Dans un essai riche et pénétrant, La France est-elle finie ?, Jean-Pierre Chevènement scrute le passé, le présent et l’avenir de notre pays tout en s’interrogeant sur les forces à l’œuvre dans la construction européenne et dans la mondialisation. Entretien.
L'Opinion : De Gaulle disait que la France n’existe que si elle est grande, François Mitterrand pensait qu’elle ne pouvait plus que «passer entre les gouttes». De quelle vision vous sentez-vous le plus proche ?
Jean-Pierre Chevènement: La première. Je pense que le général de Gaulle avait raison, mais la France réelle a toujours su naviguer entre ces deux conceptions.
Vous évoquez dans La France est-elle finie ? un climat de repentance et de mauvaise conscience qui considère l’Histoire de France comme une série de fautes ou de crimes. Comment rompre avec ce climat sans verser dans un nationalisme étroit ?
Ce fut le génie du général de Gaulle de rétablir la France dans ses prérogatives de grande puissance au lendemain de la deuxième guerre mondiale en suscitant la Résistance et en associant l’armée française, autant qu’on le pouvait, au combat victorieux de 1944-45. C’est à mon sens en renouant le fil de notre Histoire à l’idéal de progrès que nous aiderons la France à ne pas être défigurée – ce qui ne manquerait pas d’arriver si le Front national entrait un jour dans un gouvernement. Par ailleurs, il faut redonner une signification de progrès à la construction européenne. Le soi-disant pacte “de compétitivité“ imposé par Madame Merkel conduirait au contraire à une récession européenne et à une profonde régression sociale : recul automatique de l’âge de la retraite, constitutionnalisation de l’interdiction des déficits, réduction de la part des salaires dans le revenu national...
Vous prônez un «accord de peuple à peuple entre la France et l’Allemagne».
Le peuple allemand lui aussi aspire à voir se desserrer le carcan de la rigueur salariale. Les syndicats allemands, le SPD qui a signé avec Martine Aubry un texte que je qualifierais de «potable», le parti La Gauche (Die Linke) offrent le visage d’un pays qui ne semble pas condamné pour l’éternité à une politique conservatrice libérale.
Vous relatez précisément dans votre livre le ralliement de la gauche française, en particulier socialiste, au néo-libéralisme. On a pourtant le sentiment que cette conversion demeure dans les discours ou les programmes électoraux du PS du domaine du refoulé.
En effet, le Parti socialiste n’a pas voulu assumer des choix qui le mettaient en porte-à-faux avec les couches populaires. Donc, il navigue dans un double discours et le problème pour lui est de dénouer les bandelettes dans lesquelles il s’est laissé emprisonner par la confusion du ralliement au néo-libéralisme avec l’idée de la construction européenne. Il est grave que le logiciel néo-libéral ait été la base sur laquelle l’Europe s’est édifiée depuis les traités du Luxembourg (dit Acte Unique 1985) et de Maastricht (1992).
L'Opinion : De Gaulle disait que la France n’existe que si elle est grande, François Mitterrand pensait qu’elle ne pouvait plus que «passer entre les gouttes». De quelle vision vous sentez-vous le plus proche ?
Jean-Pierre Chevènement: La première. Je pense que le général de Gaulle avait raison, mais la France réelle a toujours su naviguer entre ces deux conceptions.
Vous évoquez dans La France est-elle finie ? un climat de repentance et de mauvaise conscience qui considère l’Histoire de France comme une série de fautes ou de crimes. Comment rompre avec ce climat sans verser dans un nationalisme étroit ?
Ce fut le génie du général de Gaulle de rétablir la France dans ses prérogatives de grande puissance au lendemain de la deuxième guerre mondiale en suscitant la Résistance et en associant l’armée française, autant qu’on le pouvait, au combat victorieux de 1944-45. C’est à mon sens en renouant le fil de notre Histoire à l’idéal de progrès que nous aiderons la France à ne pas être défigurée – ce qui ne manquerait pas d’arriver si le Front national entrait un jour dans un gouvernement. Par ailleurs, il faut redonner une signification de progrès à la construction européenne. Le soi-disant pacte “de compétitivité“ imposé par Madame Merkel conduirait au contraire à une récession européenne et à une profonde régression sociale : recul automatique de l’âge de la retraite, constitutionnalisation de l’interdiction des déficits, réduction de la part des salaires dans le revenu national...
Vous prônez un «accord de peuple à peuple entre la France et l’Allemagne».
Le peuple allemand lui aussi aspire à voir se desserrer le carcan de la rigueur salariale. Les syndicats allemands, le SPD qui a signé avec Martine Aubry un texte que je qualifierais de «potable», le parti La Gauche (Die Linke) offrent le visage d’un pays qui ne semble pas condamné pour l’éternité à une politique conservatrice libérale.
Vous relatez précisément dans votre livre le ralliement de la gauche française, en particulier socialiste, au néo-libéralisme. On a pourtant le sentiment que cette conversion demeure dans les discours ou les programmes électoraux du PS du domaine du refoulé.
En effet, le Parti socialiste n’a pas voulu assumer des choix qui le mettaient en porte-à-faux avec les couches populaires. Donc, il navigue dans un double discours et le problème pour lui est de dénouer les bandelettes dans lesquelles il s’est laissé emprisonner par la confusion du ralliement au néo-libéralisme avec l’idée de la construction européenne. Il est grave que le logiciel néo-libéral ait été la base sur laquelle l’Europe s’est édifiée depuis les traités du Luxembourg (dit Acte Unique 1985) et de Maastricht (1992).
Il faudrait selon vous «soit changer les règles du jeu de la monnaie unique, soit mettre un terme à cette expérimentation hasardeuse». En quoi l’euro vous semble un carcan ?
Il empêche tout ajustement monétaire entre les différents pays. Quand la compétitivité d’un pays diverge trop fortement d’avec celle des autres, on a une crise comme celle qui a frappé la Grèce, l’Irlande, le Portugal... On sait que le pouvoir d’achat en Allemagne a été plafonné depuis dix ans tandis qu’il a augmenté dans la zone euro de quinze points, en France de dix points, en Grèce de trente points... Il est évident qu’à défaut d’une relance concertée à l’échelle européenne, cela implique une correction par la baisse des salaires, ce qui est très pénalisant et très mal accepté. Il y a une autre méthode : la relance et la croissance qui peuvent permettre de desserrer l’étau de la dette et faciliter le rétablissement de la situation des pays en difficulté
La gauche a eu le tort de tourner le dos aux couches populaires, la droite d’abandonner la nation, écrivez-vous. Le vrai clivage aujourd’hui n’est-il pas entre ce que vous appeliez les «élites mondialisées» et les peuples attachés au cadre national ?
L’expression «élites mondialisées» est de Zygmunt Bauman, un sociologue polonais. Je constate qu’il faut que la démocratie se remette en marche dans chaque pays. Elle est en principe la loi du nombre et il y a une majorité potentielle pour construire une gauche recomposée. C’est ce à quoi je m’efforce avec le MRC.
En tant que ministre de l’Intérieur, vous avez été l’objet de nombreuses polémiques et attaques, mais elles avaient la particularité de venir de gens se déclarant de gauche. On peut penser aux campagnes du Monde et de Libération ou aux critiques violentes de BHL. Comment expliquez-vous ce paradoxe ?
Ce n’est nullement un paradoxe car je suis en désaccord fondamental avec cet individu. Je n’ai jamais pris Bernard-Henri Lévy pour un homme de gauche. Il représente une droite camouflée, une sorte de néo-libéralisme qui se pare des atours d’une gauche fantasmée. Quand on ose écrire comme lui que l’antiaméricanisme est la métaphore de l’antisémitisme, il n’y a plus qu’à tirer l’échelle. Il n’y a pas de débat possible avec un tel personnage. C’est un maître en manipulation idéologique. Il excelle à forger des grilles de lecture qui déforment la réalité.
En 2002, vous avez reçu le soutien d’éminents intellectuels ou écrivains : Michel Houellebecq, Jean Dutourd, Patrick Besson, Philippe Muray, Régis Debray, Max Gallo... Pour autant, vous n’avez pas réussi à rassembler, à «faire bouger les lignes». Comment analysez-vous cet échec ?
Je pense que ma tentative était juste quant au fond, mais prématurée. La situation en 2002 n’était pas encore mûre. Depuis, la crise de 2008-2009 est venue changer la donne. Je n’aurais rien à retirer à mon analyse de l’Europe ou à la critique de la désindustrialisation de la France, bien au contraire, ni à ma pensée sur l’École ou la sécurité.
En 2007, Nicolas Sarkozy a été élu avec une thématique et des discours où l’empreinte d’Henri Guaino et de Max Gallo, qui fut l’un de vos proches, était forte. Qu’avez-vous ressenti en voyant votre discours gagner ?
On ne peut jamais empêcher un leader politique de faire de la récupération. La seule façon de l’empêcher vraiment serait de faire la politique qu’ils feignent de vouloir reprendre à leur compte. Mais ce hold-up n’est rendu possible que parce que la gauche a laissé tomber le drapeau de la nation et de la République. Par ailleurs, entre le discours spontanément libéral, atlantiste et occidentaliste de Monsieur Sarkozy et le discours d’investiture que lui a suggéré Monsieur Guaino, il y a plus qu’un abîme. Je crois que les Français ont aujourd’hui parfaitement mesuré qu’il y a très loin des promesses aux actes et de la coupe aux lèvres.
Vous citez le philosophe Gilles Châtelet faisant le diagnostic d’«une société mortifère, droguée à la consommation, au consensus et à la communication». Peut-on en sortir ?
Oui, il faut parier sur l’homme, sur sa conscience. Par exemple, ce qui se passe sur le web est très intéressant, pas seulement en France mais dans le monde entier. On s’aperçoit que des gens reconquièrent un outil d’autonomie.
Votre jugement sur l’intervention militaire française en Libye ?
Cette intervention se fait dans le cadre d’une résolution du Conseil de sécurité des Nations Unies fondée sur la “responsabilité de protéger“, résolution que les Nations Unies ont faite leur en 2005. Ce n’est pas l’exercice d’un droit d’ingérence et encore moins d’un devoir d’ingérence, mais de la responsabilité de protection des civils. Il faut se délimiter au but de la résolution. Tous les moyens ne sont pas permis puisqu’il est exclu d’opérer une occupation au sol sous quelque forme que ce soit. Je pense que cette intervention se légitimait par le souci de protéger les populations libyennes au moment où se fait jour dans les peuples arabes une aspiration à la démocratie. Pour autant, rien n’est gagné car il est plus facile de commencer une guerre que d’en sortir. Créons les meilleures conditions pour permettre au peuple libyen de s’autodéterminer. C’est à lui de conquérir la démocratie. Pas à nous de la lui imposer.
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le site Internet de l'Opinion : www.lopinion.com
Il empêche tout ajustement monétaire entre les différents pays. Quand la compétitivité d’un pays diverge trop fortement d’avec celle des autres, on a une crise comme celle qui a frappé la Grèce, l’Irlande, le Portugal... On sait que le pouvoir d’achat en Allemagne a été plafonné depuis dix ans tandis qu’il a augmenté dans la zone euro de quinze points, en France de dix points, en Grèce de trente points... Il est évident qu’à défaut d’une relance concertée à l’échelle européenne, cela implique une correction par la baisse des salaires, ce qui est très pénalisant et très mal accepté. Il y a une autre méthode : la relance et la croissance qui peuvent permettre de desserrer l’étau de la dette et faciliter le rétablissement de la situation des pays en difficulté
La gauche a eu le tort de tourner le dos aux couches populaires, la droite d’abandonner la nation, écrivez-vous. Le vrai clivage aujourd’hui n’est-il pas entre ce que vous appeliez les «élites mondialisées» et les peuples attachés au cadre national ?
L’expression «élites mondialisées» est de Zygmunt Bauman, un sociologue polonais. Je constate qu’il faut que la démocratie se remette en marche dans chaque pays. Elle est en principe la loi du nombre et il y a une majorité potentielle pour construire une gauche recomposée. C’est ce à quoi je m’efforce avec le MRC.
En tant que ministre de l’Intérieur, vous avez été l’objet de nombreuses polémiques et attaques, mais elles avaient la particularité de venir de gens se déclarant de gauche. On peut penser aux campagnes du Monde et de Libération ou aux critiques violentes de BHL. Comment expliquez-vous ce paradoxe ?
Ce n’est nullement un paradoxe car je suis en désaccord fondamental avec cet individu. Je n’ai jamais pris Bernard-Henri Lévy pour un homme de gauche. Il représente une droite camouflée, une sorte de néo-libéralisme qui se pare des atours d’une gauche fantasmée. Quand on ose écrire comme lui que l’antiaméricanisme est la métaphore de l’antisémitisme, il n’y a plus qu’à tirer l’échelle. Il n’y a pas de débat possible avec un tel personnage. C’est un maître en manipulation idéologique. Il excelle à forger des grilles de lecture qui déforment la réalité.
En 2002, vous avez reçu le soutien d’éminents intellectuels ou écrivains : Michel Houellebecq, Jean Dutourd, Patrick Besson, Philippe Muray, Régis Debray, Max Gallo... Pour autant, vous n’avez pas réussi à rassembler, à «faire bouger les lignes». Comment analysez-vous cet échec ?
Je pense que ma tentative était juste quant au fond, mais prématurée. La situation en 2002 n’était pas encore mûre. Depuis, la crise de 2008-2009 est venue changer la donne. Je n’aurais rien à retirer à mon analyse de l’Europe ou à la critique de la désindustrialisation de la France, bien au contraire, ni à ma pensée sur l’École ou la sécurité.
En 2007, Nicolas Sarkozy a été élu avec une thématique et des discours où l’empreinte d’Henri Guaino et de Max Gallo, qui fut l’un de vos proches, était forte. Qu’avez-vous ressenti en voyant votre discours gagner ?
On ne peut jamais empêcher un leader politique de faire de la récupération. La seule façon de l’empêcher vraiment serait de faire la politique qu’ils feignent de vouloir reprendre à leur compte. Mais ce hold-up n’est rendu possible que parce que la gauche a laissé tomber le drapeau de la nation et de la République. Par ailleurs, entre le discours spontanément libéral, atlantiste et occidentaliste de Monsieur Sarkozy et le discours d’investiture que lui a suggéré Monsieur Guaino, il y a plus qu’un abîme. Je crois que les Français ont aujourd’hui parfaitement mesuré qu’il y a très loin des promesses aux actes et de la coupe aux lèvres.
Vous citez le philosophe Gilles Châtelet faisant le diagnostic d’«une société mortifère, droguée à la consommation, au consensus et à la communication». Peut-on en sortir ?
Oui, il faut parier sur l’homme, sur sa conscience. Par exemple, ce qui se passe sur le web est très intéressant, pas seulement en France mais dans le monde entier. On s’aperçoit que des gens reconquièrent un outil d’autonomie.
Votre jugement sur l’intervention militaire française en Libye ?
Cette intervention se fait dans le cadre d’une résolution du Conseil de sécurité des Nations Unies fondée sur la “responsabilité de protéger“, résolution que les Nations Unies ont faite leur en 2005. Ce n’est pas l’exercice d’un droit d’ingérence et encore moins d’un devoir d’ingérence, mais de la responsabilité de protection des civils. Il faut se délimiter au but de la résolution. Tous les moyens ne sont pas permis puisqu’il est exclu d’opérer une occupation au sol sous quelque forme que ce soit. Je pense que cette intervention se légitimait par le souci de protéger les populations libyennes au moment où se fait jour dans les peuples arabes une aspiration à la démocratie. Pour autant, rien n’est gagné car il est plus facile de commencer une guerre que d’en sortir. Créons les meilleures conditions pour permettre au peuple libyen de s’autodéterminer. C’est à lui de conquérir la démocratie. Pas à nous de la lui imposer.
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