- Anne Rosencher : Selon vous, quelle est la principale leçon politique que l'on peut d'ores et déjà tirer de l'épreuve que nous vivons ?
Jean-Pierre Chevènement : La crise du coronavirus éclaire d'un jour brutal les dépendances que nous avons laissé se créer depuis quatre décennies de ce qu'on appelle la mondialisation. Voyez-vous, on ne délocalise pas la moitié de son industrie à l'autre bout du monde sans que ne se créent des fragilités auxquelles l'Etat se doit maintenant de remédier. Aujourd'hui, c'est bien sûr évident en ce qui concerne les substances médicamenteuses puisque 80% d'entre elles sont produites en Chine. C'est vrai aussi de l'appareillage, des machines d'assistance respiratoire, des gants de caoutchouc, des masques, bien sûr...
- Les masques, en quelque sorte, sont un cas d'école...
Oui et cela illustre le fait que nous avons substitué une logique d'approvisionnement à flux tendus à une logique de stockage qui prévalait jusqu'en 2013. C'est alors sur la recommandation du Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale - paradoxalement chargé de veiller à la sécurité de la population dans tous les domaines -, que l'on a renoncé au stockage de plus de 1 milliard de masques. En demandant aux entreprises de constituer leurs propres réserves - ce qu'elles n'ont pas fait, pour la plupart -, l'Etat s'est défaussé de sa responsabilité fondamentale. Il a rompu le pacte de base : les citoyens reconnaissent l'autorité de l'Etat, et en échange de quoi, ce dernier leur assure un certain nombre de services, au premier rang desquels, la garantie de la sécurité. Ne nous y trompons pas : ce qui vaut dans le domaine de la santé vaut aussi dans d'autres secteurs, et il faudra également en tirer les conséquences.
- A quels autres domaines pensez-vous ?
Par exemple, on est en train de mettre en pièces la Politique Agricole Commune, dont le but était d'assurer la sécurité alimentaire de l'Europe. Est-ce bien raisonnable ? A-t-on pris en compte les tensions commerciales, technologiques, géopolitiques, qui résulteront un jour ou l'autre de l'affrontement durable entre les Etats-Unis et la Chine ? Nous sommes-nous mis à l'abri des séismes géopolitiques ? Des rationnements de toutes natures? Des taxations ? Des contingentements ? Des renchérissements du coût de certains produits ? Est-ce que nous avons pensé le monde en termes stratégiques ? Non.
Même chose du côté de la sécurité énergétique. Dans ce domaine, nous sommes en train de renoncer à une énergie qui était relativement peu chère et décarbonée : l'énergie nucléaire. Pour y substituer une énergie intermittente et qui ne peut pas être stockée dans l'état actuel des connaissances. Est-ce bien raisonnable de prévoir l'arrêt de 14 tranches nucléaires à l'horizon 2035 ? Nous serons obligés d'importer du gaz, du pétrole, voire de recourir à la houille. Par conséquent, c'est une fragilité que nous créons. Et nous la créons par idéologie. Car tout cela ne procède non pas d'une négligence, mais d'une philosophie.
- De quelle idéologie parlez-vous ?
La logique qui a prévalu depuis 40 ans, c'est celle de Milton Friedman, c'est-à-dire : le calcul d'optimisations individuelles érigé en garant de la prospérité de l'économie globale. Mais l'on est en train de se rendre compte que d'autres données doivent être introduites dans l'équation des politiques économiques. Quand le président de la République dit que le marché ne peut pas imposer partout sa loi, il ne fait que constater cette évidence. Il faut mettre fin à l'idéologie du tout marché, qui crée aujourd'hui la pénurie de masques, de curare, et autres médicaments dont nous aurions besoin pour faire face à l'épreuve que nous affrontons.
- Lors de son allocution du 12 mars, le président a dit que "rien ne serait plus jamais comme avant". Mais on a déjà entendu des déclarations de la sorte, notamment après la crise de 2008 ou plus récemment, pendant la crise des Gilets Jaunes. Pensez-vous que, cette fois, ce sera différent ?
Je ne sais pas : les hommes qui entourent le président ne sont pas naturellement amenés à penser autrement. Ils ont été éduqués dans ce système. Ils croient être à l'avant-garde mais, bien souvent, ils retardent d'une guerre. Et l'on est en train de le voir. Il faut penser la recomposition géopolitique du capitalisme. Il va de soi que nous sommes entrés dans une ère nouvelle, où il faut introduire la vue du long terme. Mais ça n'est pas gagné d'avance, car c'est tout une manière de penser qui est à revoir : le sens de l'intérêt national. Depuis une bonne trentaine d'années, je n'entends pas beaucoup d'hommes politiques invoquer "l'intérêt national". C'est une valeur qui est tombée en désuétude. C'est le sens de l'Etat, celui de la longue durée, qui doit faire son grand retour.
- Quand on emploie le terme "nation" aujourd'hui c'est plutôt pour désigner quelque chose de négatif. Emmanuel Macron a d'ailleurs mis en garde, dans sa première allocution, contre "le repli nationaliste"...
Quand la Tchéquie confisque les masques que la Chine destine à l'Italie, c'est du repli nationaliste. Mais quand un pays ferme ses frontières, c'est bien souvent un réflexe de sécurité légitime. Il faut rompre avec l'idéologie sansfrontièriste, qui n'est que le déguisement d'un mondialisme à courte vue. Bien sûr, il ne faut pas confondre nationalisme et patriotisme. Tout le monde connaît le mot de Romain Gary : "Le patriotisme, c'est l'amour des siens ; le nationalisme, c'est la haine des autres." Je pense qu'il faut voir la nation comme "le donjon", c'est-à-dire l'ultime protection de nos libertés et de nos droits. L'Europe peut être un château, que nous allons aménager avec nos voisins. Mais le donjon national demeure. Il ne faut pas opposer le château et le donjon. Ça n'a pas de sens.
- Justement, quel bilan tirez-vous de l'Union Européenne dans la période ?
L'Europe a remis en cause un certain nombre de (mauvaises) règles qui étaient les siennes depuis le départ ; on va voir combien de temps cela durera. Je pense bien sûr à la règle des 3% du déficit budgétaire et à l'indépendance théorique de la Banque Centrale dont la seule vocation officielle est de lutter contre l'inflation : aujourd'hui, elle doit lutter non pas seulement contre l'explosion de l'euro mais aussi contre une crise économique sans précédent. Il faut faire admettre la légitimité des politiques industrielles.
La France va perdre plusieurs points de PIB, nous allons devoir prendre des mesures qui soient à la hauteur. Je dis ça sans aucune acrimonie, je ne demande absolument pas qu'on fasse quelque procès que ce soit. La France a aujourd'hui avant tout besoin de civisme. Pour aborder l'avenir avec confiance, la France a besoin de son peuple, mais elle a aussi besoin de ses élites. C'est pourquoi je me suis toujours prononcé pour la constitution d'un "bloc républicain", qui ressemble la partie des élites qui sont encore assez intelligentes et patriotes pour comprendre qu'il y a des disciplines à faire respecter, que l'Etat doit savoir imposer son autorité quand elle est nécessaire, faire reconnaître les frontières quand elles sont utiles - elles le sont souvent -, et ne pas confondre tout cela avec je ne sais quelle forme de repli nationaliste. On l'a vu pendant cette crise : l'Allemagne elle-même a rétabli ses frontières nationales avant même que nous n'ayions rétabli les nôtres. On a diabolisé à l'excès ce qui aurait été un système de prudence élémentaire. Il va falloir revenir à une géopolitique réaliste. Il va falloir que nos hommes politiques réapprennent à reparler de l'intérêt national qui n'est nullement contradictoire avec l'intérêt européen bien compris. Mais le premier, c'est l'intérêt national. Car on ne peut pas compter sur les autres pays pour faire le travail à notre place.