I – La fin de la guerre froide [0]
Les positions de François Mitterrand, tout au long de la guerre froide, sont bien connues. François Mitterrand était hostile au communisme et à l’URSS mais pas à la Russie. Il appuie Kohl et l’OTAN dans la crise des euromissiles en février 1983, à la veille des élections générales en Allemagne qui opposent Kohl (SPD-Verts) à Oskar Lafontaine et à sa coalition pacifiste (SPD-Verts), ce qui renvoie à deux schémas de réunification de l’Allemagne très différents, au sein ou en dehors de l’OTAN. La chose à l’époque est passée inaperçue. Elle permettra la réunification-absorption de 1990. Mais, François Mitterrand va faire bon accueil en 1985, à Gorbatchev et à sa pérestroïka. Il fait le pari de la sincérité de Gorbatchev mais doute que le communisme soit réformable. Aussi va-t-il maintenir une posture de grande prudence sur le plan militaire vis-à-vis de l’Union Soviétique. Car qui peut savoir si Gorbatchev réussira et de quoi demain sera fait ?
Les positions de François Mitterrand, tout au long de la guerre froide, sont bien connues. François Mitterrand était hostile au communisme et à l’URSS mais pas à la Russie. Il appuie Kohl et l’OTAN dans la crise des euromissiles en février 1983, à la veille des élections générales en Allemagne qui opposent Kohl (SPD-Verts) à Oskar Lafontaine et à sa coalition pacifiste (SPD-Verts), ce qui renvoie à deux schémas de réunification de l’Allemagne très différents, au sein ou en dehors de l’OTAN. La chose à l’époque est passée inaperçue. Elle permettra la réunification-absorption de 1990. Mais, François Mitterrand va faire bon accueil en 1985, à Gorbatchev et à sa pérestroïka. Il fait le pari de la sincérité de Gorbatchev mais doute que le communisme soit réformable. Aussi va-t-il maintenir une posture de grande prudence sur le plan militaire vis-à-vis de l’Union Soviétique. Car qui peut savoir si Gorbatchev réussira et de quoi demain sera fait ?
Jusqu’en 1991, la France ne baissera pas la garde, notamment sur le plan nucléaire. Elle dispose, en 1991, de plus de 500 têtes nucléaires. La notion d’armes « préstratégiques » a disparu. François Mitterrand est très attentif à la doctrine nucléaire. Il n’accorde aucune confiance au programme IDS dit « guerre des étoiles » lancé par le Président Reagan au milieu des années 1980. Il croit davantage à la dissuasion, stratégique s’entend. [Il est en effet résolument hostile à l’idée d’une « bataille nucléaire » sur le sol européen. Je lui fais admettre la notion d’ « ultime avertissement », ce qui me permet de sauver – provisoirement – le programme des « Hadès », missiles mobiles à 400 km de portée, rapidement déplaçables en Europe et qui permettent de dissuader toute concentration de chars, le cas échéant à la frontière de la Pologne. L’ « ultime avertissement » peut évidemment revêtir d’autres formes et François Mitterrand mettra fin au programme Hadès en 1992, après mon départ et surtout après l’implosion de l’Union Soviétique. J’ajoute que le Chancelier Kohl n’y était pas favorable. C’est une litote.]
[Pour le reste, la montée en puissance de la dissuasion se poursuit, conformément à la loi de programmation rectifiée que j’ai fait voter. Les essais dans le basalte de Mururoa également.] François Mitterrand est hostile au projet défendu en 1987-88 par André Giraud et Jacques Chirac du S4, « missile à roulettes » à moyenne portée, et il y met un terme en 1988. Ce missile mobile, à ses yeux, peut ébranler le consensus national sur la dissuasion. Il manifeste à l’inverse, son attachement au plateau d’Albion, « pointe de diamant de notre dissuasion », qui obligerait un adversaire à signer son agression. Mais l’essentiel est ailleurs : [dans la composante aérienne avec ses Mirage IV-P, que n’ont pas encore remplacés les Mirage 2000, et surtout dans les sous-marins nucléaires lanceurs d’engins qui patrouillent au fond de l’Océan]. « La dissuasion c’est moi », ajoute François Mitterrand, qui saura faire de celle-ci un usage très politique. Il n’est d’ailleurs guère douteux que la dissuasion contribua aussi à la stature internationale du Chef de l’Etat, en l’autorisant à parler haut en toutes occasions.
S’agissant des forces conventionnelles, pratiquement tous les grands programmes qui correspondaient au renouvellement des grands équipements majeurs ont été lancés dans la deuxième moitié des années 1980 :
[- chars Leclerc
- porte-avions nucléaire
- canons de 155 automoteurs
- hélicoptères de combat HAP HAC
- avions Rafale dont il m’est revenu de confirmer la commande en 1988 malgré l’hostilité du Premier ministre de l’époque, y compris pour la version « Marine ».
Le seul « grand programme » que j’aie lancé en trois ans est, en fait un programme « dual » : l’hélicoptère de Transport NH 90 (décidé fin 1990).] Les budgets d’équipement ont atteint un pic entre 1988 et 1991. Tous ces programmes n’ont pas été déclassés par la fin de la guerre froide, contrairement à une assertion répandue. Au fur et à mesure que la menace soviétique s’estompe à l’horizon (conclusion en 1987 du traité sur les forces nucléaires intermédiaires, impliquant le retrait parallèle des SS20 et des Pershing, chute du mur de Berlin le 9 novembre 1989, traité dit « 4+2 » consacrant la réunification de l’Allemagne (septembre 1990), accord de limitation des armements conventionnels en Europe (FCE) en octobre 1990, retrait programmé des armées soviétiques d’Allemagne de l’Est par un accord direct entre Kohl et Gorbatchev enfin), il me devenait plus difficile de lutter contre l’empressement de ceux qui, au gouvernement et dans la majorité, souhaitaient encaisser « les dividendes de la paix ». Je dois dire que ma prudence était encouragée par celle de François Mitterrand qui n’imaginait pas qu’un formidable Empire comme l’Union soviétique puisse se défaire sans risque de guerres, civile ou extérieures. L’échec du putsch de Moscou (août 1991) et enfin la dissolution de l’Union soviétique (décembre 1991) accélérèrent le rythme des diminutions de format que j’avais entamées et les mesures de désarmement enclenchées par le gouvernement Bérégovoy en avril 1992.
Pour en rester au chapitre des armements conventionnels, notre Défense reposait encore largement, de 1988 à 1991, sur le service national. En fait, il s’agissait d’une « armée mixte », composée pour moitié de professionnels et pour moitié d’appelés. J’étais soucieux de conduire en douceur une « réduction du format » raisonnable, s’inscrivant dans le cadre des FCE et qui maintenait l’armée française comme la première d’Europe Occidentale. Il était clair qu’il fallait anticiper : un peu mais pas trop. Ce fut l’objet du plan « Armées 2000 », conçu de manière confidentielle à mon niveau et approuvé par le Président de la République en 1989. Celui-ci supprimait la moitié des Etats-majors en harmonisant les découpages, ce qui permettait « l’interarmisation » mais en distinguant, pour les forces terrestres, les commandements territoriaux et les commandements de forces afin de favoriser la projection et la mobilité. [Je m’étais résolu à ramener, en 1990, la durée du service national de un an à dix mois – disposition qui ne deviendra effective qu’en 1991 – tout en favorisant les formules de « volontariat service long » (18 ou 24 mois)]. Ma conviction était qu’il était parfaitement possible de maintenir le service national en en diversifiant les formes.
Un argument a été utilisé ultérieurement contre le maintien du service national : l’envoi de forces uniquement professionnelles dans l’opération Daguet à la frontière de l’Irak. Il faut croire que François Mitterrand jugeait cette intervention trop problématique du point de vue de l’intérêt national pour y engager la vie de soldats appelés. A l’inverse, il se laissa convaincre ultérieurement d’envoyer des appelés volontaires au titre des forces d’interposition en ex-Yougoslavie en 1992-95.
[Pour atténuer l’impact négatif en termes d’aménagement du territoire des suppressions d’unités inévitables, je proposai, en août 1990, de supprimer une des deux divisions stationnées en Allemagne, ce qui finit par se faire, malgré les réticences initiales du Chancelier Kohl.]
François Mitterrand ne s’est pas opposé à la réunification allemande, dès lors qu’elle se ferait « démocratiquement et pacifiquement ». Il n’était pas insensible à la modification des rapports de puissance qui allait en résulter entre l’Allemagne et la France. Mais, comme il l’a écrit : « L’Histoire était là, il fallait faire avec » [1]. Sachant que « le droit international est un droit vagabond » [2], François Mitterrand consacra son énergie d’abord à la reconnaissance par l’Allemagne de la frontière Oder-Neisse (traité germano-polonais du 14 novembre 1990), service éminent rendu à la cause de la paix future de l’Europe et ensuite à la fixation d’un calendrier pour l’entrée en vigueur de la monnaie unique : au plus tard 1999.
François Mitterrand n’était pas un économiste. Il raisonnait en politique et pensait lier ainsi le destin de l’Allemagne et de la France. Qu’il y ait ou non réussi par ce biais reste matière à débat.
Il peut paraître paradoxal que François Mitterrand ne se soit pas interrogé sur ce que signifiait son projet, affirmé dès 1982, d’ « effacer Yalta » dans le contexte de la guerre froide. Naturellement l’implosion de l’Union soviétique allait consacrer pour un temps le rôle de l’Hyperpuissance, bref l’unipolarité à l’échelle mondiale et l’acmé du néolibéralisme dont, comme candidat unique de la gauche en 1965, 1974 et au deuxième tour en 1981, François Mitterrand n’avait sans doute pas prémédité le triomphe. De même, l’unification allemande pouvait-elle l’inquiéter : « Je ne me dissimulais pas le risque que courrait la France au retour en force de son puissant voisin … Mais j’avais à traiter l’Histoire telle qu’elle se faisait et non telle qu’elle se rêvait » [3].
La réponse à toutes ces questions, François Mitterrand la formulait d’un mot : « l’Europe ». « Et si l’Europe n’a pas réponse à tout, ajoute-t-il, sa rentrée au devant de la scène, après trois quarts de siècle d’assujettissement, parfois d’humiliation restituait à nos pays et d’abord à ceux de la Communauté, la chance de faire l’Histoire plutôt que de la subir » [4]. L’Europe telle qu’elle s’est faite depuis vingt ans a-t-elle répondu à son vœu ? Poser la question, c’est aussi une manière d’y répondre.
II – Les nouveaux enjeux de sécurité
Comment est-on passé de la guerre froide à ce que les organisateurs du colloque ont appelé « les nouveaux enjeux de sécurité » ?
1. Si on entend par là les interventions extérieures, encore dites « OPEX », il y en a toujours eu : lors de mon passage à l’Hôtel de Brienne, nous étions engagés dans l’opération « Epervier » au Tchad, depuis 1984 qui mobilisait autant d’hommes que Barkhane aujourd’hui. Et nous avons laissé, en 1990, Idriss Déby remplacer Hissène Hadré qui portait la tache de la mort du Commandant Galopin quelques années auparavant.
Il y a eu une opération de maintien de l’ordre à Port-Gentil au Gabon en 1990, visant à protéger la vie de nos concitoyens et le site de Total et puis une opération parfaitement réussie aux Comores sans aucune effusion de sang pour désarmer les milices de Bob Denard et rétablir les autorités légitimes : pour moi un modèle d’OPEX pour ce qui concerne l’utilisation dosée de la force. Maximum de résultats. Minimum de pertes et cela des deux côtés.
2. D’une tout autre ampleur était évidemment l’intervention dans la guerre du Golfe formellement approuvée par le Parlement le 16 janvier 1991 mais décidée, en fait, dès le 3 août 1990, au lendemain de l’invasion du Koweit par Saddam Hussein, comme en témoigne Roland Dumas dans la petite brochure d’entretiens publiée par l’Institut François Mitterrand [5]. « Que faisons-nous ? » lui demande François Mitterrand le 3 août au matin. J’ai parlé à Bush à deux heures du matin. Il est décidé à y aller. Il va faire la guerre. Alors que faisons-nous ? » J’ai tourné autour du pot, répond Roland Dumas. J’ai dit que nous étions les alliés des Américains. François Mitterrand me répond : « Bon, vous êtes pour que nous suivions ? Je pense que nous ne pouvons pas faire autrement ».
Le 9 août, François Mitterrand, à l’issue d’un Conseil de Défense où j’exprimai ma préférence pour une solution diplomatique, parlera de logique de guerre. Il fallait ensuite faire accepter celle-ci à l’opinion. Mais c’est une autre affaire. A plusieurs reprises François Mitterrand laissé entendre qu’il aurait préféré trouver une issue diplomatique.
Tel était mon sentiment que j’exprimai directement à Dick Cheney en octobre 1990 : « Si, comme je l’ai entendu dire par Mme Thatcher, vous voulez briser l’échine de l’Irak, vous allez détruire le seul régime laïc, certes dictatorial mais laïc et moderne qui s’oppose au déferlement de l’intégrisme dans le monde arabo-musulman ». [Je pensais bien sûr aux Ayatollah iraniens mais aussi aux ennemis jurés des nationalistes arabes qu’étaient, depuis leur création en 1928, les Frères Musulmans et bien sûr également à Oussama Ben Laden et à ses djihadistes quelque part en Afghanistan.
Depuis 1979, deux évènements en effet avaient bouleversé la scène moyen-orientale : la prise de pouvoir à Téhéran de l’Ayatollah Khomeiny et l’invasion de l’Afghanistan par les Soviétiques contrés immédiatement par les guérilleros islamistes de Gulbuddin Hekmatyar, armés par les services américains et pakistanais].
J’appris vers la fin octobre 1990 que Saddam Hussein avait proposé à Primakov et à Gorbatchev l’évacuation du Koweït si ses troupes étaient remplacées par des forces arabes. Mais il était – paraît-il – trop tard : les Américains avaient déjà massé près de 500 000 hommes. Ce n’était pas pour jouer aux billes. François Mitterrand me laissa entendre, après que je lui aie remis ma lettre de démission le 7 décembre 1990, qu’il envisageait encore une « médiation de concert soit avec les Soviétiques soit avec les Algériens ». Il me demanda de reporter ma démission jusque là.
D’août 1990 à janvier 1991, je m’acquittai de mes fonctions de ministre de la Défense en liaison avec le CEMA, le général Schmitt, dont j’avais demandé la prorogation de ses fonctions pour quatre mois.
J’eus la satisfaction d’obtenir pour la Division Daguet un positionnement très à l’Ouest du Koweït, à hauteur de Rafah, lui réservant ainsi une manœuvre d’enveloppement qui allait conduire nos forces au bord de l’Euphrate en mars 1991, sans pertes inutiles. De même avais-je obtenu à la mi-août 1990 du roi d’Arabie une base aérienne à El Aqsa, distincte de la base américaine de Dharan sur laquelle les Irakiens réussirent à envoyer quelques Scud en février 1991.
Le 24 janvier, nos avions bombardèrent des cibles qui ne se situaient plus au Koweït, comme les plans le prévoyaient, mais dans le Sud de l’Irak, sur l’Euphrate. Le 27 janvier 1991, l’Amiral Lanxade s’en expliqua à la télévision. Le 28, je demandai à voir le Président de la République pour rendre effective ma démission. Il me demanda deux jours. Ainsi fut fait. Le 30 au matin, je transmis mes pouvoirs à mon successeur, Pierre Joxe.
3. [Sur le fond politique des choses, et qui vaut pour d’autres situations, tout ce que j’avais appris à connaître du monde arabe depuis 1961-62, époque où je servais comme sous-lieutenant de SAS en Algérie, me commandait de ne pas cautionner l’abandon de ce qu’on appelait « la politique arabe de la France, telle que l’avait voulue le général de Gaulle après l’indépendance de l’Algérie. La France devait s’attacher à encourager, dans le monde arabe, les vecteurs de modernisation plutôt que les régressions identitaires : les analyses de Jacques Berque étaient venues conforter mes choix politiques. Je n’apercevais à l’horizon que des conséquences funestes à une guerre évitable et disproportionnée qui nous mettait à la remorque de la politique moyen-orientale des Etats-Unis, dont les présupposés étaient à l’envers des nôtres. De cette politique on voit aujourd’hui les résultats.]
Je n’aurais aucune peine à démontrer que la guerre du Golfe et la fin de la guerre froide sont une seule et même chose. La prise en gage du Koweït par l’Irak répondait à l’affaissement de l’URSS que Saddam Hussein sentait venir. M. Chevanardzé, au Conseil de Sécurité de l’ONU, permit, le 30 novembre 1990, « l’utilisation de la force » moyennant un simple amendement pour substituer à cette expression trop crue « l’usage des moyens nécessaires ». Les plans soviétiques du cessez-le-feu de février 1991 furent promptement balayés par les Etats-Unis. Et le 3 mars 1991, quand les armes enfin se furent tues, le Président Georges Bush père déclara : « Le syndrome du Vietnam est enterré pour toujours dans les sables de l’Arabie ». [On loua fort, à l’époque, le Président Bush père de ne pas avoir poussé jusqu’à Bagdad. Mais ce fut pour laisser massacrer les Chiites et les Kurdes, soulevés à l’appel des Etats-Unis, et pour encager l’Irak pendant douze ans, et à quel prix !
Le Premier ministre algérien, M. Ghozali, reprochera à la France, au lendemain de la guerre, d’avoir compté le Maghreb « pour moins que rien ». Quelles étaient les raisons de François Mitterrand ? A mon avis, elles avaient plus trait à la politique internationale : en août 1990, la réunification allemande était quasiment faite. François Mitterrand, moins que jamais, ne voulait se couper des Etats-Unis. Ce n’est que mon hypothèse. En public, François Mitterrand n’a jamais évoqué que la violation du droit international par l’Irak.]
4. La guerre du Golfe n’a cependant en rien permis de prendre en compte les nouveaux enjeux de sécurité. Elle a au contraire ouvert l’ère des « guerres asymétriques ». La décennie 1990 est marquée par le retournement contre les Etats-Unis du djihadisme sunnite en Afghanistan et par les premiers attentats terroristes d’Al Quaïda. La seconde « Guerre du Golfe » en 2003, dont le Président Chirac a su nous tenir à l’écart, marqua le naufrage définitif des politiques expéditionnaires, quand elles ne sont pas décidées à l’appel des gouvernements légitimes et dans le cadre de l’ONU. Le Président Obama en a tiré sagement la leçon en ordonnant, en 2008, le retrait des forces armées américaines d’Irak et même d’Afghanistan et en privilégiant les stratégies indirectes et les frappes aériennes.
5. Quel qu’ait été l’effet déstabilisateur dans le monde arabo-musulman d’interventions occidentales que n’éclairait pas, en amont, une réflexion politique approfondie, il faut cependant dire clairement que le terrorisme djihadiste procède d’abord de forces endogènes. Pour répondre au défi que représente pour l’Occident le terrorisme djihadiste il faut, selon moi, apporter en premier lieu des réponses politiques.
[N’oublions pas d’abord que les principales victimes du terrorisme djihadiste sont les peuples musulmans eux-mêmes : en Algérie, en Irak, au Pakistan. Dans la lutte contre le terrorisme, le premier rôle revient aux musulmans. C’est à eux de faire le tri entre le bon grain et l’ivraie, je veux dire les interprétations extrémistes de leur religion, appuyée sur une lecture littéraliste et partielle du Coran, en dehors de toute contextualisation historique. Nous pouvons aider les musulmans, comme nous le faisons au Mali, dans le cadre de la légalité internationale, et en veillant à répondre toujours à une demande explicite de sécurité du gouvernement légitime. Au plan militaire, nous avons toujours intérêt à privilégier les forces africaines, locales ou régionales et n’intervenir qu’en dernier ressort à la demande des gouvernements sous l’égide de l’Union africaine et de l’ONU.]
6. On a privilégié, depuis la guerre du Golfe, la projection à travers la professionnalisation des armées. On a un peu oublié la défense opérationnelle du territoire pour laquelle l’armée professionnelle n’est pas faite. Un soutien militaire court assorti de formules de « volontariat service long » (VSL) permettrait de constituer une garde nationale vouée à la protection des populations et des sites sensibles. [N’oublions pas enfin que dans le monde multipolaire et passablement chaotique qui vient, il n’y aura pas que des « guerres asymétriques ». Il peut y avoir aussi de « vraies guerres ».]
7. Il y a un dernier point sur lequel je veux insister : de la guerre du Golfe date un tropisme qui nous a habitués à travailler sous commandement opérationnel américain et à privilégier l’interopérabilité, non seulement dans le domaine matériel et en mode opérationnel mais même dans le domaine linguistique. Dans le monde de plus en plus compliqué vers lequel nous allons, je crois qu’il serait bon que la France réapprenne aussi à agir seule, s’il le fallait, ou en alliance, mais pas forcément dans le cadre de l’OTAN, bref selon ses règles et surtout selon ses intérêts. J’incite donc à porter un jugement critique sur l’ensemble de la période 1991-2015, en prenant en compte les défis du monde de demain : la montée de l’Asie qui implique le maintien de notre dissuasion dont on oublie souvent de rappeler qu’elle est aussi le moyen de ne pas nous laisser entraîner dans des guerres qui ne seraient pas les nôtres, en second lieu, le défi de la sécurité et du développement de l’Afrique et enfin au Proche et Moyen-Orient les équilibres de sécurité entre l’Iran et l’Arabie Séoudite, inséparables du règlement de questions politiques pendantes depuis trop longtemps, et dans le respect des frontières existantes..
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[0] Avertissement : les partis du texte entre crochets et en italiques n'ont pas toujours été prononcées. Seul le prononcé fait foi.
[1] De l'Allemagne, de la France, p. 57-58, Odile Jacob, 1996.
[2] Ibid, p. 94.
[3] Ibid, p. 57-58.
[4] Ibid, p. 78.
[5] Roland Dumas, Entretiens pp. 56-57, Editions Michel de Maule.
[Pour le reste, la montée en puissance de la dissuasion se poursuit, conformément à la loi de programmation rectifiée que j’ai fait voter. Les essais dans le basalte de Mururoa également.] François Mitterrand est hostile au projet défendu en 1987-88 par André Giraud et Jacques Chirac du S4, « missile à roulettes » à moyenne portée, et il y met un terme en 1988. Ce missile mobile, à ses yeux, peut ébranler le consensus national sur la dissuasion. Il manifeste à l’inverse, son attachement au plateau d’Albion, « pointe de diamant de notre dissuasion », qui obligerait un adversaire à signer son agression. Mais l’essentiel est ailleurs : [dans la composante aérienne avec ses Mirage IV-P, que n’ont pas encore remplacés les Mirage 2000, et surtout dans les sous-marins nucléaires lanceurs d’engins qui patrouillent au fond de l’Océan]. « La dissuasion c’est moi », ajoute François Mitterrand, qui saura faire de celle-ci un usage très politique. Il n’est d’ailleurs guère douteux que la dissuasion contribua aussi à la stature internationale du Chef de l’Etat, en l’autorisant à parler haut en toutes occasions.
S’agissant des forces conventionnelles, pratiquement tous les grands programmes qui correspondaient au renouvellement des grands équipements majeurs ont été lancés dans la deuxième moitié des années 1980 :
[- chars Leclerc
- porte-avions nucléaire
- canons de 155 automoteurs
- hélicoptères de combat HAP HAC
- avions Rafale dont il m’est revenu de confirmer la commande en 1988 malgré l’hostilité du Premier ministre de l’époque, y compris pour la version « Marine ».
Le seul « grand programme » que j’aie lancé en trois ans est, en fait un programme « dual » : l’hélicoptère de Transport NH 90 (décidé fin 1990).] Les budgets d’équipement ont atteint un pic entre 1988 et 1991. Tous ces programmes n’ont pas été déclassés par la fin de la guerre froide, contrairement à une assertion répandue. Au fur et à mesure que la menace soviétique s’estompe à l’horizon (conclusion en 1987 du traité sur les forces nucléaires intermédiaires, impliquant le retrait parallèle des SS20 et des Pershing, chute du mur de Berlin le 9 novembre 1989, traité dit « 4+2 » consacrant la réunification de l’Allemagne (septembre 1990), accord de limitation des armements conventionnels en Europe (FCE) en octobre 1990, retrait programmé des armées soviétiques d’Allemagne de l’Est par un accord direct entre Kohl et Gorbatchev enfin), il me devenait plus difficile de lutter contre l’empressement de ceux qui, au gouvernement et dans la majorité, souhaitaient encaisser « les dividendes de la paix ». Je dois dire que ma prudence était encouragée par celle de François Mitterrand qui n’imaginait pas qu’un formidable Empire comme l’Union soviétique puisse se défaire sans risque de guerres, civile ou extérieures. L’échec du putsch de Moscou (août 1991) et enfin la dissolution de l’Union soviétique (décembre 1991) accélérèrent le rythme des diminutions de format que j’avais entamées et les mesures de désarmement enclenchées par le gouvernement Bérégovoy en avril 1992.
Pour en rester au chapitre des armements conventionnels, notre Défense reposait encore largement, de 1988 à 1991, sur le service national. En fait, il s’agissait d’une « armée mixte », composée pour moitié de professionnels et pour moitié d’appelés. J’étais soucieux de conduire en douceur une « réduction du format » raisonnable, s’inscrivant dans le cadre des FCE et qui maintenait l’armée française comme la première d’Europe Occidentale. Il était clair qu’il fallait anticiper : un peu mais pas trop. Ce fut l’objet du plan « Armées 2000 », conçu de manière confidentielle à mon niveau et approuvé par le Président de la République en 1989. Celui-ci supprimait la moitié des Etats-majors en harmonisant les découpages, ce qui permettait « l’interarmisation » mais en distinguant, pour les forces terrestres, les commandements territoriaux et les commandements de forces afin de favoriser la projection et la mobilité. [Je m’étais résolu à ramener, en 1990, la durée du service national de un an à dix mois – disposition qui ne deviendra effective qu’en 1991 – tout en favorisant les formules de « volontariat service long » (18 ou 24 mois)]. Ma conviction était qu’il était parfaitement possible de maintenir le service national en en diversifiant les formes.
Un argument a été utilisé ultérieurement contre le maintien du service national : l’envoi de forces uniquement professionnelles dans l’opération Daguet à la frontière de l’Irak. Il faut croire que François Mitterrand jugeait cette intervention trop problématique du point de vue de l’intérêt national pour y engager la vie de soldats appelés. A l’inverse, il se laissa convaincre ultérieurement d’envoyer des appelés volontaires au titre des forces d’interposition en ex-Yougoslavie en 1992-95.
[Pour atténuer l’impact négatif en termes d’aménagement du territoire des suppressions d’unités inévitables, je proposai, en août 1990, de supprimer une des deux divisions stationnées en Allemagne, ce qui finit par se faire, malgré les réticences initiales du Chancelier Kohl.]
François Mitterrand ne s’est pas opposé à la réunification allemande, dès lors qu’elle se ferait « démocratiquement et pacifiquement ». Il n’était pas insensible à la modification des rapports de puissance qui allait en résulter entre l’Allemagne et la France. Mais, comme il l’a écrit : « L’Histoire était là, il fallait faire avec » [1]. Sachant que « le droit international est un droit vagabond » [2], François Mitterrand consacra son énergie d’abord à la reconnaissance par l’Allemagne de la frontière Oder-Neisse (traité germano-polonais du 14 novembre 1990), service éminent rendu à la cause de la paix future de l’Europe et ensuite à la fixation d’un calendrier pour l’entrée en vigueur de la monnaie unique : au plus tard 1999.
François Mitterrand n’était pas un économiste. Il raisonnait en politique et pensait lier ainsi le destin de l’Allemagne et de la France. Qu’il y ait ou non réussi par ce biais reste matière à débat.
Il peut paraître paradoxal que François Mitterrand ne se soit pas interrogé sur ce que signifiait son projet, affirmé dès 1982, d’ « effacer Yalta » dans le contexte de la guerre froide. Naturellement l’implosion de l’Union soviétique allait consacrer pour un temps le rôle de l’Hyperpuissance, bref l’unipolarité à l’échelle mondiale et l’acmé du néolibéralisme dont, comme candidat unique de la gauche en 1965, 1974 et au deuxième tour en 1981, François Mitterrand n’avait sans doute pas prémédité le triomphe. De même, l’unification allemande pouvait-elle l’inquiéter : « Je ne me dissimulais pas le risque que courrait la France au retour en force de son puissant voisin … Mais j’avais à traiter l’Histoire telle qu’elle se faisait et non telle qu’elle se rêvait » [3].
La réponse à toutes ces questions, François Mitterrand la formulait d’un mot : « l’Europe ». « Et si l’Europe n’a pas réponse à tout, ajoute-t-il, sa rentrée au devant de la scène, après trois quarts de siècle d’assujettissement, parfois d’humiliation restituait à nos pays et d’abord à ceux de la Communauté, la chance de faire l’Histoire plutôt que de la subir » [4]. L’Europe telle qu’elle s’est faite depuis vingt ans a-t-elle répondu à son vœu ? Poser la question, c’est aussi une manière d’y répondre.
II – Les nouveaux enjeux de sécurité
Comment est-on passé de la guerre froide à ce que les organisateurs du colloque ont appelé « les nouveaux enjeux de sécurité » ?
1. Si on entend par là les interventions extérieures, encore dites « OPEX », il y en a toujours eu : lors de mon passage à l’Hôtel de Brienne, nous étions engagés dans l’opération « Epervier » au Tchad, depuis 1984 qui mobilisait autant d’hommes que Barkhane aujourd’hui. Et nous avons laissé, en 1990, Idriss Déby remplacer Hissène Hadré qui portait la tache de la mort du Commandant Galopin quelques années auparavant.
Il y a eu une opération de maintien de l’ordre à Port-Gentil au Gabon en 1990, visant à protéger la vie de nos concitoyens et le site de Total et puis une opération parfaitement réussie aux Comores sans aucune effusion de sang pour désarmer les milices de Bob Denard et rétablir les autorités légitimes : pour moi un modèle d’OPEX pour ce qui concerne l’utilisation dosée de la force. Maximum de résultats. Minimum de pertes et cela des deux côtés.
2. D’une tout autre ampleur était évidemment l’intervention dans la guerre du Golfe formellement approuvée par le Parlement le 16 janvier 1991 mais décidée, en fait, dès le 3 août 1990, au lendemain de l’invasion du Koweit par Saddam Hussein, comme en témoigne Roland Dumas dans la petite brochure d’entretiens publiée par l’Institut François Mitterrand [5]. « Que faisons-nous ? » lui demande François Mitterrand le 3 août au matin. J’ai parlé à Bush à deux heures du matin. Il est décidé à y aller. Il va faire la guerre. Alors que faisons-nous ? » J’ai tourné autour du pot, répond Roland Dumas. J’ai dit que nous étions les alliés des Américains. François Mitterrand me répond : « Bon, vous êtes pour que nous suivions ? Je pense que nous ne pouvons pas faire autrement ».
Le 9 août, François Mitterrand, à l’issue d’un Conseil de Défense où j’exprimai ma préférence pour une solution diplomatique, parlera de logique de guerre. Il fallait ensuite faire accepter celle-ci à l’opinion. Mais c’est une autre affaire. A plusieurs reprises François Mitterrand laissé entendre qu’il aurait préféré trouver une issue diplomatique.
Tel était mon sentiment que j’exprimai directement à Dick Cheney en octobre 1990 : « Si, comme je l’ai entendu dire par Mme Thatcher, vous voulez briser l’échine de l’Irak, vous allez détruire le seul régime laïc, certes dictatorial mais laïc et moderne qui s’oppose au déferlement de l’intégrisme dans le monde arabo-musulman ». [Je pensais bien sûr aux Ayatollah iraniens mais aussi aux ennemis jurés des nationalistes arabes qu’étaient, depuis leur création en 1928, les Frères Musulmans et bien sûr également à Oussama Ben Laden et à ses djihadistes quelque part en Afghanistan.
Depuis 1979, deux évènements en effet avaient bouleversé la scène moyen-orientale : la prise de pouvoir à Téhéran de l’Ayatollah Khomeiny et l’invasion de l’Afghanistan par les Soviétiques contrés immédiatement par les guérilleros islamistes de Gulbuddin Hekmatyar, armés par les services américains et pakistanais].
J’appris vers la fin octobre 1990 que Saddam Hussein avait proposé à Primakov et à Gorbatchev l’évacuation du Koweït si ses troupes étaient remplacées par des forces arabes. Mais il était – paraît-il – trop tard : les Américains avaient déjà massé près de 500 000 hommes. Ce n’était pas pour jouer aux billes. François Mitterrand me laissa entendre, après que je lui aie remis ma lettre de démission le 7 décembre 1990, qu’il envisageait encore une « médiation de concert soit avec les Soviétiques soit avec les Algériens ». Il me demanda de reporter ma démission jusque là.
D’août 1990 à janvier 1991, je m’acquittai de mes fonctions de ministre de la Défense en liaison avec le CEMA, le général Schmitt, dont j’avais demandé la prorogation de ses fonctions pour quatre mois.
J’eus la satisfaction d’obtenir pour la Division Daguet un positionnement très à l’Ouest du Koweït, à hauteur de Rafah, lui réservant ainsi une manœuvre d’enveloppement qui allait conduire nos forces au bord de l’Euphrate en mars 1991, sans pertes inutiles. De même avais-je obtenu à la mi-août 1990 du roi d’Arabie une base aérienne à El Aqsa, distincte de la base américaine de Dharan sur laquelle les Irakiens réussirent à envoyer quelques Scud en février 1991.
Le 24 janvier, nos avions bombardèrent des cibles qui ne se situaient plus au Koweït, comme les plans le prévoyaient, mais dans le Sud de l’Irak, sur l’Euphrate. Le 27 janvier 1991, l’Amiral Lanxade s’en expliqua à la télévision. Le 28, je demandai à voir le Président de la République pour rendre effective ma démission. Il me demanda deux jours. Ainsi fut fait. Le 30 au matin, je transmis mes pouvoirs à mon successeur, Pierre Joxe.
3. [Sur le fond politique des choses, et qui vaut pour d’autres situations, tout ce que j’avais appris à connaître du monde arabe depuis 1961-62, époque où je servais comme sous-lieutenant de SAS en Algérie, me commandait de ne pas cautionner l’abandon de ce qu’on appelait « la politique arabe de la France, telle que l’avait voulue le général de Gaulle après l’indépendance de l’Algérie. La France devait s’attacher à encourager, dans le monde arabe, les vecteurs de modernisation plutôt que les régressions identitaires : les analyses de Jacques Berque étaient venues conforter mes choix politiques. Je n’apercevais à l’horizon que des conséquences funestes à une guerre évitable et disproportionnée qui nous mettait à la remorque de la politique moyen-orientale des Etats-Unis, dont les présupposés étaient à l’envers des nôtres. De cette politique on voit aujourd’hui les résultats.]
Je n’aurais aucune peine à démontrer que la guerre du Golfe et la fin de la guerre froide sont une seule et même chose. La prise en gage du Koweït par l’Irak répondait à l’affaissement de l’URSS que Saddam Hussein sentait venir. M. Chevanardzé, au Conseil de Sécurité de l’ONU, permit, le 30 novembre 1990, « l’utilisation de la force » moyennant un simple amendement pour substituer à cette expression trop crue « l’usage des moyens nécessaires ». Les plans soviétiques du cessez-le-feu de février 1991 furent promptement balayés par les Etats-Unis. Et le 3 mars 1991, quand les armes enfin se furent tues, le Président Georges Bush père déclara : « Le syndrome du Vietnam est enterré pour toujours dans les sables de l’Arabie ». [On loua fort, à l’époque, le Président Bush père de ne pas avoir poussé jusqu’à Bagdad. Mais ce fut pour laisser massacrer les Chiites et les Kurdes, soulevés à l’appel des Etats-Unis, et pour encager l’Irak pendant douze ans, et à quel prix !
Le Premier ministre algérien, M. Ghozali, reprochera à la France, au lendemain de la guerre, d’avoir compté le Maghreb « pour moins que rien ». Quelles étaient les raisons de François Mitterrand ? A mon avis, elles avaient plus trait à la politique internationale : en août 1990, la réunification allemande était quasiment faite. François Mitterrand, moins que jamais, ne voulait se couper des Etats-Unis. Ce n’est que mon hypothèse. En public, François Mitterrand n’a jamais évoqué que la violation du droit international par l’Irak.]
4. La guerre du Golfe n’a cependant en rien permis de prendre en compte les nouveaux enjeux de sécurité. Elle a au contraire ouvert l’ère des « guerres asymétriques ». La décennie 1990 est marquée par le retournement contre les Etats-Unis du djihadisme sunnite en Afghanistan et par les premiers attentats terroristes d’Al Quaïda. La seconde « Guerre du Golfe » en 2003, dont le Président Chirac a su nous tenir à l’écart, marqua le naufrage définitif des politiques expéditionnaires, quand elles ne sont pas décidées à l’appel des gouvernements légitimes et dans le cadre de l’ONU. Le Président Obama en a tiré sagement la leçon en ordonnant, en 2008, le retrait des forces armées américaines d’Irak et même d’Afghanistan et en privilégiant les stratégies indirectes et les frappes aériennes.
5. Quel qu’ait été l’effet déstabilisateur dans le monde arabo-musulman d’interventions occidentales que n’éclairait pas, en amont, une réflexion politique approfondie, il faut cependant dire clairement que le terrorisme djihadiste procède d’abord de forces endogènes. Pour répondre au défi que représente pour l’Occident le terrorisme djihadiste il faut, selon moi, apporter en premier lieu des réponses politiques.
[N’oublions pas d’abord que les principales victimes du terrorisme djihadiste sont les peuples musulmans eux-mêmes : en Algérie, en Irak, au Pakistan. Dans la lutte contre le terrorisme, le premier rôle revient aux musulmans. C’est à eux de faire le tri entre le bon grain et l’ivraie, je veux dire les interprétations extrémistes de leur religion, appuyée sur une lecture littéraliste et partielle du Coran, en dehors de toute contextualisation historique. Nous pouvons aider les musulmans, comme nous le faisons au Mali, dans le cadre de la légalité internationale, et en veillant à répondre toujours à une demande explicite de sécurité du gouvernement légitime. Au plan militaire, nous avons toujours intérêt à privilégier les forces africaines, locales ou régionales et n’intervenir qu’en dernier ressort à la demande des gouvernements sous l’égide de l’Union africaine et de l’ONU.]
6. On a privilégié, depuis la guerre du Golfe, la projection à travers la professionnalisation des armées. On a un peu oublié la défense opérationnelle du territoire pour laquelle l’armée professionnelle n’est pas faite. Un soutien militaire court assorti de formules de « volontariat service long » (VSL) permettrait de constituer une garde nationale vouée à la protection des populations et des sites sensibles. [N’oublions pas enfin que dans le monde multipolaire et passablement chaotique qui vient, il n’y aura pas que des « guerres asymétriques ». Il peut y avoir aussi de « vraies guerres ».]
7. Il y a un dernier point sur lequel je veux insister : de la guerre du Golfe date un tropisme qui nous a habitués à travailler sous commandement opérationnel américain et à privilégier l’interopérabilité, non seulement dans le domaine matériel et en mode opérationnel mais même dans le domaine linguistique. Dans le monde de plus en plus compliqué vers lequel nous allons, je crois qu’il serait bon que la France réapprenne aussi à agir seule, s’il le fallait, ou en alliance, mais pas forcément dans le cadre de l’OTAN, bref selon ses règles et surtout selon ses intérêts. J’incite donc à porter un jugement critique sur l’ensemble de la période 1991-2015, en prenant en compte les défis du monde de demain : la montée de l’Asie qui implique le maintien de notre dissuasion dont on oublie souvent de rappeler qu’elle est aussi le moyen de ne pas nous laisser entraîner dans des guerres qui ne seraient pas les nôtres, en second lieu, le défi de la sécurité et du développement de l’Afrique et enfin au Proche et Moyen-Orient les équilibres de sécurité entre l’Iran et l’Arabie Séoudite, inséparables du règlement de questions politiques pendantes depuis trop longtemps, et dans le respect des frontières existantes..
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[0] Avertissement : les partis du texte entre crochets et en italiques n'ont pas toujours été prononcées. Seul le prononcé fait foi.
[1] De l'Allemagne, de la France, p. 57-58, Odile Jacob, 1996.
[2] Ibid, p. 94.
[3] Ibid, p. 57-58.
[4] Ibid, p. 78.
[5] Roland Dumas, Entretiens pp. 56-57, Editions Michel de Maule.