Il serait tout à fait erroné de présenter la crise ukrainienne comme une « surprise stratégique ».
Une transition avec l’ère soviétique peu coopérative.
Déjà en 2006, alors que Georges W. Bush était au milieu de son deuxième mandat, la question de l’entrée dans l’OTAN de l’Ukraine (et de la Géorgie) avait provoqué une mini-crise au sein même de l’Organisation entre l’Allemagne et la France, qui y étaient hostiles, et les Etats-Unis qui, en fin de compte, n’avaient pas trop insisté.
C’est que l’Ukraine est le « gros morceau » d’un problème plus vaste, celui des ex Républiques soviétiques qui se sont détachées politiquement de la Russie, en décembre 1991, mais dont les liens de tous ordres avec elle demeurent étroits (minorités russes – étroitesse des relations économiques…)
Le cas des Pays Baltes a été réglé par le retour au statut qui était le leur avant 1939 et leur inclusion dans l’Union européenne et dans l’OTAN. Mais partout ailleurs, une situation nouvelle s’est créée : en Ukraine, en Biélorussie, en Moldavie, dans le Caucase, en Asie centrale, ces pays anciennement soviétiques ont plus ou moins admis le principe de l’économie de marche, privatisé de larges pans de leur appareil productif, au bénéfice de quelques oligarques, eu recours à des élections plus ou moins transparentes pour désigner leurs dirigeants. De tous ces nouveaux pays, l’Ukraine est évidemment celui que la Russie considère comme lui étant le plus proche par l’Histoire (elle a fait partie de l’Empire russe depuis 1657), l’intensité des relations économiques, en particulier dans les régions industrielles de l’Est de l’Ukraine et enfin la culture (proximité linguistique-orthodoxie sauf dans la partie galicienne, catholique uniate, et tournée vers l’Europe Centrale, hier la Pologne, avant-hier l’Autriche-Hongrie).
Une transition avec l’ère soviétique peu coopérative.
Déjà en 2006, alors que Georges W. Bush était au milieu de son deuxième mandat, la question de l’entrée dans l’OTAN de l’Ukraine (et de la Géorgie) avait provoqué une mini-crise au sein même de l’Organisation entre l’Allemagne et la France, qui y étaient hostiles, et les Etats-Unis qui, en fin de compte, n’avaient pas trop insisté.
C’est que l’Ukraine est le « gros morceau » d’un problème plus vaste, celui des ex Républiques soviétiques qui se sont détachées politiquement de la Russie, en décembre 1991, mais dont les liens de tous ordres avec elle demeurent étroits (minorités russes – étroitesse des relations économiques…)
Le cas des Pays Baltes a été réglé par le retour au statut qui était le leur avant 1939 et leur inclusion dans l’Union européenne et dans l’OTAN. Mais partout ailleurs, une situation nouvelle s’est créée : en Ukraine, en Biélorussie, en Moldavie, dans le Caucase, en Asie centrale, ces pays anciennement soviétiques ont plus ou moins admis le principe de l’économie de marche, privatisé de larges pans de leur appareil productif, au bénéfice de quelques oligarques, eu recours à des élections plus ou moins transparentes pour désigner leurs dirigeants. De tous ces nouveaux pays, l’Ukraine est évidemment celui que la Russie considère comme lui étant le plus proche par l’Histoire (elle a fait partie de l’Empire russe depuis 1657), l’intensité des relations économiques, en particulier dans les régions industrielles de l’Est de l’Ukraine et enfin la culture (proximité linguistique-orthodoxie sauf dans la partie galicienne, catholique uniate, et tournée vers l’Europe Centrale, hier la Pologne, avant-hier l’Autriche-Hongrie).
La Russie depuis 1991 a vu avec inquiétude l’inclusion des PECOs dans l’Union européenne et surtout l’extension de l’OTAN à l’Est, contrairement aux engagements pris en 1990 au moment de la réunification de l’Allemagne. La persistance à l’Ouest d’un schéma binaire Europe-Russie, alors que l’URSS avait disparu, a peu à peu réveillé en Russie un nationalisme obsidional qui a culminé au moment de la guerre du Kosovo et de son détachement de la Serbie (1999). C’est à ce moment là que le premier Président de la Russie, Boris Eltsine a appelé comme Premier ministre Vladimir Poutine. Celui-ci, élu Président en 2000, en 2004, puis réélu en 2012, après le mandat de D. Medvedev, s’est acquis une certaine popularité dans l’opinion publique russe en rétablissant l’ordre, la croissance économique (+7% par an dans la décennie 2000-2010) et en donnant le sentiment d’interrompre le déclassement stratégique de la Russie (deuxième guerre de Tchétchénie, conflit géorgien (2008), accord New Start avec les Etats-Unis (2010)).
C’est peu dire que la Russie n’a pas vu d’un bon œil les « révolutions de couleur » soutenues par les Etats-Unis dans les pays qu’elle considère comme faisant partie de son « étranger proche », c'est-à-dire de sa zone d’influence traditionnelle. Les pays de la CEI sont ainsi devenus un enjeu entre l’Union européenne et la Russie avec, en arrière-plan, l’OTAN et les Etats-Unis, peu désireux d’atténuer les tensions.
La réélection de Vladimir Poutine, en 2012, et l’effacement de M. Medvedev qui incarnait un certain « soft power » russe, mais dont l’image avait été atteinte par le « feu vert » qu’il avait donné, en 2011, à l’intervention de l’OTAN en Libye, ont ressuscité les tensions (affaire Magnitski - tentation russe d’idéologiser l’opposition entre un Occident hyperindividualiste et décadent et une Russie restée fidèle aux valeurs traditionnelles, à quoi répond un retour de russophobie dans les pays occidentaux).
Ces remugles de guerre froide correspondent-ils à quelque chose de profond ?
Pour ma part, j’en doute. En effet, les bases matérielles et idéologiques qui opposaient deux systèmes économiques et politiques et deux visions du monde incompatibles n’existent plus. L’URSS a disparu, ce dont nos médias en général tardent à s’aviser. La Russie est certes un vaste pays, grand comme trente quatre fois la France, mais son étendue même et la rigueur de son climat sont source d’innombrables difficultés. La démographie russe est stagnante. Avec 140 millions d’habitants, la Russie d’aujourd’hui est deux fois moins peuplée que l’URSS il y a vingt-deux ans. Sa population est au niveau de celle l’Empire tsariste en 1914. Le peuple russe est un grand peuple européen. 20% de sa population est de tradition musulmane (Tatars, Bachkirs de la Volga, Caucase du Nord, Sibérie méridionale) ou allogène (Sibérie du Nord, extrême Orient russe).
Entre l’Europe et l’Asie la Fédération de Russie (plus de 80 « sujets » c'est-à-dire entités constitutives) est un gigantesque « Etat-tampon » entre l’Europe et l’Asie ; elle est à cet égard indispensable et incontournable, comme elle l’est également par sa qualité de membre permanent du Conseil de Sécurité de l’ONU, par sa puissance nucléaire, par ses richesses énergétiques et par l’attrait de sa culture.
Economiquement, le PNB russe se situe au 8ème rang mondial. La Russie réalise près de la moitié de son commerce extérieur avec l’Union européenne principalement l’Allemagne (total des échanges de 74 Milliards d’euros), l’Italie (30 milliards) et la France (23 milliards).
Raisonnons en cinétique : dans quelques années (vers 2020), le PNB chinois aura rattrapé celui des Etats-Unis. Les capacités financières et budgétaires de la Chine vont égaler voire dépasser celles des Etats-Unis dans la prochaine décennie. Dans un XXIe siècle que structurera toujours plus la bipolarité sino-américaine, la place de l’Europe va continuer à rétrécir à tous points de vue, démographique (Europe : 20 % de la population mondiale en 1900, 7 % aujourd’hui, 4 % en 2050), mais aussi économique et budgétaire.
Dans de nombreux domaines, l’Union européenne ne pèsera plus assez lourd en 2050 pour exister face à la concurrence des Etats-Unis, de la Chine, voire d’autres pays émergents, à supposer qu’elle le veuille. Or, quelles que soient les tentations « eurasiatiques » de la Russie, il faut se persuader que celle-ci est d’abord « d’Europe ». Sa culture est européenne. Les aspirations de son peuple la tournent vers l’Europe, à commencer par celles des classes moyennes nombreuses qui s’y développent rapidement et offrent un marché aux produits européens. Cela ne l’empêche pas de chercher des débouchés en Asie pour son gaz, mais c’est une autre affaire… Si nous raisonnons toujours en cinétique, nous serons amenés à constater que l’Europe occidentale et la Russie, si elles ne coopèrent pas dans l’avenir, seront amenées à « sortir du jeu » dans un monde dont le centre de gravité se sera définitivement fixé au milieu de ce siècle dans le Pacifique.
On comprend que les néoconservateurs américains ne voient pas d’un bon œil le resserrement de la coopération entre les deux parties de l’Europe. Pourtant d’anciens secrétaires d’Etat comme MM. Kissinger ou Breszinski à la vue moins myope en viennent à admettre ce qu’ils appellent « une finlandisation » de l’Ukraine (terme qui évoque quand même la guerre froide). Sans doute dans leur esprit le « problème russe » n’a-t-il pas la même ampleur que le « problème chinois ».
La crise ukrainienne : distorsions et erreurs
Ce détour par la Russie permet de relativiser l’ampleur de la crise ukrainienne de 2014. Celle-ci traduit l’incapacité à penser ce que Georges Nivat appelle « la troisième Europe », après la première et la seconde, celles d’avant et d’après la chute du mur de Berlin. L’implosion de l’URSS a créé un « espace post-soviétique » voué pour l’essentiel après 1991 aux « thérapies de choc » libérales. Les Etats-Unis, à l’époque des Présidents Bill Clinton et George W. Bush ont encouragé les « révolutions de couleur ». Si la Russie, humiliée, a voulu reprendre la main dans son « étranger proche », on ne peut pas dire que l’Union européenne ait fait preuve de beaucoup de perspicacité dans le traitement du problème « post-soviétique ».
La principale erreur a été de vouloir traiter séparément le partenariat stratégique avec la Russie et le partenariat oriental avec les autres membres de la CEI. Le partenariat stratégique avec la Russie se trouvait en 2012 dans l’impasse (libéralisation non achevée des visas – « troisième paquet énergétique » en panne, etc.) quand les premiers accords d’association avec l’Ukraine, la Moldavie, l’Arménie, etc. commencèrent à être finalisés.
Certes la politique de l’Union européenne porte la marque d’impulsions contradictoires, provenant les unes des pays voisins (Pologne et pays baltes), les autres de l’Allemagne, de l’Italie et de la France, les pays anglo-saxons cultivant, à l’enseigne des « Droits de l’Homme », une idéologie non exempte d’une certaine russophobie. L’exportation des standards de la démocratie occidentale et d’une économie de marché concurrentielle ne pouvait que se heurter à la réalité des économies et des régimes post-soviétiques. La Russie elle-même s’efforçait de promouvoir une zone de libre-échange eurasiatique dont l’Ukraine était le gros morceau. Ces deux projets de « libéralisation » auraient pu confluer sur le papier. Dans la réalité, il n’en a rien été. Le bras de fer engagé avant le sommet de Vilnius (28 novembre 2013) entre le projet d’accord d’association porté par l’Union européenne et l’accord financier et gazier russo-ukrainien, a tourné à l’avantage de la Russie, le Président ukrainien Yanoukovitch ayant fait monter les enchères pour céder aux offres, plus alléchantes, il est vrai, de la Russie (15 milliards de prêts et forte réduction des prix du gaz russe). C’était sans compter sur les « tropismes européens » de l’Ukraine, pays composite et fragile, et le soulèvement de Maïdan, encouragé par maints dirigeants européens et américains. La destitution et la fuite du Président Yakounovitch aboutissaient à la formation d’un nouveau gouvernement ukrainien dont la Russie conteste la légitimité.
L’annexion de la Crimée a été la réplique apportée par la Russie à ce processus évidemment inconstitutionnel. Cette réplique viole évidemment la convention de Budapest de 1994 enlevant à l’Ukraine ses armes nucléaires mais garantissant en retour ses frontières de l’époque. Il est vrai que celles-ci étaient récentes, le décret rattachant une Crimée, historiquement russe, à l’Ukraine résultant d’un caprice de Khrouchtchev, lui-même ukrainien et désireux de commémorer, à sa façon, le trois-centième anniversaire du rattachement de l’Ukraine à la Russie. Ce transfert, à l’époque soviétique, ne changeait rien à la réalité du pouvoir. Il ne donna lieu à aucun référendum qui eût permis de connaître l’avis des Criméens.
Le viol de la légalité internationale était cependant caractérisé. Il n’est guère douteux non plus que les « forces locales d’autodéfense » qui ont pris le pouvoir en Crimée, devaient être fortement noyautées par des forces spéciales russes … La Russie allègue le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes reconnu par l’ONU. Mais la Charte des Nations Unies reconnaît d’abord le principe de la souveraineté et de l’intégrité territoriale des Etats. Dans l’idéal, une négociation aurait pu permettre de concilier ces deux principes. Dans les faits, il n’en a rien été. La Russie a opéré une simple « prise de gage », Peut-être craignait-elle la remise en cause par le nouveau gouvernement ukrainien du contrat de concession du port de Sébastopol à la Russie jusqu’en 2042.
Si les dirigeants européens voulaient bien, de leur côté, procéder à cet « examen de conscience » auquel les bons pères forment les élèves qui leur sont confiés, ils devraient reconnaître que le comportement de maints de leurs dirigeants a frôlé l’ingérence. Rien non plus n’autorisait le Commissaire Olli Rehn à affirmer que le but de l’accord d’association était l’adhésion pure et simple de l’Ukraine à l’Union européenne. Le Conseil européen n’avait rien décidé de tel. Quant aux déclarations faites en pleine crise par le Secrétaire général de l’OTAN, M. Rasmussen, elles n’étaient pas adroites. Si corrompu qu’il soit, le Président Yanoukovitch n’en était pas moins un Président élu. A un processus évidemment inconstitutionnel mais largement interne à l’Ukraine, la Russie quant à elle a apporté une réponse qui viole le droit international et dont le moins qu’on puisse dire est qu’elle n’a pas péché par excès de subtilité. Il n’est cependant guère douteux que si la population criméenne devait être à nouveau consultée, sous l’égide des Nations Unies, elle confirmerait son choix en faveur de la Russie.
Depuis l’échange téléphonique Poutine-Obama suivi de la rencontre entre les deux ministres des Affaires étrangères des Etats-Unis et de la Russie, fin mars 2014, il semble bien, au moment où j’écris (9 avril 2014), que la Russie n’ait pas l’intention de pousser en Ukraine l’avantage qu’elle a sur le terrain même si la situation dans les villes de l’Est ukrainien peut évidemment déraper. Au plan économique, la Russie aurait beaucoup à y perdre mais les pertes, pour l’Allemagne, l’Italie, la France et d’autres ne seraient pas nulles.
Comment rendre possible la troisième Europe ?
Le moment est donc venu, dans l’intérêt de l’Europe tout entière, d’engager une désescalade et de ne pas céder aux sirènes des partisans d’une nouvelle « guerre froide ». Celle-ci serait contraire à l’intérêt de la France et de l’Europe tout entière. Les conditions dans lesquelles se dérouleront les élections prévues le 25 mai en Ukraine devraient permettre d’amorcer le retour à la légitimité démocratique. Leur liberté et leur transparence doivent être assurées. Ce sont ces garanties qu’il faut réunir.
La fédéralisation à tout le moins ou une décentralisation poussée de l’Ukraine ne doit pas être un tabou. La seule vraie question est celle des compétences de l’Etat ukrainien et donc aussi celles des régions. La création, à brève échéance, d’une Commission impliquant les régions et visant à préparer cette transformation de l’organisation interne de l’Ukraine permettrait de détendre l’atmosphère. La garantie internationale de la neutralité de l’Ukraine entre les pays de l’OTAN et la Russie serait de bon sens. La Russie n’a ni les moyens ni la volonté d’une guerre avec l’OTAN et celle-ci n’a pas vocation à s’étendre plus à l’Est. A plus long terme, la libéralisation des échanges doit se faire progressivement de Brest à Vladivostok. Ce processus, inscrit dans les traités, doit se réaliser par étapes. La Russie fait aujourd’hui partie de l’OMC. Il n’y a aucune bonne raison de traiter séparément l’Ukraine et la Russie. L’intérêt bien compris de l’Europe n’est pas, encore une fois, de ranimer les brandons de la guerre froide.
La crise ukrainienne de 2014 illustre surtout l’incapacité de penser le problème européen dans son ensemble, à l’échelle de la grande Europe, jadis évoquée par le général de Gaulle, celui d’une Europe vraiment européenne, qui ne recréerait pas en son sein la frontière qui séparait jadis l’Empire byzantin de l’Empire romain d’Occident. Dans l’immédiat, l’Union européenne et la Russie feraient bien de se concerter, sous l’égide du FMI, pour stabiliser l’Ukraine dont l’économie est au bord de la banqueroute. La guerre du gaz évoquée par les médias n’a pas de sens. Le gaz ne coulera pas d’Ouest en Est, pas plus que l’eau des fleuves ne remonte à sa source. Mais on peut attendre que dans l’intérêt européen commun, la Russie accorde un rabais sur le prix du gaz qu’elle vend à l’Ukraine. En ce sens, la crise ukrainienne de 2014 est bien une « crise européenne », celle de la « troisième Europe » qu’il nous faut aujourd’hui surmonter si nous voulons qu’à l’avenir notre continent cesse d’être un objet et redevienne un sujet des relations internationales.
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Le site internet de la Revue Défense Nationale
C’est peu dire que la Russie n’a pas vu d’un bon œil les « révolutions de couleur » soutenues par les Etats-Unis dans les pays qu’elle considère comme faisant partie de son « étranger proche », c'est-à-dire de sa zone d’influence traditionnelle. Les pays de la CEI sont ainsi devenus un enjeu entre l’Union européenne et la Russie avec, en arrière-plan, l’OTAN et les Etats-Unis, peu désireux d’atténuer les tensions.
La réélection de Vladimir Poutine, en 2012, et l’effacement de M. Medvedev qui incarnait un certain « soft power » russe, mais dont l’image avait été atteinte par le « feu vert » qu’il avait donné, en 2011, à l’intervention de l’OTAN en Libye, ont ressuscité les tensions (affaire Magnitski - tentation russe d’idéologiser l’opposition entre un Occident hyperindividualiste et décadent et une Russie restée fidèle aux valeurs traditionnelles, à quoi répond un retour de russophobie dans les pays occidentaux).
Ces remugles de guerre froide correspondent-ils à quelque chose de profond ?
Pour ma part, j’en doute. En effet, les bases matérielles et idéologiques qui opposaient deux systèmes économiques et politiques et deux visions du monde incompatibles n’existent plus. L’URSS a disparu, ce dont nos médias en général tardent à s’aviser. La Russie est certes un vaste pays, grand comme trente quatre fois la France, mais son étendue même et la rigueur de son climat sont source d’innombrables difficultés. La démographie russe est stagnante. Avec 140 millions d’habitants, la Russie d’aujourd’hui est deux fois moins peuplée que l’URSS il y a vingt-deux ans. Sa population est au niveau de celle l’Empire tsariste en 1914. Le peuple russe est un grand peuple européen. 20% de sa population est de tradition musulmane (Tatars, Bachkirs de la Volga, Caucase du Nord, Sibérie méridionale) ou allogène (Sibérie du Nord, extrême Orient russe).
Entre l’Europe et l’Asie la Fédération de Russie (plus de 80 « sujets » c'est-à-dire entités constitutives) est un gigantesque « Etat-tampon » entre l’Europe et l’Asie ; elle est à cet égard indispensable et incontournable, comme elle l’est également par sa qualité de membre permanent du Conseil de Sécurité de l’ONU, par sa puissance nucléaire, par ses richesses énergétiques et par l’attrait de sa culture.
Economiquement, le PNB russe se situe au 8ème rang mondial. La Russie réalise près de la moitié de son commerce extérieur avec l’Union européenne principalement l’Allemagne (total des échanges de 74 Milliards d’euros), l’Italie (30 milliards) et la France (23 milliards).
Raisonnons en cinétique : dans quelques années (vers 2020), le PNB chinois aura rattrapé celui des Etats-Unis. Les capacités financières et budgétaires de la Chine vont égaler voire dépasser celles des Etats-Unis dans la prochaine décennie. Dans un XXIe siècle que structurera toujours plus la bipolarité sino-américaine, la place de l’Europe va continuer à rétrécir à tous points de vue, démographique (Europe : 20 % de la population mondiale en 1900, 7 % aujourd’hui, 4 % en 2050), mais aussi économique et budgétaire.
Dans de nombreux domaines, l’Union européenne ne pèsera plus assez lourd en 2050 pour exister face à la concurrence des Etats-Unis, de la Chine, voire d’autres pays émergents, à supposer qu’elle le veuille. Or, quelles que soient les tentations « eurasiatiques » de la Russie, il faut se persuader que celle-ci est d’abord « d’Europe ». Sa culture est européenne. Les aspirations de son peuple la tournent vers l’Europe, à commencer par celles des classes moyennes nombreuses qui s’y développent rapidement et offrent un marché aux produits européens. Cela ne l’empêche pas de chercher des débouchés en Asie pour son gaz, mais c’est une autre affaire… Si nous raisonnons toujours en cinétique, nous serons amenés à constater que l’Europe occidentale et la Russie, si elles ne coopèrent pas dans l’avenir, seront amenées à « sortir du jeu » dans un monde dont le centre de gravité se sera définitivement fixé au milieu de ce siècle dans le Pacifique.
On comprend que les néoconservateurs américains ne voient pas d’un bon œil le resserrement de la coopération entre les deux parties de l’Europe. Pourtant d’anciens secrétaires d’Etat comme MM. Kissinger ou Breszinski à la vue moins myope en viennent à admettre ce qu’ils appellent « une finlandisation » de l’Ukraine (terme qui évoque quand même la guerre froide). Sans doute dans leur esprit le « problème russe » n’a-t-il pas la même ampleur que le « problème chinois ».
La crise ukrainienne : distorsions et erreurs
Ce détour par la Russie permet de relativiser l’ampleur de la crise ukrainienne de 2014. Celle-ci traduit l’incapacité à penser ce que Georges Nivat appelle « la troisième Europe », après la première et la seconde, celles d’avant et d’après la chute du mur de Berlin. L’implosion de l’URSS a créé un « espace post-soviétique » voué pour l’essentiel après 1991 aux « thérapies de choc » libérales. Les Etats-Unis, à l’époque des Présidents Bill Clinton et George W. Bush ont encouragé les « révolutions de couleur ». Si la Russie, humiliée, a voulu reprendre la main dans son « étranger proche », on ne peut pas dire que l’Union européenne ait fait preuve de beaucoup de perspicacité dans le traitement du problème « post-soviétique ».
La principale erreur a été de vouloir traiter séparément le partenariat stratégique avec la Russie et le partenariat oriental avec les autres membres de la CEI. Le partenariat stratégique avec la Russie se trouvait en 2012 dans l’impasse (libéralisation non achevée des visas – « troisième paquet énergétique » en panne, etc.) quand les premiers accords d’association avec l’Ukraine, la Moldavie, l’Arménie, etc. commencèrent à être finalisés.
Certes la politique de l’Union européenne porte la marque d’impulsions contradictoires, provenant les unes des pays voisins (Pologne et pays baltes), les autres de l’Allemagne, de l’Italie et de la France, les pays anglo-saxons cultivant, à l’enseigne des « Droits de l’Homme », une idéologie non exempte d’une certaine russophobie. L’exportation des standards de la démocratie occidentale et d’une économie de marché concurrentielle ne pouvait que se heurter à la réalité des économies et des régimes post-soviétiques. La Russie elle-même s’efforçait de promouvoir une zone de libre-échange eurasiatique dont l’Ukraine était le gros morceau. Ces deux projets de « libéralisation » auraient pu confluer sur le papier. Dans la réalité, il n’en a rien été. Le bras de fer engagé avant le sommet de Vilnius (28 novembre 2013) entre le projet d’accord d’association porté par l’Union européenne et l’accord financier et gazier russo-ukrainien, a tourné à l’avantage de la Russie, le Président ukrainien Yanoukovitch ayant fait monter les enchères pour céder aux offres, plus alléchantes, il est vrai, de la Russie (15 milliards de prêts et forte réduction des prix du gaz russe). C’était sans compter sur les « tropismes européens » de l’Ukraine, pays composite et fragile, et le soulèvement de Maïdan, encouragé par maints dirigeants européens et américains. La destitution et la fuite du Président Yakounovitch aboutissaient à la formation d’un nouveau gouvernement ukrainien dont la Russie conteste la légitimité.
L’annexion de la Crimée a été la réplique apportée par la Russie à ce processus évidemment inconstitutionnel. Cette réplique viole évidemment la convention de Budapest de 1994 enlevant à l’Ukraine ses armes nucléaires mais garantissant en retour ses frontières de l’époque. Il est vrai que celles-ci étaient récentes, le décret rattachant une Crimée, historiquement russe, à l’Ukraine résultant d’un caprice de Khrouchtchev, lui-même ukrainien et désireux de commémorer, à sa façon, le trois-centième anniversaire du rattachement de l’Ukraine à la Russie. Ce transfert, à l’époque soviétique, ne changeait rien à la réalité du pouvoir. Il ne donna lieu à aucun référendum qui eût permis de connaître l’avis des Criméens.
Le viol de la légalité internationale était cependant caractérisé. Il n’est guère douteux non plus que les « forces locales d’autodéfense » qui ont pris le pouvoir en Crimée, devaient être fortement noyautées par des forces spéciales russes … La Russie allègue le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes reconnu par l’ONU. Mais la Charte des Nations Unies reconnaît d’abord le principe de la souveraineté et de l’intégrité territoriale des Etats. Dans l’idéal, une négociation aurait pu permettre de concilier ces deux principes. Dans les faits, il n’en a rien été. La Russie a opéré une simple « prise de gage », Peut-être craignait-elle la remise en cause par le nouveau gouvernement ukrainien du contrat de concession du port de Sébastopol à la Russie jusqu’en 2042.
Si les dirigeants européens voulaient bien, de leur côté, procéder à cet « examen de conscience » auquel les bons pères forment les élèves qui leur sont confiés, ils devraient reconnaître que le comportement de maints de leurs dirigeants a frôlé l’ingérence. Rien non plus n’autorisait le Commissaire Olli Rehn à affirmer que le but de l’accord d’association était l’adhésion pure et simple de l’Ukraine à l’Union européenne. Le Conseil européen n’avait rien décidé de tel. Quant aux déclarations faites en pleine crise par le Secrétaire général de l’OTAN, M. Rasmussen, elles n’étaient pas adroites. Si corrompu qu’il soit, le Président Yanoukovitch n’en était pas moins un Président élu. A un processus évidemment inconstitutionnel mais largement interne à l’Ukraine, la Russie quant à elle a apporté une réponse qui viole le droit international et dont le moins qu’on puisse dire est qu’elle n’a pas péché par excès de subtilité. Il n’est cependant guère douteux que si la population criméenne devait être à nouveau consultée, sous l’égide des Nations Unies, elle confirmerait son choix en faveur de la Russie.
Depuis l’échange téléphonique Poutine-Obama suivi de la rencontre entre les deux ministres des Affaires étrangères des Etats-Unis et de la Russie, fin mars 2014, il semble bien, au moment où j’écris (9 avril 2014), que la Russie n’ait pas l’intention de pousser en Ukraine l’avantage qu’elle a sur le terrain même si la situation dans les villes de l’Est ukrainien peut évidemment déraper. Au plan économique, la Russie aurait beaucoup à y perdre mais les pertes, pour l’Allemagne, l’Italie, la France et d’autres ne seraient pas nulles.
Comment rendre possible la troisième Europe ?
Le moment est donc venu, dans l’intérêt de l’Europe tout entière, d’engager une désescalade et de ne pas céder aux sirènes des partisans d’une nouvelle « guerre froide ». Celle-ci serait contraire à l’intérêt de la France et de l’Europe tout entière. Les conditions dans lesquelles se dérouleront les élections prévues le 25 mai en Ukraine devraient permettre d’amorcer le retour à la légitimité démocratique. Leur liberté et leur transparence doivent être assurées. Ce sont ces garanties qu’il faut réunir.
La fédéralisation à tout le moins ou une décentralisation poussée de l’Ukraine ne doit pas être un tabou. La seule vraie question est celle des compétences de l’Etat ukrainien et donc aussi celles des régions. La création, à brève échéance, d’une Commission impliquant les régions et visant à préparer cette transformation de l’organisation interne de l’Ukraine permettrait de détendre l’atmosphère. La garantie internationale de la neutralité de l’Ukraine entre les pays de l’OTAN et la Russie serait de bon sens. La Russie n’a ni les moyens ni la volonté d’une guerre avec l’OTAN et celle-ci n’a pas vocation à s’étendre plus à l’Est. A plus long terme, la libéralisation des échanges doit se faire progressivement de Brest à Vladivostok. Ce processus, inscrit dans les traités, doit se réaliser par étapes. La Russie fait aujourd’hui partie de l’OMC. Il n’y a aucune bonne raison de traiter séparément l’Ukraine et la Russie. L’intérêt bien compris de l’Europe n’est pas, encore une fois, de ranimer les brandons de la guerre froide.
La crise ukrainienne de 2014 illustre surtout l’incapacité de penser le problème européen dans son ensemble, à l’échelle de la grande Europe, jadis évoquée par le général de Gaulle, celui d’une Europe vraiment européenne, qui ne recréerait pas en son sein la frontière qui séparait jadis l’Empire byzantin de l’Empire romain d’Occident. Dans l’immédiat, l’Union européenne et la Russie feraient bien de se concerter, sous l’égide du FMI, pour stabiliser l’Ukraine dont l’économie est au bord de la banqueroute. La guerre du gaz évoquée par les médias n’a pas de sens. Le gaz ne coulera pas d’Ouest en Est, pas plus que l’eau des fleuves ne remonte à sa source. Mais on peut attendre que dans l’intérêt européen commun, la Russie accorde un rabais sur le prix du gaz qu’elle vend à l’Ukraine. En ce sens, la crise ukrainienne de 2014 est bien une « crise européenne », celle de la « troisième Europe » qu’il nous faut aujourd’hui surmonter si nous voulons qu’à l’avenir notre continent cesse d’être un objet et redevienne un sujet des relations internationales.
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