Le Nouvel Observateur : Jean-Pierre Chevènement vous avez une façon très originale de présenter l’histoire du siècle de 1914 à 2014 puisque vous partez de la première mondialisation britannique pour arriver à la mondialisation d’aujourd’hui, qui explique, selon vous, le déclin de l’Europe. Alain Minc vous écrivez une ode à l’Allemagne.
Jean-Pierre Chevènement : La question de l’hégémonie est au cœur des deux mondialisations. On ne peut rien comprendre sans cela à l’éclatement de la Première Guerre mondiale. Les dirigeants du Second Reich ont commis la bévue de déclencher une guerre préventive contre la France et la Russie : en violant la neutralité belge, pour abattre la France en six semaines, les dirigeants du Reich ont, en fait, allumé un conflit mondial, en entraînant dans la guerre l’Empire britannique qui se sentait menacé depuis 1903 puis, trois ans après, les Etats-Unis. Le conflit de 1914-1918 ne se comprend lui-même que comme le début d’une guerre de trente ans (1914-45) : l’entreprise de Hitler, en effet, sera d’abord une surenchère sur la défaite de 1918 Mais on a eu tort de déduire des deux conflits mondiaux le discrédit des nations européennes. Ainsi le peuple allemand lui-même en 1914 n’a pas voulu la guerre. Ses dirigeants l’ont convaincu qu’il menait une guerre défensive contre une menace russe grossièrement exagérée.
Alain Minc : le seul homme d’Etat capable de dompter le « tigre allemand » était Bismarck. Il se méfiait de la capacité impérialiste de l’Allemagne et l’avait enserré dans un système extrêmement sophistiqué, que seule une intelligence d’envergure pouvait contrôler. Quand Bismarck a disparu il y avait une dynamique inhérente à la puissance allemande qui aboutit à la guerre de 1914.
Jean-Pierre Chevènement : La question de l’hégémonie est au cœur des deux mondialisations. On ne peut rien comprendre sans cela à l’éclatement de la Première Guerre mondiale. Les dirigeants du Second Reich ont commis la bévue de déclencher une guerre préventive contre la France et la Russie : en violant la neutralité belge, pour abattre la France en six semaines, les dirigeants du Reich ont, en fait, allumé un conflit mondial, en entraînant dans la guerre l’Empire britannique qui se sentait menacé depuis 1903 puis, trois ans après, les Etats-Unis. Le conflit de 1914-1918 ne se comprend lui-même que comme le début d’une guerre de trente ans (1914-45) : l’entreprise de Hitler, en effet, sera d’abord une surenchère sur la défaite de 1918 Mais on a eu tort de déduire des deux conflits mondiaux le discrédit des nations européennes. Ainsi le peuple allemand lui-même en 1914 n’a pas voulu la guerre. Ses dirigeants l’ont convaincu qu’il menait une guerre défensive contre une menace russe grossièrement exagérée.
Alain Minc : le seul homme d’Etat capable de dompter le « tigre allemand » était Bismarck. Il se méfiait de la capacité impérialiste de l’Allemagne et l’avait enserré dans un système extrêmement sophistiqué, que seule une intelligence d’envergure pouvait contrôler. Quand Bismarck a disparu il y avait une dynamique inhérente à la puissance allemande qui aboutit à la guerre de 1914.
Fallait-il pour autant imposer un Traité de Versailles aussi sévère ?
JPC : Le traité de Versailles était beaucoup moins dur que celui de Brest-Litovsk. Il préservait l’unité de l’Allemagne conformément aux principes de Wilson mais l’absence de la garantie américaine promise à Clemenceau par Wilson battu aux élections a d’emblée ruiné son équilibre. Mais ce n’est pas Versailles que la droite et l’extrême droite allemande ont refusé, c’est tout simplement la défaite. Ne soyons pas dupes des arguments de Hitler.
AM : Les opinions cela existe, un homme politique le sait mieux que quiconque. Les Allemands ont perdu la guerre tout en occupant le territoire de leurs ennemis, ce qui est un cas sans précédent dans l’histoire. L’Allemagne a accepté sa résurrection démocratique après 1945 parce qu’elle a senti physiquement le poids de sa défaite. Or, en 1918 l’opinion allemande ne comprend pas qu’elle a perdu la guerre. Il fallait en tenir compte dans les exigences de réparation.
Ces divergences historiques vous portent à avoir une vision tout aussi éloignée de l’Allemagne contemporaine. Jean-Pierre Chevènement vous la percevez comme une puissance dominante tandis que vous Alain Minc la dépeignez comme une grosse Suisse.
AM : la position de domination économique allemande n’était pas un fait acquis. En 2002 The Economist écrivait avec beaucoup de concupiscence : « l’Allemagne, le malade de l’Europe » comme pour prouver que le seul modèle était le libéralisme anglo-saxon. En 1985, les paramètres économiques de la France et de l’Allemagne sont identiques: même dette, même taux de chômage, le commerce extérieur légèrement déséquilibré. En 1995, la France avait un avantage de compétitivité de dix points sur l’Allemagne, aujourd’hui le rapport est inversé. Pourquoi ? Parce que la France a crée son propre handicap en faisant les 35 heures. L’Allemagne, elle, a fait les réformes Schröder. Mais la relation franco-allemande est plus globale. La France est une puissance politico-stratégique alors que l’Allemagne se positionne de plus en plus comme une grosse Suisse. François Hollande aurait eu une belle opportunité avec son succès au Mali de pousser à un rééquilibrage. Il suffisait de dire à Angela Merkel que la France défendait l’Europe et que si elle devait consacrer 1% de son PIB à la Défense il serait normal qu’on réduise d’autant ses obligations de ne pas dépasser 3% d’endettement. La France ne peut pas payer deux fois !
JPC : La puissance économique de l’Allemagne, sa capacité exportatrice sont des faits qui s’enracinent dans un très lointain passé et dans les qualités du peuple allemand. Je montre qu’il y a un premier décrochage français à la fin du 19ème siècle. La réunification fait à nouveau de l’Allemagne la puissance centrale en Europe et l’élargissement à vingt-huit de l’Union européenne lui a permis de reconstituer la Mitteleuropa qui faisait déjà sa force avant 1914.
N’est-il pas injuste de reprocher à l’Allemagne sa puissance économique alors que la France a fait des choix économiques différents ?
AM : Le décrochage de la France est moins le résultat de l’avance allemande que de la stagnation française. Ceci dit, la domination économique allemande est en train de connaître son apogée. Pour trois raisons : la première c’est l’effet dévastateur à long terme de la démographie allemande. Non seulement c’est un pays qui va perdre 10 millions d’habitants mais en plus la part des vieux va augmenter. C’est une double peine. Deuxièmement, l’Allemagne a fait une erreur économique majeure, qui ne s’explique que pour des raisons politiciennes, avec la transition énergétique. Et troisièmement les salaires allemands vont augmenter parce qu’il y a une volonté d’en finir avec l’austérité et une pénurie de main d’œuvre. Autrement-dit, si la France ne dérape pas, l’écart de compétitivité aura tendance à se réduire.
JPC : L’écart ne se réduira pas aussi facilement Nous avons voulu nous aligner sur une monnaie surévaluée. On ne transfère pas aussi facilement de ce côté-ci du Rhin les Allemands que leur monnaie ! La monnaie unique est un choix erroné qui répond au fantasme d’une Europe qui serait déjà devenue une nation.
AM : Certes, la parité euro/dollar est plus douloureuse pour l’industrie française. Mais ne faisons pas comme si 100% de nos exportations étaient impactées par l’euro. L’essentiel des exportations se passent à l’intérieur de la zone euro. Ne nous autoflagellons pas : l’effort à faire pour revenir à une situation économique normale n’est pas disproportionné. Il est inférieur à celui que l’Espagne a fait.
JPC : Comme l’économiste allemand, Hans Werner Sinn, je crois que la voie de la dévaluation interne suivie par les pays de l’Europe du Sud – avec 27 % de chômeurs en Espagne – est trop douloureuse et nous enferme dans une stagnation économique de longue durée. La France a besoin de se reconnaître dans un projet. Se serrer la ceinture à perte de vue, en comptant sur une relance salariale allemande aléatoire, n’est pas un projet tenable.
AM : Mais il y a un projet français ! Ce projet c’est une France forte dans une eurozone fédérale. Pour cela il faut avoir un seuil de crédibilité. Nous l’avons en terme politique et militaire. Nous pouvons revenir à un niveau décent en économie si nous le voulons. Mon souhait serait de profiter de la nouvelle configuration politique allemande qui sera plus pro-européenne pour que la France prenne l’initiative sans se préoccuper des Etats d’âme de telle ou telle sous-composante d’un parti socialiste fatigué.
JPC : Une véritable fédération impliquerait entre des pays économiquement aussi inégaux de gigantesques transferts (de l’ordre d’une dizaine de points du PNB). L’Allemagne – et il faut le comprendre – n’est pas prête à sacrifier sa compétitivité.
La monnaie unique est un tonneau des Danaïdes. Une monnaie commune dont la parité serait à 20 % en dessous de celle de l’euro actuel permettrait à l’Europe de renouer avec la croissance, qui est la condition de tout. Il faut pour cela non seulement un système monétaire européen bis, mais une vision politique : celle d’une Europe européenne, d’une vaste Confédération de nations allant de la Méditerranée à la Russie.
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JPC : Le traité de Versailles était beaucoup moins dur que celui de Brest-Litovsk. Il préservait l’unité de l’Allemagne conformément aux principes de Wilson mais l’absence de la garantie américaine promise à Clemenceau par Wilson battu aux élections a d’emblée ruiné son équilibre. Mais ce n’est pas Versailles que la droite et l’extrême droite allemande ont refusé, c’est tout simplement la défaite. Ne soyons pas dupes des arguments de Hitler.
AM : Les opinions cela existe, un homme politique le sait mieux que quiconque. Les Allemands ont perdu la guerre tout en occupant le territoire de leurs ennemis, ce qui est un cas sans précédent dans l’histoire. L’Allemagne a accepté sa résurrection démocratique après 1945 parce qu’elle a senti physiquement le poids de sa défaite. Or, en 1918 l’opinion allemande ne comprend pas qu’elle a perdu la guerre. Il fallait en tenir compte dans les exigences de réparation.
Ces divergences historiques vous portent à avoir une vision tout aussi éloignée de l’Allemagne contemporaine. Jean-Pierre Chevènement vous la percevez comme une puissance dominante tandis que vous Alain Minc la dépeignez comme une grosse Suisse.
AM : la position de domination économique allemande n’était pas un fait acquis. En 2002 The Economist écrivait avec beaucoup de concupiscence : « l’Allemagne, le malade de l’Europe » comme pour prouver que le seul modèle était le libéralisme anglo-saxon. En 1985, les paramètres économiques de la France et de l’Allemagne sont identiques: même dette, même taux de chômage, le commerce extérieur légèrement déséquilibré. En 1995, la France avait un avantage de compétitivité de dix points sur l’Allemagne, aujourd’hui le rapport est inversé. Pourquoi ? Parce que la France a crée son propre handicap en faisant les 35 heures. L’Allemagne, elle, a fait les réformes Schröder. Mais la relation franco-allemande est plus globale. La France est une puissance politico-stratégique alors que l’Allemagne se positionne de plus en plus comme une grosse Suisse. François Hollande aurait eu une belle opportunité avec son succès au Mali de pousser à un rééquilibrage. Il suffisait de dire à Angela Merkel que la France défendait l’Europe et que si elle devait consacrer 1% de son PIB à la Défense il serait normal qu’on réduise d’autant ses obligations de ne pas dépasser 3% d’endettement. La France ne peut pas payer deux fois !
JPC : La puissance économique de l’Allemagne, sa capacité exportatrice sont des faits qui s’enracinent dans un très lointain passé et dans les qualités du peuple allemand. Je montre qu’il y a un premier décrochage français à la fin du 19ème siècle. La réunification fait à nouveau de l’Allemagne la puissance centrale en Europe et l’élargissement à vingt-huit de l’Union européenne lui a permis de reconstituer la Mitteleuropa qui faisait déjà sa force avant 1914.
N’est-il pas injuste de reprocher à l’Allemagne sa puissance économique alors que la France a fait des choix économiques différents ?
AM : Le décrochage de la France est moins le résultat de l’avance allemande que de la stagnation française. Ceci dit, la domination économique allemande est en train de connaître son apogée. Pour trois raisons : la première c’est l’effet dévastateur à long terme de la démographie allemande. Non seulement c’est un pays qui va perdre 10 millions d’habitants mais en plus la part des vieux va augmenter. C’est une double peine. Deuxièmement, l’Allemagne a fait une erreur économique majeure, qui ne s’explique que pour des raisons politiciennes, avec la transition énergétique. Et troisièmement les salaires allemands vont augmenter parce qu’il y a une volonté d’en finir avec l’austérité et une pénurie de main d’œuvre. Autrement-dit, si la France ne dérape pas, l’écart de compétitivité aura tendance à se réduire.
JPC : L’écart ne se réduira pas aussi facilement Nous avons voulu nous aligner sur une monnaie surévaluée. On ne transfère pas aussi facilement de ce côté-ci du Rhin les Allemands que leur monnaie ! La monnaie unique est un choix erroné qui répond au fantasme d’une Europe qui serait déjà devenue une nation.
AM : Certes, la parité euro/dollar est plus douloureuse pour l’industrie française. Mais ne faisons pas comme si 100% de nos exportations étaient impactées par l’euro. L’essentiel des exportations se passent à l’intérieur de la zone euro. Ne nous autoflagellons pas : l’effort à faire pour revenir à une situation économique normale n’est pas disproportionné. Il est inférieur à celui que l’Espagne a fait.
JPC : Comme l’économiste allemand, Hans Werner Sinn, je crois que la voie de la dévaluation interne suivie par les pays de l’Europe du Sud – avec 27 % de chômeurs en Espagne – est trop douloureuse et nous enferme dans une stagnation économique de longue durée. La France a besoin de se reconnaître dans un projet. Se serrer la ceinture à perte de vue, en comptant sur une relance salariale allemande aléatoire, n’est pas un projet tenable.
AM : Mais il y a un projet français ! Ce projet c’est une France forte dans une eurozone fédérale. Pour cela il faut avoir un seuil de crédibilité. Nous l’avons en terme politique et militaire. Nous pouvons revenir à un niveau décent en économie si nous le voulons. Mon souhait serait de profiter de la nouvelle configuration politique allemande qui sera plus pro-européenne pour que la France prenne l’initiative sans se préoccuper des Etats d’âme de telle ou telle sous-composante d’un parti socialiste fatigué.
JPC : Une véritable fédération impliquerait entre des pays économiquement aussi inégaux de gigantesques transferts (de l’ordre d’une dizaine de points du PNB). L’Allemagne – et il faut le comprendre – n’est pas prête à sacrifier sa compétitivité.
La monnaie unique est un tonneau des Danaïdes. Une monnaie commune dont la parité serait à 20 % en dessous de celle de l’euro actuel permettrait à l’Europe de renouer avec la croissance, qui est la condition de tout. Il faut pour cela non seulement un système monétaire européen bis, mais une vision politique : celle d’une Europe européenne, d’une vaste Confédération de nations allant de la Méditerranée à la Russie.
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