Verbatim
- Anne-Elisabeth Lemoine, C à Vous : 50 ans d'engagement politique résumés en 1568 pages : je suis sûre que vous avez été synthétique ! Vous avez été maire, député, sénateur, 4 fois ministre, candidat aux élections présidentielles, et en février 1983, avant de démissionner de votre poste de ministre de l'industrie et de la recherche, vous avez prononcé une phrase qui restera dans l'histoire : "Un ministre, ça ferme sa gueule. Si ça veut l'ouvrir, ça démissionne !".
Jean-Pierre Chevènement : C'était une conférence de presse qui suivait un conseil des ministres où François Mitterrand était intervenu sur le thème d'une "bureaucratie tatillonne" qu'il fallait proscrire. Je ne m'étais pas senti visé sur le moment, mais le porte-parole, qui était Jacques Attali, avait bien précisé que c'était de moi qu'il s'agissait. Tous les journalistes se sont rués sur moi et je leur ai répondu par une phrase romaine ! Je n'ai démissionné qu'un mois plus tard.
- Cela vous vaudra d'être surnommé "le Che" par Le Canard enchaîné. Vous aimez cette réputation d'homme de conviction, de frondeur ?
C'est beaucoup plus tard qu'on m'a donné ce surnom qui n'est pas déshonorant, encore que je n'aie jamais cherché à rejoindre les guérilleros au fond des forêts bolivariennes, ni à regarder du côté de Mao Tsé-Toung. Ce n'est pas ma culture. Je suis historiquement un socialiste classique.
- Emmanuel Macron dit avoir voté pour vous en 2002 et disait de vous en 2015 que vous étiez une personnalité politique qui réfléchit, qui anime la vie intellectuelle de notre pays. Il disait entretenir une discussion avec vous. C'est toujours le cas en 2019 ?
Le président Macron entretient une discussion très large, à l'heure du Grand débat. Personne ne peut se flatter d'avoir un contact particulier avec lui, qui parle aux élus et aux citoyens. Il faut le laisser aller au bout de ce Grand débat. Ensuite, il prendra les décisions utiles.
- Les Gilets jaunes : une crise qui s'éternise. Mais mercredi, le président Macron a haussé le ton (ie sa dénonciation de la violence dont les manifestants se rendent complices).
Il y la droit de manifester, et il y a le risque que se greffent des comportements violents inacceptables. Il faut faire la distinction entre les deux. Les propos du président Macron mériteraient d'être affinés.
- Emmanuel Macron est-il un bon président même dans la tourmente ?
Emmanuel Macron est un homme intelligent qui est capable de rectifier même ses erreurs. Et il n'y a pas d'alternative. Je me place du côté de l'intérêt de la France. Quelles sont les perspectives qui s'offrent ? Le système politique a éclaté et il n'y a ni formule qui tienne à gauche, car la gauche doit prendre le temps de faire son examen de conscience si elle veut revenir, ni à droite. La droite s'est marginalisée d'une manière étrange, d'abord par les primaires, puis par l'élimination de François Fillon, et on a le sentiment que Laurent Wauquiez a de la peine à reprendre la main. Il reste Emmanuel Macron. Il faut qu'il profite de ce délai où il n'a pas d'adversaire pour mener ce débat et en tirer des conclusions.
- Le président est la cible de critiques violentes, tout comme les élites. Une montée de la haine qui s'accompagne d'une recrudescence d'actes antisémites, de violences, d'agressions à l'égard des parlementaires. Une situation préoccupante ?
Il y a des comportement violents inadmissibles dans une démocratie. Il y a aussi une crise préoccupante de la citoyenneté : on ne sait plus ce qu'est le citoyen dans un peuple libre, un peuple qui se définit comme une communauté de citoyens. On ne sait plus que le citoyen est une parcelle du souverain – le peuple souverain – qui doit exercer son jugement critique, participer à la définition de l'intérêt général, et qu'il faut éclairer par l'école. D'où l'importance non pas seulement de l'éducation civique mais de la culture en général. Tout passe par l'école. Le déclin de l'école permet la remontée de ces sentiments inadmissibles : l'antisémitisme, le racisme, les actes anti-musulmans, tout cela va ensemble. Et puis la détestation des élus, peut-être particulièrement d'Emmanuel Macron, est inadmissible : il est élu pour 5 ans, sa légitimité résulte des urnes. Le peuple est légitime notamment quand il s'exprime à travers des scrutins, on ne peut pas emboîter le pas à ce déluge de haine.
S'il y a un concept qui est central dans mon livre, c'est celui de citoyenneté, que j'articule avec la souveraineté populaire, la République, l'Etat républicain et la Nation, qui se définit non pas comme une nation ethnique mais comme une communauté de citoyens.
- En 2002, vous vous présentez comme un candidat "ni de droite, ni de gauche". Vous êtes le 3ème homme de l'élection dans les sondages jusqu'en février 2002. Mais le 21 avril, vous ne recueillez que 5% des suffrages et vous attribuez cette défaite à l'Establishment. Vous êtes accusé d'avoir fait perdre la gauche.
C'est du roman ! D'abord, je le rappelle, j'étais candidat "au-dessus" de la droite et de la gauche et non pas "ni droite ni gauche", car je sais ce qu'est mon parcours et d'où je viens. Ensuite, je traitais des problèmes de fond. Ce que je reproche à cette campagne est que les enjeux de fond ont été occultés : la République, la compétitivité de la France, la politique industrielle, l'unité du pays, la citoyenneté ont été balayés. Enfin, pourquoi n'aurais-je pu être candidat pour porter des idées qui avaient une cohérence alors que Noël Mamère était candidat pour porter les idées des Verts, qui n'étaient pas toujours très claires, que Madame Taubira portait les idées radicales, que Robert Hue portait les idées du parti communiste, très légitimes, il a fait 3%. De tous les candidats de la gauche en dehors de celui du PS, j'étais celui qui faisait le meilleur score. J'étais donc tout à fait légitime à dire qu'il fallait tenir compte du courant républicain que je représentais au sein de la gauche. C'était il y a une 20aine d'années, il y a des gens qui n'ont pas pris le temps de penser depuis : je les aide à reconstituer l'histoire telle qu'elle s'est passée !
- Selon une étude Elabe publiée hier, le parti de Marine Le Pen est en tête dans les tout derniers sondages sur les Européennes. Comment expliquer cela ?
Malheureusement, pendant très longtemps, la droite et la gauche n'ont pas fait des politiques très différentes. Prisonnières des mêmes engagements européens, ils sont dans la même roue en matière budgétaire, en matière des aides d'Etat, des politiques industrielles... Ils ne sont pas capables de poser les problèmes dus à cette fracture profonde qui se dessine à l'échelle de l'Europe entière et qui existe en France depuis longtemps.
Je rappelle que Jean-Marie Le Pen faisait déjà 15,5% des voix en 1999. Entre 1999 et 2002, il n'avait augmenté que de 1,5% mais depuis, sa fille a dépassé 33% au second tour des dernières élections présidentielles. Je ne vois pas que les mêmes indignations se sont exprimées car c'est commode de s'appuyer sur le Front national : quand il est au deuxième tour, on est presque assurés que le candidat qui est en face, quel qu'il soit, sera élu. Ce système est dangereux à la longue. Le président Macron, à travers LRM, fera peut-être 22% ou un peu plus aux prochaines Européennes, mais ça ne restera qu'une minorité de Français. Le fait de donner le monopole de l'opposition au RN, à terme, est porteur d'un grand danger.
- Les prochaines élections européennes sont marquées par la jeunesse des candidats. Comment voyez-vous cela ?
Ils ne valent rien du tout ! On les a mis là pour s'adapter à ce qu'on croît être la demande : est-ce que la demande est d'avoir des jeunes figures inconnues dont le parcours est inexistant ? Que défendent-ils ? Comment a-t-on pu se mettre dans un système aussi anti-démocratique, où les décisions sont prises par des gens qui ne rendent des comptes à personne. Ils sont incompétents, mais personne n'a plus la compétence puisque personne n'a plus le pouvoir : nous en avons été dessaisi ! Et quand les Français ont dit non en 2005 à 55%, on n'en a pas tenu compte. On leur a fait absorber le traité de Lisbonne qui était la substance même du projet qu'ils avaient rejeté. On s'étonne ensuite qu'il y ait une crise de la démocratie ! On crie au populisme, je veux bien : je suis contre toutes ces manifestations de violence insupportables, mais n'y a-t-il pas aussi de la part d'une fraction des élites un égoïsme terrible qui a consisté à mettre ses intérêts à l'abri du mur des traités européen qu'on ne peut même plus renégocier !
Si on voulait suivre la préconisation qui est la mienne, à savoir une nouvelle conférence européenne pour essayer de rebattre les cartes, ce serait déjà difficile d'obtenir cela mais encore plus difficile de se mettre d'accord non plus à 28 mais à 27.
- Vous avez 34 ans quand vous êtes élu député. Vous auriez pu faire autre chose ?
J'aurai pu être chercheur, comme mes professeurs me le conseillaient. D'ailleurs, si vous regardez bien, mon livre est celui d'un chercheur autant que d'un homme politique. J'ai essayé de suivre le conseil de Bergson : "Penser en homme d'action et agir en homme de pensée". J'étaye tous mes points de vue : par exemple, j'explique que la démocratie ne peut s'appliquer que dans un cadre où le sentiment d'appartenance est assez fort pour que la minorité accepte la loi de la majorité. C'est un argument que je n'ai jamais entendu contredire parce qu'il est vrai, il est profond et il cloue le bec à tous ceux qui n'ont pas réfléchi à ces questions.
- En 1998, vous êtes victime d'un grave accident d'anesthésie, une allergie qui vous a plongé dans le coma pendant 8 jours. Vous en êtes sorti sans aucune séquelle. Un "miracle Chevènement" ?
Je n'ai pas revendiqué le terme de miracle, et mes camarades, qui sont des laïcs stricts, disaient "si miracle il y a, il faut qu'il soit entendu une fois pour toutes que c'est un miracle républicain", selon la formule de Georges Sarre ! C'est pour cela que, pour plaisanter ensuite, on m'a appelé "le miraculé de la République". Il a fallu lutter quand même pour remonter la pente.
- Vous avez été ministre à 4 reprises et démissionné 3 fois. Vous étiez un ministre impétueux ou c'était le prix de la liberté ? Est-ce pour cela que les Français vous apprécient toujours autant ?
Je n'était pas désireux de démissionner, cela a toujours été difficile. Je pense que les Français apprécient qu'on ne se sente pas propriétaire d'une fonction et qu'on fasse passer un minimum de rectitude avant l'attachement à des fonctions prestigieuses. Mais il y a aussi sans doute des décisions qui n'ont pas été comprises, comme au moment de la crise du Golfe. Aujourd'hui, ils peuvent comprendre.
- En effet, en 1991, vous démissionnez du ministère de la Défense pour protester contre l'engagement de l'armée française dans la guerre d'Irak. "Il n'y avait pas de gloire à frapper un petit peuple qu'on a déjà ramené 50 ans en arrière", avez-vous déclaré. Une décision que vous n'avez jamais regrettée et pour cause. La France est aujourd'hui confrontée aux djihadistes partis pour la Syrie qui veulent revenir en France. Faut-il les rapatrier pour les juger ?
Là où ils ont commis leurs crimes, ils peuvent être jugés. Sinon, nous ne devons pas nous laisser entraîner par cette surenchère de haine, de violence. Nous devons garder notre hauteur de vue et les faire juger. Sévèrement, mais les faire juger.
- Février 2019, quel avenir pour Jean-Pierre Chevènement ?
Je suis dans la position du sage. Je me détermine librement, croyez-le, mais toujours par rapport à l'intérêt de notre pays.
Sur l'actualité, que Jean-Pierre Chevènement est invité à commenter
- Sur Décathlon et le hidjab
Décathlon a d'abord mal agi : pendant 50 ans, les femmes musulmanes dans le monde arabe ne portaient pas de voile. Le voile n'est pas une prescription coranique. C'est l'influence du salafisme, du wahhabisme, qui fait qu'on a peu à peu imposé le voile, qui signifie que la femme musulmane est réservée à des musulmans. Donc c'est une atteinte au principe d'égalité, il faut le dire. Simplement, la loi permet à chacun de s'habiller, de se costumer comme il veut. La loi est cela, mais en même temps, personne ne peut nier que c'est une atteinte au principe d'égalité, qui est au fondement de la République.
- Sur la liberté des femmes de porter le hidjab
Je ne propose pas de légiférer. Je pense que c'est un débat d'idées, qu'il faut que la pression soit assez forte – et elle est assez forte on le voit – pour que finalement ces jeunes filles à qui on impose le voile très jeunes comprennent que c'est le chemin de la libération et qu'elles l'enlèvent d'elles-mêmes.
- Sur la proposition de N. Dupont-Aignan de rétablir un "bagne démocratique" pour y placer les djihadistes
Ça ne paraît pas très sérieux. On ne doit rien s'interdire, mais il y a des principes d'humanité qui doivent être conservés.
- Sur les affaires de pédophilie qui touchent l'Eglise
Il me semble qu'on ne pourrait remédier à cette situation qu'en revenant sur le célibat des prêtres. Le célibat s'est imposé très progressivement ; c'est une prescription de Saint-Paul, qui a joué là un rôle très néfaste. Je sais que le Pape François est hostile à l'idée de revenir sur le célibat et je ne peux me prononcer davantage, c'est une affaire qui intéresse d'abord l'Eglise.
- Sur la proposition de Ian Brossat de créer des tranches supplémentaires d'impôts
Cela dépend à quel niveau. Idéalement, je serais plutôt pour, mais quel effet cela aurait sur la situation des classes moyennes, sur la compétitivité de la France ? Je préconise donc une certaine prudence...
Source : C à Vous - France 5
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