- Sud Ouest : Quand on regarde votre parcours, on se dit que vous auriez pu être gaulliste. Pourquoi, dans les années 1960, rejoignez-vous la vieille SFIO plutôt que de soutenir le Général ?
Jean-Pierre Chevènement : Parce qu'il était difficile pour moi, jeune boursier issu d'une famille d'instituteurs socialistes, de franchir le pas et de faire carrière avec les barons du gaullisme de l'époque. Je voulais plutôt remettre la Ve République sur des bases de gauche, lui donner une base sociale sans remettre en cause ni les institutions ni la politique extérieure d'indépendance nationale, ni la dissuasion. Et cette première partie du programme, je l'ai réalisée à travers François Mitterrand qui, quoi qu'on puisse dire, a maintenu la Ve République.
- Sud Ouest : François Mitterrand vous dit, en 1973 : « Le pouvoir, c'est la noblesse de la politique. » N'est-ce pas, au fond, la principale divergence que vous ayez eue avec lui, vous qui avez démissionné trois fois du gouvernement ?
Jean-Pierre Chevènement : Ce n'était pas une divergence, car moi aussi je voulais venir au pouvoir. J'avais répondu à Mitterrand que « le pouvoir pour le pouvoir n'est pas une perspective ». J'ai beaucoup appris avec Mitterrand. Il a inscrit le PS comme parti de gouvernement dans les institutions de la Ve République. C'était un magnifique cadeau, si l'on considère que le pouvoir est en soi un bien. Mais si l'on n'en fait pas un bon usage, cela peut se retourner. C'est ce qui est arrivé au Parti socialiste : à force de vouloir déborder la droite sur sa droite, en inventant le « social libéralisme » il a fini par perdre son électorat populaire et les élections.
- Sud Ouest : N'est-ce pas le problème principal du PS et le vôtre : assumer la culture de gouvernement ?
Jean-Pierre Chevènement : Quand j'arrive au ministère de l'Éducation, en 1984, et que je mets fin à la querelle scolaire, j'assume une culture de gouvernement. Quand, au ministère de l'Intérieur, en 1997, je fais prendre au PS un tournant marqué pour le rallier à une culture de sécurité, je fais aussi oeuvre de gouvernement. Et quand, en 1991, je refuse la guerre du Golfe, je regrette de ne pas être écouté, parce que la culture de gouvernement, ce n'était pas d'ouvrir la voie à Al Qaïda et à Daech. Je pense donc qu'on peut être de gauche et avoir une culture de gouvernement. Je suis un homme politique réaliste !
- Sud Ouest : En 1983, vous démissionnez une première fois du gouvernement...
Jean-Pierre Chevènement : J'étais ministre de l'Industrie et je ne pouvais même pas donner quelques directives aux dirigeants des grandes entreprises que la gauche venait de nationaliser. J'ai été fusillé dans le dos. Pour moi, c'est la désindustrialisation de la France qui se profile à l'horizon. Le tournant de 1983 tel que je l'analyse, Mitterrand ne l'avait pas vraiment voulu. Il voulait même sortir du Système monétaire européen. L'homme qui a présidé au ralliement du PS au néolibéralisme, c'est Jacques Delors, remarqué par le chancelier Kohl, qui le pressent en 1984 pour devenir président de la Commission européenne. Mitterrand se laisse faire et Delors passe un accord avec le commissaire britannique, Lord Cockfield, l'oeil de Madame Thatcher à Bruxelles, auquel il confie le « livre blanc » sur le Marché unique, et qui prévoit en commission les directives de dérégulation qui, avec la libération des mouvements des capitaux, vont installer le néolibéralisme en Europe et dans le monde.
- Sud Ouest : Espérez-vous alors que la gauche va revenir un jour à votre ligne ?
Jean-Pierre Chevènement : Pendant dix ans, j'ai espéré qu'on redresserait le cours des choses. Je pensais que la gauche ne pourrait pas persister dans cette orientation suicidaire, qui l'a d'ailleurs conduite à l'état dans lequel elle se trouve aujourd'hui, coupée des couches populaires : fragmentée et impuissante. Mais elle a persisté sur une ligne qui a abouti à ce que Jérôme Fourquet appelle « l'archipelisation » de la société française. Cela remonte à ces choix fondateurs de 1983, puis à l'Acte unique de 1986. Quand j'ai lu le Traité de Maastricht en 1991, j'ai enfin compris que l'on tournait définitivement le dos aux engagements de 1981.
- Sud Ouest : Pourtant, un peu plus d'un an après, vous revenez au gouvernement, cette fois comme ministre de l'Éducation. Et quand on regarde la politique que vous menez, on se dit que Jean-Michel Blanquer est votre digne héritier ?
Jean-Pierre Chevènement : Il est certainement le ministre de l'Éducation nationale dont je me sens le plus proche depuis que j'ai quitté la rue de Grenelle. Nous aurons mené le même combat contre le « pédagogisme » ou pour la formation solide des professeurs. J'avais défini, en arrivant, la stratégie du « détour républicain » : donner à ce ministère une perspective qui est la modernisation de la société française, mais aussi la formation du citoyen. On a réintroduit l'éducation civique, on fait chanter la Marseillaise, toutes choses qui faisaient rigoler à gauche à l'époque. J'ai réécrit moi-même les programmes de l'école élémentaire, avec une idée simple : savoir écrire, lire, compter, connaître l'histoire et la géographie de la France.
- Sud Ouest : Devenu ministre de l'Intérieur en 1997, vous parlez des « sauvageons ». Aujourd'hui, Gérald Darmanin dénonce « l'ensauvagement » de la société...
Jean-Pierre Chevènement : Un sauvageon, c'est un arbre non greffé. Cela joint le défaut de l'éducation. Ce n'est pas un sauvage ! Ensauvagement renvoie à sauvage, mais ça ne veut pas dire que Darmanin ait tort, car il existe effectivement des comportements empreints de sauvagerie. Ce qui est idiot, ce que le mot sauvage renvoie aussitôt à la figure de l'immigré. C'est grotesque ! Antirépublicain !
- Sud Ouest : Et vous organisez, non pas le Beauvau de la sécurité, mais le colloque de Villepinte, qui marque un tournant de la gauche sur ce sujet.
Jean-Pierre Chevènement : J'avais l'espoir de ramener Jospin sur une ligne plus républicaine. Mais j'ai bien vu qu'il y avait des forces puissantes pour peser dans l'autre sens. Je lui ai proposé une loi de programmation sur la police, des centres éducatifs fermés qu'il m'a refusés, d'autres mesures auxquelles s'est opposée Élisabeth Guigou, qui a fini par emporter le morceau.
- Sud Ouest : Déjà, à l'époque, ce clivage entre deux gauches... Aujourd'hui, parleriez-vous, comme Manuel Valls, de deux gauches irréconciliables ?
Jean-Pierre Chevènement : Aujourd'hui, quand on parle de deux gauches irréconciliables, c'est plutôt sur la laïcité. De soi-disant laïcs, qui se prétendent « ouverts », n'ont en réalité jamais admis la prohibition des signes religieux dans l'espace public. Mais je ne fais pas de la laïcité un sport de combat. La laïcité n'est pas dirigée contre la religion, ce n'est pas l'athéisme, c'est la neutralité de l'État et l'idée qu'il y a deux espaces : l'espace religieux, celui de la transcendance, et l'espace public, délivré des dogmes, où les citoyens se mettent d'accord à la lumière d'arguments raisonnés.
- Sud Ouest : Est-ce que vous vous reconnaissez dans l'expression « islamo-gauchiste », qui a été inventée par un de vos proches, le philosophe Pierre-André Taguieff ?
Jean-Pierre Chevènement : Je suis toujours proche de lui, mais je n'utilise pas cette expression parce qu'elle prête à trop de confusion. C'est plus compliqué : des gens sont venus de la religion à la politique ; même au CERES, il y avait des gens qui venaient de « Témoignage chrétien ». Il y a en revanche un sujet : des gens voudraient importer en France le communautarisme à l'anglo-saxonne. Curieusement, ce sont ceux qui fournissent les rangs décolonialistes, « racisés », racialistes. Tout cela relève d'une idéologie totalement antirépublicaine. C'est un renversement des valeurs. Il faut les combattre.
- Sud Ouest : Toute la gauche n'y est pas prête...
Jean-Pierre Chevènement : Toute la gauche n'a pas la culture historique qui lui permettrait de mettre de l'ordre dans ses idées. C'est aussi ce qui se passe à la République en Marche, où règne une certaine confusion entre des gens bien orientés et d'autres qui céderaient volontiers à cette philosophie communautariste ou différentialiste. Il faudrait que la République en Marche mette de l'ordre dans ses idées. Est-ce possible ? Cela incombera en dernier ressort à Emmanuel Macron.
- Sud Ouest : Mais lui-même est-il au clair ?
Jean-Pierre Chevènement : Il a progressé dans la bonne direction, si j'en juge par ses récents discours, notamment celui de la Sorbonne sur la laïcité et celui des Mureaux contre le séparatisme.
- Sud Ouest : Et cette loi va dans le bon sens ?
Jean-Pierre Chevènement : Globalement, oui. Mais il faudra se méfier des obstacles que le soi-disant « état de droit » voudra mettre à son application. Au fur et à mesure que monte l'islamisme et que se multiplient les attentats, on voit la jurisprudence corseter de plus en plus le pouvoir politique et l'empêcher d'agir efficacement dans des domaines tels que l'immigration, le droit d'asile, qui est abondamment détourné, la reconduite des étrangers à la frontière, qui est pratiquement impossible. Qu'est-ce qu'un droit qui ne peut pas s'appliquer ? Il faudrait pouvoir réviser la Constitution et revoir les traités.
- Sud Ouest : En 1998, vous êtes victime d'un accident opératoire, vous restez plusieurs semaines dans le coma. Cet épisode vous a-t-il changé ? Amené à voir la vie autrement ?
Jean-Pierre Chevènement : Cet épisode m'a donné le sentiment que je n'avais plus beaucoup d'années à vivre. Qu'il fallait donc aller plus vite, et face à une société française déjà fracturée, déjà désindustrialisée, déjà ghettoïsée. Ce sentiment d'urgence m'a conduit à préconiser auprès de Jospin une politique de fermeté.
- Sud Ouest : Et vous démissionnez encore, cette fois à propos de la Corse. Ne vous êtes-vous jamais dit : ''c'est la troisième fois que je démissionne, je vais rester dans l'Histoire comme le ministre éternellement démissionnaire'' ? C'est unique dans l'Histoire !
Jean-Pierre Chevènement : Parfois, il faut faire des choses uniques (sourire). J'aurais pu démissionner mille fois ! À chaque fois, l'Histoire m'a malheureusement donné raison. En 2000, mon désaccord avec Jospin sur la Corse était flagrant : je ne me voyais pas expliquer à la tribune de l'Assemblée nationale qu'on allait donner un pouvoir législatif à l'assemblée de Corse et mettre les nationalistes corses au pouvoir sans que ceux-ci aient renoncé à la violence.
- Sud Ouest : Dans votre campagne présidentielle de 2002, vous avez fait du Macron avant l'heure : réunir droite et gauche, faire « turbuler le système »...
Jean-Pierre Chevènement : En effet j'anticipe sur le « dégagisme » qui frappe les candidats issus des partis dits « de gouvernement » en 2002 et plus encore en 2017. En 2002, je dis une chose assez différente de Macron : au-delà de la gauche et de la droite telle qu'elles sont devenues, il y a la République. Je définis une politique alternative, que Macron finira par concevoir dans le discours de 2020, où il déclare « dussé-je me réinventer » et parle de reconquérir notre indépendance agricole, industrielle, sanitaire, technologique...
- Sud Ouest : Et aujourd'hui, c'est lui qui se réclame de vous...
Jean-Pierre Chevènement : Emmanuel Macron a mis le système en turbulence. Il lui reste à se réinventer. Il a fixé la ligne : la reconquête de l'indépendance. Ne reste que les moyens ; ce sera le plus difficile.
- Sud Ouest : Trouvez-vous qu'il s'en sort bien, ou qu'il déçoit ?
Jean-Pierre Chevènement : Il montre une grande plasticité, il a quand même su changer de ligne sans trop le dire : « quoi qu'il en coûte », c'est une rupture avec la règle des 3 %, qui était le maître mot au début de son quinquennat.
- Sud Ouest : Vous voyez-vous des héritiers ?
Jean-Pierre Chevènement : À mon âge, j'aimerais tellement en avoir...