérieur, j’ai cherché à faire évoluer le rapport entre la police et la population, à travers notamment la police de proximité, sans jamais céder à la « culture du déni ». Mais ces impulsions républicaines se sont heurtées de plein fouet au creusement des fractures économiques, sociales et culturelles qui travaillent notre société depuis près de quarante ans. Soyons lucides : c’est toute une mondialisation sauvage qui, à travers ces fractures, a engendré les replis communautaristes – la loi des communautés avant celle de la République – que combat, à juste titre, la Président de la République sous le nom de séparatisme.
- Les choses se sont-elles encore plus dégradées depuis le temps où vous étiez aux responsabilités ?
Globalement, les statistiques de la délinquance sont stables depuis les années 80. Mais la dépénalisation de certains délits (chèques sans provisions, usage de cannabis) fausse les comparaisons… Certaines infractions vont croissant, comme les violences sur les personnes et les violences sexuelles. Le nombre des homicides (environs 1000 l’année dernière) a, en vingt-cinq ans, augmenté de plus de moitié. La violence incroyable de petits groupes (black bocks) vis-à-vis des policiers (jets de boulons de barres de fer, de cocktails Molotov appelle une réaction forte, c’est-à-dire plus de sévérité à l’égard des agressions commises à l’encontre des dépositaires de l’autorité publique.
- Votre successeur au ministère de l’Intérieur, Gérald Darmanin, est-il à la hauteur ?
La tâche du ministre de l’Intérieur est infiniment difficile. Je m’efforce de ne pas la lui compliquer. Gérald Darmanin a d’emblée affirmé la vocation sociale du ministère de l’Intérieur. C’est la bonne approche. Il faut lui permettre aussi une certaine créativité verbale...
- Vous faites allusion à l’expression « ensauvagement » qui fait écho à votre « sauvageons » ?
Gérald Darmanin a évoqué « une partie » seulement de la société française. Il eut peut-être gagné en ciblant davantage, l’ancien maire de Tourcoing est dans son rôle quand il rappelle l’exigence de lucidité à nos élites « sécessionnistes », promptes à s’aveugler sur l’insécurité au quotidien et sur le caractère de plus en plus ingrat de l’exercice du métier de policier.
- Que pensez-vous de la polémique entre le ministre de l’Intérieur et le garde des Sceaux sur cet ensauvagement supposé d’une partie de la société ?
Simple querelle sémantique qui ne doit pas nourrir une surenchère stérile, surtout au sein du gouvernement.
- Au long de vos combats pour imposer une autorité de gauche, vous vous êtes souvent heurté, à « une gauche bien-pensante », comme vous la qualifiez dans votre livre, qui vous a mis des bâtons dans les roues…
Pascal l’avait déjà noté : « L’homme n’est ni ange ni bête » et il ajoutait : « Qui veut faire l’ange fait la bête ». En matière de sécurité la gauche a mis du temps à trouver le juste équilibre. Rétrospectivement certains aspects du rapport Peyrefitte « sécurité-liberté » de 1977 sonnent juste. Il a fallu beaucoup d’efforts à mes prédécesseurs au ministère de l’Intérieur, Deffere et Joxe, et à moi-même pour faire comprendre que la loi républicaine n’était pas une menace pour la liberté individuelle mais une de ses conditions d’exercice. Nos concitoyens demandent à être protégés contre la violence, l’angélisme ne les protège pas. Seule le permet la fermeté de la loi républicaine. Cette loi est débattue en raison. Elle peut-être ferme sans cesser d’être humaine.
- Comment restaurer l’autorité de la parole publique ?
L’autorité ne va pas sans quelque mystère. Elle a selon moi, deux conditions d’exercice : la première est formelle, c’est le laconisme. Dans le Fil de l’épée, le général de Gaulle a résumé : « L’autorité ne va pas sans prestige ni celui-ci sans éloignement ». Bref, l’autorité proscrit la logorrhée. Elle implique la distance que donne la réflexion longue.
La deuxième condition de l’autorité, celle là essentielle, est la capacité d’anticiper et de répondre ainsi à l’attente du plus grand nombre. Roosevelt, Churchill, de Gaulle sont à cet égard insurpassables par leur capacité de prémonition. L’autorité doit coïncider avec les attentes d’une société. Angela Merkel, que ses compatriotes surnomment « Mutti » (grand-mère) répond ainsi au besoin de protection de la société allemande.
Alors comment restaurer l’autorité de l’État ? Le risque de désagrégation de la société française est aujourd’hui perceptible. Face aux périls qui montent à l’horizon – anomie croissante et recompartimentation du monde –, le besoin de l’État est immense. Simplement il ne faut pas se tromper de remède en cédant par exemple à la technophobie des « collapsologues » et autres sectateurs de la « décroissance ». N’installons par la catastrophe à l’horizon de l’Histoire. Restons confiants dans le génie humain. Évitons de condamner par exemple les centrales à gaz de Belfort ou la filière nucléaire qui est un atout d’avenir majeur pour la France. L’État doit rester du côté de la raison et ne pas céder aux démagogues. Restaurer l’autorité de la parole publique, c’est aussi se battre pour la pérennité du modèle républicain, fondé sur le débat argumenté, le doute méthodique, l’esprit de recherche et, bien sûr, aussi la laïcité. « Fluctuat nec mergitur » pourrait être aussi la devise de la République dans ces temps difficiles. Un beau combat qu’il faudra gagner !
- L’autorité, cela se conquiert ?
Exactement. Pour de Gaulle, ce n’était pas gagné le 18 juin 1940, mais l’acte essentiel avait été posé. Pour François Mitterrand, bien qu’il eût une grande autorité naturelle, ce fut long à venir. L’élection de 1981 n’y a pas suffi. Il a fallu attendre 1986 quand il imposa les règles de la cohabitation à Jacques Chirac avant d’être réélu en 1988 : il a ainsi maintenu la Ve République. Pour Emmanuel Macron, les choses ne sont pas moins difficiles : il a été élu trop jeune pour incarner aux yeux des Français la figure du Père. Il a pris de l’épaisseur en rappelant que c’était le Président de la République qui nommait le Premier ministre et ses deux choix de personnes ont d’ailleurs été heureux. Pour qu’Emmanuel Macron devienne pleinement une figure d’autorité, il faudra qu’il soit réélu. Il le sera, s’il sait tracer un cap qui ne cède pas à la démagogie mais réponde à l’intérêt profond du pays : le cap qu’il a indiqué – la reconquête de l’indépendance – est le bon. Le civisme, alors, se réveillera.
- Emmanuel Macron a récemment dit que pour lutter contre la violence sociale, il fallait prendre le mal à sa racine, par l’éducation. N’est-ce pas trop juste comme réponse ?
Non, car fondamentalement la sécurité, repose, en dernier ressort, sur la citoyenneté et celle-ci s’apprend. Évidemment, c’est une épure trop parfaite. Moi-même quand je désignais les « sauvageons », mot qui, en vieux français, signifie « arbres non greffés », je pointais le défaut d’éducation chez des adolescents abandonnés à eux-mêmes par leurs parents devant un poste de télévision et qui pouvaient commettre un crime de sang froid, parce qu’ils ne distinguaient plus le réel du virtuel.
Évidemment, on ne transmet que ce à quoi on croit. C’est le rôle de l’École républicaine à qui incombe plus que jamais la tâche de former des citoyens. D’où l’importance de la formation des enseignants. D’où aussi la nécessité du soutien des parents. D’où enfin le rappel au service public de l’information de sa déontologie. En amont de tout cela, il faut un pays sûr de lui et de ses valeurs, celles des Lumières, et des Français fiers de l’être. C’est une révolution culturelle qu’il faut faire ! Contre les déconstructeurs de la France et de la République, assumons la continuité de notre histoire nationale, comme nous y incite, à juste titre, le Président de la République. La sécurité viendra par surcroît. Je ne suis pas naïf : l’éducation – qui est la meilleure prévention – est fondamentale mais ne suffira pas. La répression, qui est le rappel pédagogique à la règle, restera indispensable autant que nécessaire. Comme l’a montré Sigmund Freud, il n’y a pas de civilisation sans répression.
Source : Le Point