affaires-publiques-02.10.20.mp3 (57.42 Mo)
Verbatim
- Alexis Lacroix : Jean-Pierre Chevènement, bonjour et bienvenue à Judaïques Fm en ce vendredi matin. C’est un honneur et un plaisir de vous recevoir. Vous êtes chez vous ici, vous venez d’ailleurs assez régulièrement vous adresser aux auditeurs de la fréquence juive. On est vraiment très heureux !
Jean-Pierre Chevènement : Bonjour.
- Alexis Lacroix : L’occasion, Jean-Pierre, qui nous réunit, c’est votre livre de mémoires. Les mémoires que vous a commandées, il y a maintenant deux ans, Jean-Luc Barré pour les éditions Robert Laffont : Qui veut risquer sa vie la sauvera. C’est un livre, je dois le dire, absolument passionnant. Et je vais utiliser une formule très éculée pour nos auditeurs : « ça se lit comme un roman », mais vraiment comme un roman. Le roman de cinquante ans de vie d’un grand homme politique devenu, au fil des années, un grand sage de la vie politique française. Mais aussi bien sûr, le roman d’une transformation, d’une élaboration transformatrice de notre pays sur laquelle, bien sûr, au cours de cette conversation, nous allons revenir. Nous sommes, peut-être, à un jour assez décisif concernant ce qu’on appelle aujourd’hui le « vivre ensemble » ou ce qui fait tenir ensemble les Français, puisque le Président de la République s’apprête à prononcer un discours, annoncé comme historique, sur la législation qu’il prépare, que son exécutif prépare, contre les « séparatismes », nouveau nom des communautarismes, qui minent aujourd’hui la République. Qu’est-ce que vous attendez d’Emmanuel Macron avec qui, dit la rumeur de la ville, vous entretenez une correspondance relativement suivie ?
Jean-Pierre Chevènement : Il m’arrive de voir de temps en temps Emmanuel Macron, cela dit, c’est lui le Président de la République et il décide en fonction de ce qu’il estime être l’intérêt du pays…
- Alexis Lacroix : Il a le droit d’avoir des interlocuteurs de toute façon, de prendre des avis, et on sait qu’il avait dans sa jeunesse une dilection pour Jean-Pierre Chevènement. Visiblement, il ne l’a pas totalement perdu.
Jean-Pierre Chevènement : Disons que cela a créé des liens. Maintenant je m’interdis toute prétention d’influer en quoi que ce soit sur les choix du Président de la République, ce sont les siens et ce qu’il fait est dans l’intérêt du pays. Du moins je m’efforce d’y contribuer pour ma très modeste part, en continuant à m’exprimer comme je le fais.
- Alexis Lacroix : Alors, on va y revenir parce que c’est un des fils rouge de votre livre, Qui veut risquer sa vie la sauvera, les mémoires que vous a commandées Jean-Luc Barré, c’est un livre absolument passionnant, on va l’évoquer tout au long de cette conversation. À un moment dans votre ouvrage, vous évoquez le retournement du monde, cette espèce de « grand déménagement » pour parler comme Jean-Luc Mélenchon. Qu’est-ce qui s’est passé ? À quel moment, en quelque sorte, la souveraineté nationale a été dépassée par un mouvement « brownien » qui est celui du néo-capitalisme contemporain ?
Jean-Pierre Chevènement : Le néo-libéralisme, on le voyait venir depuis déjà quelque temps : Mme Thatcher, en Grande Bretagne, M. Reagan aux États-Unis. En Europe ça a pris une forme relativement dissimulée, c’est l’Acte unique, le marché unique, la suppression de tous les obstacles à tous les échanges, y compris de capitaux, ce qui évidemment favorisait les délocalisations industrielles au bénéfice des pays à très bas coûts salariaux. Et puis l’accrochage à une monnaie unique qui a représenté pour la France l’accrochage à une monnaie plus forte que celle qui lui aurait permis de rester compétitive. Tout cela s’est traduit par une désindustrialisation. Alors, je ne vais pas épiloguer sur les résultats, mais le grand basculement du monde est plus général, c’est cet effondrement de l’Union soviétique qu’on voit venir d’abord à travers la réunification de l’Allemagne puis l’élargissement de l’Union européenne à l’est et enfin l’implosion du communisme qui, avec le recul du temps, va apparaître comme une transition vers le capitalisme. Ce n'est plus du tout le stade ultime de l’Histoire tel que Marx l’avait décrit.
- Alexis Lacroix : Alors, le patron du CERES – que vous étiez mais que vous êtes toujours de cœur puisque le CERES a beaucoup pesé sur les destinées de la gauche française en dissidence, mais après tout la dissidence compte aussi – s’est alarmé le premier, et très tôt, dans l’entourage de François Mitterrand, dont vous étiez un proche, voire un intime, de ce tournant, on va dire, libéral, pour employer un mot un peu générique. C’est-à-dire de cette préférence française pour les services au détriment des industries. Vous d’ailleurs, vous le documentez historiquement dans ces pages. Les pages que vous y consacrez dans votre ouvrage sont passionnantes. En faveur des services : Mauroy, Rocard, tout ça vous le racontez. Pour les férus d’histoire politique, ça va les passionner. Mais au-delà de ça, je m’interrogeais, en vous lisant : est-ce que pour vous, aujourd’hui, Jean-Pierre Chevènement, qui avez franchi la barre des quatre-vingts printemps et qui avez donc un recul historique important sur les évolutions de ce dernier demi-siècle, il y a un lien entre ce tournant libéral sur le plan économique, l’entrée dans la mondialisation et l’efflorescence, voire l’explosion des communautarismes, au sein de la société française ?
Jean-Pierre Chevènement : Alors vous savez, l’histoire se laisse difficilement décrypter mais il y a un rapport entre les choix qui ont été faits il y a trente ans et qui ont abouti à fracturer la société française. Certains parlent d’archipélisation, Jérôme Fourquet…
- Alexis Lacroix : Oui, Jérôme Fourquet et puis un certain nombre de géographes qui décrivent aujourd’hui le fait qu’on aurait selon eux, un territoire à trois vitesses. C’est-à-dire les centres villes, les banlieues et la France dite périphériques, c’est-à-dire celle des campagnes, des zones semi-rurales.
Jean-Pierre Chevènement : Et les déserts ruraux qui en sont encore une quatrième. Non, il y a beaucoup plus qu’une France à trois vitesses. La France a beaucoup de vitesses maintenant, il y a beaucoup d’inégalités, on les voyait venir et on pouvait sans doute imaginer maintenir un cadre d’orientation à long terme de la société française, pour éviter qu’elle se dissolve, qu’elle se pulvérise, à la remorque d’un hyper individualisme qui sape effectivement les solidarités fondamentales. Alors la République peut-elle réussir à résister à cette vague du néolibéralisme qui culmine aujourd’hui avec la crise de la Covid, peut-elle survivre à l’emprise de la peur, peut-elle montrer sa capacité de résilience ? C’est ce qu’il faut essayer de faire, mais il est tard pour réagir. Disons qu’il y a quand même maintenant des plans de relance. Il y a la volonté de relocaliser ou, en tout cas, de réindustrialiser notre pays, ça va prendre du temps et nous voyons tous les périls qui se sont accumulés à l’horizon. Non seulement le terrorisme, le djihadisme, l’islamisme mais aussi le risque sanitaire, les risques économiques et sociaux, donc, c’est une passe difficile et il faut tenir bon.
- Alexis Lacroix : Alors il faut tenir bon… le Président de la République semble décider aussi à tenir bon, mais un certain nombre de personnes, dans les familles politiques qui jouxtent la République en Marche, le Parti socialiste, ou ce qu’il en reste, disons de la gauche plurielle façon Jospin, mais aussi la droite qui essaye de retrouver un peu d’oxygène, difficilement, lui reprochent au fond, maintenant c’est systématique, de faire du « en même temps », c’est-à-dire, d’une certaine manière, de faire du républicanisme et, probablement aujourd’hui, il va faire du républicanisme dans son grand discours sur les séparatismes…
Jean-Pierre Chevènement : Si on en juge par son discours du Panthéon…
Alexis Lacroix : Mais tous ces gens, la gauche, la droite, disent « oui c’est bien gentil, mais c’est un républicanisme de proclamation et à côté la gestion néolibérale des choses suit son cours inexorable ». Qu’est-ce que vous en pensez ?
Jean-Pierre Chevènement : Mais écoutez la gauche et la droite sont mal placées pour faire ce procès parce que le néolibéralisme c’est elles…
Alexis Lacroix : Très bien répondu !
Jean-Pierre Chevènement : C’est lui
- Alexis Lacroix : Et donc, qu’est-ce qui leur est arrivé ? Ils se sont affaissés dans la concession ? Au « There is no alternative » ?
Jean-Pierre Chevènement : Non, disons qu’ils ont été rejetés par l'électorat, il y a un dégagisme extrêmement puissant mais qui souffle depuis déjà longtemps. 1993, je vous le rappelle : des législatives qui laissent le Parti socialiste avec à peine cinquante députés, donc on pouvait le voir venir depuis longtemps. 2002, c’est une mise en turbulence du système qui n’est pas encore complète parce que la droite reprend provisoirement l’avantage. La gauche est au trente-sixième dessous, elle ne reviendra que par effraction en 2012 et elle sera sortie en 2017, à la fois je dirais avec la droite, Monsieur Fillon, par Emmanuel Macron. Emmanuel Macron profite du dégagisme. Alors aujourd’hui ce dégagisme n’a pas cessé de souffler, il le frappe à son tour et il doit inventer des réponses nouvelles, innovantes, mais disons qu’on a quand même pris le chemin. Sur le plan budgétaire, on a rompu avec les vieux dogmes maastrichtiens et tout ça. On a rompu avec l’interdiction des aides d’État. On s’est engagé sur une voie nouvelle ; maintenant il faut arriver à construire quelque chose de solide, ce n’est pas si facile.
Alexis Lacroix : Ce n’est pas si facile. Vous n’êtes pas de ceux qui jetteraient la pierre à l’actuel locataire de l’Élysée…
Jean-Pierre Chevènement : Je ne voudrais pas contribuer si peu que ce soit…
Alexis Lacroix : à l’anti-macronisme...
Jean-Pierre Chevènement : …au désarroi du pays, mais plus qu’à l’anti-macronisme parce que ce n’est pas un problème de macronisme ou d’anti-macronisme, c’est l’intérêt de la France et la survie de la République, c’est notre capacité à faire front ensemble face à toutes ces menaces que je décrivais.
- Alexis Lacroix : Alors toutes ces menaces que vous décrivez sont évidemment dans vos mémoires Qui veut risquer sa vie la sauvera aux éditions Robert Laffont. On comprend, à lire surtout les premiers chapitres de vos mémoires qui sont consacrés à l’enfance, à la jeunesse, aux années de la formation, on y reviendra, on comprend qu’au fond, dans votre vie, peut-être plus que tout autre homme politique, vous avez eu des piliers, des transcendantaux, si vous voulez employer un mot de philosophe. C’est papa et c’est maman qui étaient tous deux des instituteurs, originaires d’une région assez méconnue des Français, assez reculée, des régions montagnardes, le Haut-Doubs. (Un lieu que) Gustave Courbet a d’ailleurs immortalisé, le peintre Gustave Courbet.
Jean-Pierre Chevènement : C’est plutôt la « Loue », mais tout ça se ressemble, avec des falaises calcaires, c’est mon pays d’origine, mais vous avez tout à fait raison de le souligner, j’ai été élevé à l’école des principes républicains…
- Alexis Lacroix : Alors, ce qui est intéressant là-dessus et sur lequel je voulais attirer votre attention, c’est que quand on vous lit attentivement on se rend compte évidemment du rôle très important qu’a jouté votre mère, qui était à la fois une femme laïque mais pénétré de valeurs religieuses et ça c’est justement intéressant. Vous restituez, au fond, au travers de l’itinéraire de vos parents que vous évoquez à « sauts et à gambades », mais vous restituez au fond ce qu’était la IIIe République. Vous naissez à la fin de la IIIe République, mais vous êtes un héritier direct, une vision assez contrastée, et c’est-à-dire qu’au fond ça été une sécularisation de principes qui étaient quand même inscrits d’abord le marbre du christianisme et même du judéo-christianisme.
Jean-Pierre Chevènement : C’est certain, d’ailleurs le titre de mon livre emprunte à Saint-Matthieu qui dit : « Qui veut sauver sa vie la perdra, qui veut risquer sa vie la sauvera ». J’ai gardé la deuxième partie de ce distique. « Qui veut risquer sa vie la sauvera », parce que tous les paris successifs que je fais et qui sont le fil rouge qui relie les quinze grands épisodes de notre vie nationale où je joue un rôle qui est souvent de premier plan, au congrès d’Épinay...
Alexis Lacroix : Un rôle en claquant la porte.
Jean-Pierre Chevènement : Quelquefois oui, quand l’intérêt de la France était en jeu…
Alexis Lacroix : C’est un Saint-Matthieu colérique que vous incarnez ?
Jean-Pierre Chevènement : Non, je n’ai jamais cédé à, enfin… J’ai été en colère parce que, à certain moment, j’ai jugé que les dirigeants de la France bafouaient l’intérêt national, l’intérêt du pays à long terme, donc j’ai claqué la porte, mais je l’ai fait toujours sur de grands sujets. Croyez-moi, quand on est ministre, je l’ai été pendant près de dix ans, on a souvent l’occasion d’être en désaccord et d’être arbitré défavorablement. Je n’ai pas démissionné à chaque fois.
- Alexis Lacroix : Absolument. J’aimerais qu’on évoque – nos auditeurs l'ont en mémoire, bien sûr – l’épisode de la guerre du Golfe. Vous vous êtes opposé à l’engagement de la France dans cette guerre. Il y avait d’ailleurs à l’époque, une « Une » assez drôle, mais en même temps injuste du magazine de Georges Marc Benamou, Globe, qui parlait des « Saddamistes » pour, disons, récuser les positions souverainistes qui s’étaient faites jour à l’époque, ça avait été très commenté, très discuté, le buzz médiatique…
Jean-Pierre Chevènement : Disons qu’il n’y avait pas besoin d’être très intelligent pour comprendre qu’en détruisant l’Irak, en brisant son échine, l’échine de l’Etat irakien, on allait favoriser l’Iran au Moyen-Orient et, d’autre part, le fondamentalisme islamiste : Oussama Ben Laden, Al Qaeda, puis ensuite Daesh qui s’est bâti, je dirais, en réaction aux politiques sectaires que menait le gouvernement chiite de Bagdad, qu’on avait substitué au gouvernement de Saddam Hussein.
- Alexis Lacroix : Alors c’est vrai qu’on m’avait dit, et je sais, parce que nous avons souvent l’occasion de converser, que vous êtes un « interviewé têtu » et ce, comme sans doute les gens d’ailleurs de votre département d’origine, ce n’est pas un reproche, mais on va rester si vous voulez bien d’abord sur un terrain plus franco-français avant de passer à l’international, parce qu’il y a beaucoup de choses à dire, à partir de la lecture de vos mémoires, un livre absolument passionnant. Restons sur un épisode de votre vie justement de ministre, c’est quand vous êtes propulsé à la tête de la rue de Grenelle. Là vous êtes entouré de gens dont la sensibilité républicaine est affirmée : votre ami Philippe Barret, Jean-Claude Milner, le philosophe, qui va vous aider beaucoup à conceptualiser l’École républicaine…
Jean-Pierre Chevènement : Grâce à son petit livre de l’École…
Alexis Lacroix : Extraordinaire ouvrage !
Jean-Pierre Chevènement : Extrêmement brillant et très drôle.
Alexis Lacroix : Oui et au fond vous vous êtes retrouvé sans doute dans le constat de Milner, c’est qu’il y a une école des boursiers, que vous êtes, et une école des héritiers. Et au fond, au fil des années, pourquoi avez-vous perdu cette bataille républicaine de l’École et pourquoi les pédagogistes, c’est-à-dire les héritiers des héritiers, l’ont-ils emporté ?
Jean-Pierre Chevènement : Mais je ne l’ai pas perdue cette bataille, elle continue ! Et Jean-Michel Blanquer, sur beaucoup de points, est tout à fait dans la ligne de l’héritage que j’ai laissé, je le constate. C’est un combat de tous les jours, aucune bataille n’est jamais perdue. J’ai fait des paris qui n’ont pas été perdus…
- Alexis Lacroix : Blanquer, d’après vous, ce sont les idées de Macron ou c’est une voie parallèle et solitaire par rapport au macronisme ?
Jean-Pierre Chevènement : Je pense que ce n’était pas a priori l’idée de Macron, mais Macron a compris ce que voulait faire Blanquer et je pense que c’est quand même lui qui l’a choisi et je pense que c’est un bon choix.
- Alexis Lacroix : Je suis obligé de vous demander. On évoque ces derniers jours le tirage important qu’il y aurait entre deux ministres de ce gouvernement : Jean-Michel Blanquer, puisque nous venons de parler de lui, le ministre de l’Éducation nationale choisi par Emmanuel Macron et, dit-on, proche aussi du président, et un autre proche du président, qui est Gérald Darmanin qui serait sur une position, disons, plus intermédiaire dans son interprétation de la laïcité. Vous en pensez quoi et quelle est la juste position d’après vous ?
Jean-Pierre Chevènement : Écoutez, je n’entre pas dans les délibérations des choix des ministres, donc je ne peux pas vous donner un avis comme ça. Je pense que l’esprit de la laïcité mérite d’être compris, on a besoin de principes clairs.
Alexis Lacroix : Il y a des gens qui ne comprennent pas ?
Jean-Pierre Chevènement : Il y a des gens qui ne comprennent pas, par exemple, la définition qu'en donnait Jean Macé, le fondateur de la Ligue de l’enseignement, c’est « le combat contre l’ignorance », parce que la laïcité c’est l’espace commun où les citoyens se retrouvent pour débattre, d’une manière argumentée, de ce qu’est le meilleur intérêt général. Par conséquent, la religion n’entre pas dans cet espace. On est libre de croire, toutes les religions sont naturellement licites, la liberté de religion est fondamentale, mais dans l’espace laïque on n'a pas besoin d’imposer son dogme.
Alexis Lacroix : Jean-Pierre Chevènement, depuis trois ans justement vous célébrez la ligne incarnée par Blanquer. Est-ce que vous avez l’impression que les reculs de la laïcité se sont atténués par rapport à des ères politiques précédentes à celle d’Emmanuel Macron ?
Jean-Pierre Chevènement : Elles se sont atténuées, par exemple vous vous souvenez qu’en 1989 il y a eu l’affaire du voile à Creil et licence avait été laissée aux chefs d’établissement de dire quand il fallait l’interdire ou pas. C’était une lourde responsabilité qu’on faisait peser sur leurs épaules et il a fallu attendre, je crois 2004, pour faire voter la loi sur l’interdiction des signes ostentatoires d’appartenance religieuse dans l’espace commun.
Alexis Lacroix : A l’initiative de la droite chiraquienne à l’époque.
Jean-Pierre Chevènement : A l’initiative de Bernard Stasi que je ne placerai pas tout à fait à droite.
Alexis Lacroix : Mais qui avait emporté la décision de Chirac après ses hésitations.
Jean-Pierre Chevènement : Les socialistes avaient évolué et s’étaient ralliés, si je me souviens bien, à cette position…
- Alexis Lacroix : Absolument, qui avait fait consensus à l’époque. Alors, vous l’évoquiez, on va passer, si vous le voulez, au volet plus international de votre engagement qui est restitué dans ces mémoires qui sont absolument passionnantes, Qui veut risquer sa vie la sauvera. Un mot justement sur la voix de la France. Vous êtes l’un de ceux qui déplorait souvent son affaiblissement. Question très générique, puis on va entrer dans les détails de la relation de la France avec la Méditerranée et notamment le sud-Méditerranée puisque c’est une des enjeux très importants d’aujourd’hui : est-ce que vous avez l’impression que, depuis que Macron est à l’Élysée, la France retrouve plus de voix à l’international ?
Jean-Pierre Chevènement : Le président est très actif à l’international, il a pris des initiatives qui ont marqué, en particulier l’ouverture d’un processus de dialogue avec la Russie…
- Alexis Lacroix : Justement. Alors au début on disait, beaucoup de commentateurs politiques disaient : « Oh là !, Macron il va totalement à l’encontre de la ligne qui avait été appliquée précédemment, notamment par François Hollande, mais aussi par Nicolas Sarkozy, qui était, s’il faut employer un mot de la diplomatie, la ligne « néo-conservatrice ». Est-ce que vous pensez qu’il a persisté dans cette ligne-là ? C’est-à-dire, « je parle aux russes, je parle aux iraniens », ou il a mis un peu d’eau atlantiste dans son vin au fil des mois.
Jean-Pierre Chevènement : Disons qu’il a rompu officiellement avec ce qu’était l’organisation néo-conservatrice. Dans les faits, c’est moins sensible, par exemple, parce qu’en Syrie on n’a pas tiré toutes les conséquences. Alors en Libye, c’est difficile. Disons que l’orientation prise au moment de la guerre du Golfe, qui a consisté à soutenir les tendances les plus régressives, a été, malheureusement, trop souvent maintenues, alors qu’il faudrait essayer d’appuyer dans le monde arabo-musulman, dans le monde arabe en tout cas, les tendances les plus progressistes. Les tendances qui nous permettraient d’avoir un vrai dialogue, une vraie coopération avec tous ces pays qui sont nos voisins.
- Alexis Lacroix : Jean-Pierre Chevènement, vous n’avez jamais ménagé votre amitié à l’État d’Israël, vous n’avez jamais non plus ménagé d’ailleurs un certain franc-parler à l’endroit de ses dirigeants, mais en tout cas pour vous, la sécurité d’Israël a toujours été non négociable. Aujourd’hui, une partie du monde arabe sunnite semble évoluer à grande vitesse. Il y a peut-être des réformes internes de ces sociétés, d’où d’ailleurs les accords d’Abraham qui ont été signés avec deux États du Golfe. Est-ce que vous avez le sentiment que le moment est venu pour la France, dans ce contexte global, de tendre une main désormais plus ferme au sud-Méditerranée et notamment, bien sûr, à son espace privilégié qu’est le Maghreb ?
Jean-Pierre Chevènement : Je suis très attentif à tout ce qui touche la sécurité d’Israël qui fait partie de nos obligations morales et historiques, mais j’ai bien connu Itzhak Rabin et je pense qu’il y avait une relation de mutuelle estime. Je regrette malheureusement, non seulement son assassinat, mais le cours qu’a pris ensuite la politique israélienne parce que je pense que la solution à deux États était la bonne. Je pense qu’elle est toujours la bonne, parce qu’un État unique qui mixerait les Palestiniens et les Israéliens, ou plus exactement les Israélien d’origine juive, ça ne serait pas tenable sur la longue durée. Donc, je pense que l’intérêt d’Israël, et l’intérêt de l’humanité dans son ensemble, c’est de revenir à une solution à deux États.
- Alexis Lacroix : Ce qu’on appelle la paix de compromis depuis les années Clinton. Alors, le message est passé. Ce sont vos bémols peut-être par rapport aux stratégies actuelles de l’État d’Israël, quoique ne préjugeons pas de l’avenir. Benyamin Netanyahou n’a peut-être pas renoncé non plus à la solution à deux États. Mais un mot quand même sur le Maghreb, parce que vous n’avez pas répondu. Le Président de la République semble depuis le début de son mandat être très obsédé, voire très inquiété, par les fractures mémorielles qui parcourt la société française. D’où son vœu de tendre une main de réconciliation officielle avec les Algériens. Il a d’ailleurs mandaté un historien connu, qu’il fréquente, Benjamin Stora, pour lui rendre la semaine prochaine une mission sur la réconciliation future des deux pays. C’est la bonne ligne pour vous, c’est important ça ?
Jean-Pierre Chevènement : Écoutez, la guerre d’Algérie est quand même terminée depuis plus de cinquante ans et je pense que la réconciliation était le programme de la France, en tout cas sous le général de Gaulle, elle devrait continuer de l’être. L’Ambassadeur…
Alexis Lacroix : Jusqu’à maintenant ça a toujours échoué…
Jean-Pierre Chevènement : … qu’Emmanuel Macron a nommé à Alger, est mon ancien conseiller diplomatique, c’est François Gouyette…
Alexis Lacroix : C’est vous qui l’avez conseillé ?
Jean-Pierre Chevènement : Je ne l’ai pas conseillé. Encore une fois, c’est au Président de prendre ses décisions, mais disons qu’il s’efforcera certainement d’être le trait d’union que j’ai été comme Président de l'Association France-Algérie pendant huit ans. Nous devons partager notre destin, c’est l’intérêt mutuel…
Alexis Lacroix : Ça peut marcher donc, vous pensez, la réconciliation ?
Jean-Pierre Chevènement : Ça peut marcher si les Algériens évoluent aussi sur la conception de la citoyenneté et s’ils ne s’enferment pas dans un nationalisme ethnoculturel. Et nous-mêmes nous avons aussi à lutter contre nos lubies de mémoire qui veulent empêcher toute discussion franche et honnête. Reconnaissons le passé avec toutes ses ombres, mais aussi avec ses lumières.
Alexis Lacroix : Clin d’œil adressé aussi à une partie de « la droite de la droite », qui est qualifiée par Benjamin Stora de « sudistes », c’est-à-dire des gens qui maintiennent vivante une mémoire de la guerre d’Algérie qui fait sans doute obstacle aujourd’hui à une authentique réconciliation avec les Algériens.
Jean-Pierre Chevènement : Mais nous devons dépasser tout cela parce que en cent-trente-deux ans de présence française en Algérie il y a quand même eu des amitiés qui se sont nouées, il y a eu une histoire qu’on connaît mal et je pense qu’il faut redonner à toute cette histoire sa profondeur, en sachant que l’Algérie, depuis la dynastie de Sévère sous l’empire Romain, ça dure depuis deux mille ans.
- Alexis Lacroix : Bien sûr. Jean-Pierre Chevènement. Un mot encore : vous êtes sur la fréquence juive, beaucoup de gens vont vous entendre et ensuite podcaster cette émission. L’antisémitisme, lui, doit être au cœur du discours de Macron tout à l’heure ?
Jean-Pierre Chevènement : L’antisémitisme est à bannir de notre univers mental. Je dirais que rien n’est plus contraire à la devise républicaine. Toute notre histoire républicaine est une lutte contre l’antisémitisme et aujourd’hui nous devons tarir les sources, plus que jamais, et certaines sont dans le monde arabo-musulman et c’est pour ça que j’ai fait l’intervention que j’ai faite tout à l’heure à votre micro, parce que c’est un devoir que nous avons vis-à-vis de l’avenir de préparer les voies d’une réconciliation en profondeur entre les juifs et les arabes. Et je me suis attaché comme président que j’ai été un moment de la Fondation de l'islam de France, qui est une fondation culturelle, je tiens bien à le préciser et laïque, c’est de montrer qu’entre les juifs et les musulmans, il y a eu tout au long de l’histoire des épisodes de très bonne entente et que nous ne sommes pas voués au malheur.
- Alexis Lacroix : Merci infiniment pour ces paroles, à la fois de fermeté et aussi d’espérance. En pleine période de fêtes juives, ça tombe à point nommé. Merci d’être venu à Judaïques FM. Qui veut risquer sa vie la sauvera, ce sont vos mémoires et on va, j’imagine tout à l’heure, un peu plus tard dans la journée, avant Shabbat, écouter le discours du Président de la République contre les séparatismes. Merci à vous.
Jean-Pierre Chevènement : Merci Alexis.
Source : Affaires publiqus - Judaïques FM