Le passage de Jean-Pierre Chevènement peut être visionné en replay.
Verbatim
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- Bruce Toussaint : Merci beaucoup Jean-Pierre Chevènement d’être avec nous ce matin. Votre livre s’appelle Qui veut risquer sa vie la sauvera (Robert Laffont, 2020). Vos mémoires, enfin ! Cinquante ans de vie politique, un demi-siècle, une voix qui porte. Ce titre il évoque quoi ? Le courage ?
Jean-Pierre Chevènement : C’est une parole de Saint Mathieu. La parole complète c’est : « Qui veut sauver sa vie la perdra. Qui veut risquer sa vie la sauvera. » J’ai gardé la deuxième partie du dyptique car tous mes engagements ont été risqués et comportaient un pari presque existentiel dans la mesure où quelquefois j’ai engagé ma vie, par exemple en Algérie mais aussi dans d’autres circonstances qui n’étaient pas banales. Ce livre est donc un témoignage très vivant sur une quinzaine de fresques qui font ma vie depuis quatre-vingts ans maintenant. Je suis un produit de l’école laïque. Ma mère était maîtresse d’école dans un petit village sous l’Occupation. Toute ma vie est retracée à travers des épisodes dont les Français n’ont pas perdu le souvenir : la querelle scolaire, le tournant de 1983, la guerre du Golfe, l’effondrement de l’URSS, la réunification de l’Allemagne, de grands évènements auxquels j’ai été associé de près comme ministre de la Défense et de l’Intérieur notamment. J’ai accompli un acte de vérité car je me suis livré.
- Bruce Toussaint : Qu’est-ce que les Français retiennent de vous selon vous ? Est-ce l’homme qui dit non, celui qui dit « un ministre ça ferme sa gueule, sinon ça démissionne » ?
Jean-Pierre Chevènement : Ils retiennent ce que vous leur avez appris. Les Français se souviennent de cette maxime déontologique mais ils ne savent pas le contexte, en l’occurrence la politique industrielle que j’étais chargé de mettre en œuvre. Et je me suis heurté à François Mitterrand d’abord, puis au tournant de la rigueur et à la dérégulation complète à laquelle il a été procédé dans le cadre de ce qu’on appelait le « marché unique ». Avec la concurrence des pays à bas coûts et l’arrimage du franc à une monnaie trop forte, c’était la fin de l’industrie française.
- Bruce Toussaint : Au-delà du contexte vous avez démissionné trois fois du gouvernement. Vous êtes le recordman du claquage de portes ministériel.
Jean-Pierre Chevènement : Cher Bruce Toussaint, il y a mille occasions de démissionner lorsque l’on est ministre. On est toujours arbitré et rarement à son avantage complet. Par conséquent j’aurais pu démissionner mille fois. Je ne l’ai fait que sur des sujets qui étaient capitaux, qui engageaient l’avenir de la France, par exemple sa politique industrielle. On a perdu la moitié des effectifs de l’industrie française.
- Bruce Toussaint : Pas de fausse modestie Jean-Pierre Chevènement ! C’est aussi parce que vous avez ce tempérament ou ce courage. Tous les hommes politiques ne l’ont pas.
Jean-Pierre Chevènement : Dans l’intérêt de la France ! Par exemple la guerre du Golfe a donné Al-Qaïda, Daech, on a vu les conséquences… J’ai fait un acte qui engageait la vision que j’avais de l’avenir. La Corse ce n’était pas que la Corse, c’était une conception de l’État. On voit aujourd’hui les nationalistes corses au pouvoir, on voit la justice et la police qui filent doux. J’ai à chaque fois marqué l’importance d’un certain nombre de choix sur lesquels il faudrait bien revenir.
- Bruce Toussaint : Je vous demandais à l’instant ce que les Français retenaient de vous. Je pense personnellement que c’est le mot « républicain », au-delà du ministre qui démissionne et qui assume ces choix politiques. Justement aujourd’hui il y a un débat très vif sur la République, au point d’ailleurs que le président de la République va prononcer dans deux jours un discours très attendu sur les séparatismes. Il y aura d’ailleurs une loi sur le séparatisme. Il est question évidemment du séparatisme islamiste évidemment. Est-ce que le temps presse ?
Jean-Pierre Chevènement : Je pense que le président Macron a pris son temps pour s’exprimer sur ce sujet. Mais il a bien fait si j’en juge par le discours qu’il a prononcé au Panthéon et qui était de très bonne facture dans lequel il expliquait que la République était toute notre histoire, que la République existait avant la République, et qu’il fallait, quand on épouse la nationalité française, épouser la République et l’histoire de France et bien avoir à l’esprit qu’il n’y a qu’une loi, que la loi d’un groupe ou d’une communauté ne peut s’imposer par-dessus la loi républicaine. C’est tout à fait fondamental et ce qui manque aujourd’hui c’est je pense des principes clairs, une vision claire de ce qu’est la laïcité.
- Bruce Toussaint : Les mots ont un sens. Le terme de « séparatisme » vous paraît-il adéquate pour qualifier la situation ?
Jean-Pierre Chevènement : Le mot « séparatisme » a été choisi de préférence à « communautarisme ». J’y ai beaucoup réfléchi. Le mot « communautarisme », tout le monde sait ce que c’est. Je pense que le président Macron a bien fait car on peut appartenir à des communautés qui n’empiètent pas sur la loi de la République, qui se soumettent à la loi républicaine. Par contre lorsqu’une communauté devient séparatiste à ce moment-là il faut très clairement remettre les pendules à l’heure. C’est ce qui va être fait sur des sujets comme par exemple les droits égaux de l’hommes et de la femme. Prenons par exemple la législation successorale. En droit coranique, une fille ne touche que la moitié de la part d’un garçon. En France, ça ne doit pas pouvoir exister. C’est la loi républicaine, à savoir l’égalité des parts, qui doit triompher. La polygamie est interdite, encore faudrait-il que la Sécurité sociale ne verse pas plusieurs pensions de réversion à toutes les veuves qui le réclament. Je pourrais multiplier les exemples pour montrer que tout cela a une réalité, mais cela ne concerne pas forcément l’islam. Cela peut concerner tous les groupes religieux, philosophiques, politiques qui prétendraient imposer leur loi à celle de la République.
- Bruce Toussaint : Sans être grandiloquent, est-ce que la République est en danger ?
Jean-Pierre Chevènement : Je pense que la République est de moins en moins comprise par nos concitoyens, et de ce point de vue-là elle est en danger. La sécurité qui est un grand sujet en France, c’est en réalité le problème de la citoyenneté. Quand les citoyens ne reconnaissent plus l’autorité de la loi c’est grave. Lorsque je vois des édiles marseillais qui prêchent la désobéissance civile à l’égard de décisions prises par le gouvernement dans l’intérêt général (effectivement le nombre de patients hospitalisés en réanimation est très élevé dans les Bouches-du-Rhône et à Marseille), il vaut mieux que ce soit l’État qui intervienne. Cette contestation n’est pas admissible. Il faut le dire, l’État a le droit de fixer des règles, conformément à la Constitution. L’État a le droit de défendre l’intérêt général. La liberté en République est la règle. Tout est libre, sauf ce qui a été interdit par la loi.
- Bruce Toussaint : Qu’est-ce qui reste de la gauche, Jean-Pierre Chevènement, aujourd’hui en 2020 ?
Jean-Pierre Chevènement : La gauche a un peu tourné le dos à son programme. Je suis bien placé pour le dire puisque j’ai été chargé de le préparer à deux reprises par François Mitterrand. Ayant épousé le néolibéralisme, la gauche se trouve en crise profonde. Elle cherche un chemin dans une alliance avec les écologistes mais elle oublie qu’elle est la fille du progrès, de l’esprit des Lumières, et que les écologistes sont les fils de la peur. C’est la peur à l’horizon de l’histoire, c’est ce que le philosophe allemand Hans Jonas a appelé l’« heuristique de la peur ». On se méfie de la technique parce qu’on a peur des conséquences que pourrait avoir son emploi. Cela donne le refus de la 5G ou d’autres choses, et des prescriptions qui peuvent paraître abusives. Je suis pour que la gauche revienne à l’esprit des Lumières : la liberté de penser, la capacité d’exercer par chacun son propre entendement. C’est cela l’esprit de la République, l’esprit de la laïcité que Jean Macé définissait comme « un combat contre l’ignorance ». Je suis clair dans mes repères.
- Bruce Toussaint : C’est pas fichu donc pour la gauche ?
Jean-Pierre Chevènement : C’est pas fichu si l’on enseigne la République. C’est ce qu’essaie de faire Jean-Michel Blanquer, après que j’ai moi-même rétabli l’éducation civique en 1985 (on l’avait supprimé en 1968). C’est un travail de tous les jours. Il faut expliquer aux Français ce qu’est être citoyen, ce qu’est l’intérêt général, comment on débat à la lumière de la raison, et comment on est libre de croire, de ne pas croire et de pratiquer la religion que l’on veut.
- Bruce Toussaint : Vous n’en avez pas marre, Jean-Pierre Chevènement, que l’on vous parle de Lionel Jospin quand vous faîtes une interview ? Il sort un bouquin justement.
Jean-Pierre Chevènement : Qu’y a-t-il de neuf dans ce bouquin ?
Bruce Toussaint : Pas grand-chose. Mais visiblement il ne vous a toujours pas pardonné le 21 avril 2002. Il dit très clairement que c’est à cause de Christiane Taubira et de Jean-Pierre Chevènement qu’il y a eu cet évènement.
Jean-Pierre Chevènement : Cela est ridicule. Il est évident que le candidat ferait bien de s’interroger sur la propre campagne qu’il a menée. Était-elle si bonne que cela ? N’a-t-il pas donner des verges pour se faire battre ?
Bruce Toussaint : Vous ne vous êtes jamais recroisés ?
Jean-Pierre Chevènement : Si, cela nous arrive. Mas je dirais que cet exercice d’autocritique n’a visiblement pas sa faveur.
- Bruce Toussaint : Le ministre de l’Intérieur actuel Gérald Darmanin fait beaucoup parler de lui. Vous avez-vous-même été ministre de l’Intérieur. Avez-vous un avis sur l’actuel locataire de la place Beauvau ?
Jean-Pierre Chevènement : Il est peut-être un peu tôt pour donner un avis définitif. Mais en définissant son ministère comme un ministère des affaires sociales à sa manière, il a pris à mon avis le problème sous le bon angle. La sécurité est d’autant plus importante qu’on a à faire à des gens démunis, qui ont par conséquent besoin de la force publique, qu’on ne peut pas abandonner dans des quartiers de relégation. Je pense que Gérald Darmanin a sa propre expression, c’est normal.
- Bruce Toussaint : C’est une expression qui ressemble à la vôtre. Je vous cite au sujet des « sauvageons » : « Certes l’autorité qui s’attache aux fonctions de ministre de l’Intérieur permettait de combattre un angélisme désarmant. J’évoquais les sauvageons, arbres non greffés, pour flétrir la « déséducation ». La gauche bien-pensante entendant « sauvages » et me faisait le procès de stigmatiser la jeunesse issue de l’immigration. »
Jean-Pierre Chevènement : Ce ne sont pas des malentendus. Ce sont des attaques pas toujours loyales. En réalité, je mettais l’accent sur l’importance fondamentale de l’éducation, en sachant qu’il y a un moment où l’éducation ne marche plus et qu’il faut la répression. J’ai été ministre de l’Intérieur, je sais à quel point cela est nécessaire. Mais l’éducation est quelque chose d’essentiel, c’est ce sur quoi j’ai insisté alors que le mot d’ensauvagement est plutôt un constat des résultats, de la multiplication d’actes barbares. Je suis obligé de le constater moi aussi. Quand on essaie de faire griller des policiers dans une voiture, c’est barbare.
- Bruce Toussaint : C’est l’une des mises au point qu’il y a dans ce livre où vous revenez sur l’ensemble de votre parcours et sur certaines choses qui ont été mal comprises. Ça avait fait un énorme scandale à l’époque les « sauvageons ». Votre camp vous avait beaucoup reproché cette expression. J’ai une autre question, Jean-Pierre Chevènement, très classique. Je n’ai pas trouvé la réponse dans le livre. Est-ce que vous avez un grand regret ?
Jean-Pierre Chevènement : Mon proviseur voulait que je fasse l’école normale supérieure pour être chercheur parce que j’avais eu un accessit au concours général de grec, donc il me voyait une carrière d’helléniste. Quelquefois j’ai le regret de ne pas être un chercheur mais j’arrive à l’être en plus d’un homme politique. Mon livre lie la pensée à l’action. On va d’épisodes en épisodes en voyant qu’à chaque fois je pousse plus loin, je persévère dans mes analyses, car je crois que le sens de l’histoire c’est de mettre de la raison dans l’histoire. C’est ce que j’ai toujours essayé de faire à chaque étape. On s’amusera aussi car il y a des portraits, des anecdotes, un récit, un vécu, un petit côté proustien si je puis dire quelquefois. Et puis il y a des grands moments, des moments forts de basculement du monde. Je le raconte sans tirer la couverture à moi car je n’ai pas voulu faire un livre pro domo. Je fais une description aussi véridique que possible. Vous avez parlé de Lionel Jospin, je le traite très bien, comme je traite très bien beaucoup d’autres car j’essaie de comprendre leurs motivations, de même que j’expose mes contradictions, mes hésitations mais aussi les raisons pour lesquelles je persévère. Car pour trouver un sens à la vie, il faut le chercher. Et je l’aurais cherché à chaque étape.
- Bruce Toussaint : C’est chez Robert Laffont, Qui veut risquer sa vie la sauvera. Les mémoires de Jean-Pierre Chevènement. Merci mille fois d’avoir accepté notre invitation.
Jean-Pierre Chevènement : Merci Bruce Toussaint.
Source : Le Live Toussaint - BFM TV