- L'Express : Etre né en 1939, aux marches de l’Est de la France, a-t-il exercé une influence déterminante sur le façonnement de votre pensée ?
Jean-Pierre Chevènement : Dans nos régions, on choisissait comme première langue l’allemand, langue du voisin. La culture prestigieuse de l’Allemagne avait pénétré la nôtre, car un Français de l’Est, à cette époque, connaissait mieux la littérature allemande, de Goethe à Ernst Jünger, que la littérature américaine. Nous étions au lendemain de la guerre et les souvenirs de l’occupation allemande étaient encore très vifs. Mon père prisonnier, ma mère m’avait élevé, seule, tout au long de la guerre.
- La vulnérabilité de la France, cela a donc été une des données immédiates de la conscience de Jean-Pierre Chevènement ?
Certainement. Les soldats allemands occupaient l’étage de l’école et nous avaient confinés, ma mère institutrice et moi-même, au rez-de-chaussée. Les trois maisons de ma grand-mère avaient été incendiées le 18 juin 1940. Et ma mère soupçonnée de faire des tracts avec la postière contre les Allemands et leurs suppôts de Vichy, était convoquée par la Gestapo à Montbéliard. Bref, on ne se sentait plus chez soi. Et l’immensité des tâches roses, matérialisant sur les cartes de Vidal et Lablache, l’Empire français, nous faisaient ressentir plus encore la profondeur de l’abîme où le pays avait sombré.
- Vous n’avez, depuis, jamais cessé de vous intéresser à l’Allemagne…
J’ai opéré ma « conversion » très tôt. Petit provincial monté à Paris, j’ai rédigé un mémoire à Science Po pour comprendre les façons de penser de la droite. Son titre : « La droite nationaliste française devant l’Allemagne ». J’y analysais trois moments : 1./ La guerre de 1870-71 avec ce que l’historien Claude Digeon a nommé la « crise allemande de la pensée française », Barrès, Maurras, etc. ; 2./ La Collaboration comme conséquence du pacifisme d’après 1918 ; 3./ La conception que de Gaulle en 1960 se faisait de l’Allemagne. Pour lui, le spectre longtemps menaçant de l’Allemagne s’est effacé. De Gaulle m’a appris à sortir du cadre étroit de l’Europe et à raisonner mondial. Il m’a fait comprendre que désormais nous étions unis par une « communauté de destin ». De Gaulle m’a fait changer l’échelle de mes perceptions. J’ai commencé à intégrer l’Allemagne dans nos équations de politique étrangère. Jusqu’où pouvait-on travailler avec l’Allemagne ? Avait-t-elle le désir de créer les bases d’une relation entièrement nouvelle avec la France ? Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la France a fait ce qu’elle n’avait pas fait au lendemain de la Première, elle a tendu la main aux Allemands. Ceux-ci sauraient-ils la saisir ?
- La récente douche froide opposée par la nouvelle patronne de la CDU, Annegret Kramp-Karrenbauer, aux propositions du président français pour une Renaissance européenne, change-t-elle la donne dans l’Union européenne ?
Soyons lucides : jusqu’à Hans-Dietrich Genscher, le ministre des Affaires étrangères de Helmut Kohl, les Allemands ont eu besoin de l’Europe comme d’un catalyseur de leur réunification. Avant même la fin de l’ère Kohl, l’Allemagne a engagé l’élargissement vers l’Est qui lui redonnait une position centrale en Europe. Avec Gerhard Schröder, elle a revendiqué un « patriotisme normal » ce qui ne devait pas nous effrayer. Le mythe de l’Europe « fédérale » s’est alors dissipé. La jurisprudence du Tribunal Constitutionnel de Karlsruhe est très claire : l’Union européenne est une union d’États et rien en dehors des traités ne peut remettre en cause les prérogatives du Bundestag (arrêt Lisbonne, 2008). Alors bien sûr, il est regrettable que Mme Merkel n’ait pas accepté l’idée d’un budget de la zone euro substantiel et que la nouvelle patronne de la CDU prétende toujours mutualiser le siège de la France à l’ONU. Notre rapprochement avance à pas de tortue. Mais il peut y avoir des accélérations. Il faut nous y faire…
- Vous ne faites pas entendre vis-à-vis de l’Allemagne les accents hypercritiques de nombreux souverainistes français…
La relation franco-allemande est de nature sinusoïdale. Le pari fait par le Général de Gaulle dans les années 1960 est un pari sur la longue durée, aussi bien vis-à-vis de l’Allemagne (le traité de l’Élysée a été vidé de sa substance dès 1963) que vis-à-vis de la Russie (le mot d’ordre « détente, entente et coopération » de 1966 n’a pu se concrétiser rapidement). « L’Europe européenne » est une tâche qui incombe à tous les peuples européens. L’Allemagne y a évidemment sa place qui est centrale. Mais la France et la Russie, aux deux extrémités du continent, ont aussi un rôle essentiel à jouer. On le voit sur l’Ukraine, avec le « format de Normandie ».
Dans son histoire, l’Allemagne a connu deux phases. Dans l’histoire longue, celle du Saint Empire qui a duré huit siècles. Puis 75 ans de nationalisme (1875-1945). L’Allemagne, demain, doit se ressourcer dans sa plus vieille tradition, celle d’un Empire multinational, un peu baroque, avec plusieurs capitales et plusieurs cercles d’appartenance, une construction européenne à géométrie variable. La France parce qu’elle est une vieille nation peut l’y entraîner car je suis convaincu que « l’Europe européenne » répond aussi bien à l’intérêt national allemand qu’à l’intérêt national français.
- Et si on rompt avec la longue histoire et qu’on se concentre sur le présent, quelle Allemagne découvre-t-on ?
L’Allemagne s’empêtrerait elle-même, si elle restait prisonnière de sa courte histoire. J’ai ainsi entendu un haut responsable allemand dire : « Pour nous, la Première Guerre mondiale est un « non-événement » et la Deuxième un abîme qui a à voir avec le nazisme mais pas avec l’essence profonde de l’Allemagne ».
On ne peut pas fonder un dialogue historique sérieux entre nos deux nations sur ce genre d’approximations. Nous devons apprendre à penser ensemble l’histoire de l’Europe, si nous voulons la continuer.
- « Prendre appui sur le meilleur de l’Allemagne pour l’ouvrir à une politique de responsabilité vis-à-vis du monde et d’abord vis-à-vis du Sud », telle est la préconisation que vous développez dans Passion de la France. L’actuel binôme franco-allemand sait-il faire cela ?
Aucun pays ne peut impunément laisser le désordre s’installer à ses portes. Cette pensée de Sun Tzu devrait gouverner notre politique. L’instabilité est au Sud avec des risques de terrorisme se propageant au sein même de nos sociétés. La question des flux migratoires pose à la fois celle du développement des pays d’origine et celle de la capacité d’accueil des pays de destination. Pour y faire face il faut des États forts. La France et l’Allemagne ensemble peuvent armer une volonté européenne à la hauteur de ces immenses défis : la stabilité du Moyen-Orient et la reconnaissance des nations qui le constitue, le développement de l’Afrique appuyé sur des États qui, bien souvent, restent encore à construire.
Pour cela, le binôme franco-allemand n’est pas à lui seul la solution, mais il est le catalyseur indispensable.
Nous devons ensemble apprendre à raisonner à la fois mondial et européen.
Source : L'Express
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