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Crise des banlieues et refondation républicaine


par Jean-Pierre Chevènement, Marianne, 13 novembre 2005


En cet automne 2005, la crise des banlieues n’illustre pas seulement les effets des propos du ministre de l’Intérieur. La poudrière était déjà là. Nicolas Sarkozy, en choisissant ses mots, a fait des étincelles. Il n’a pas inventé la poudre.

La crise des banlieues révèle déjà bien davantage les conséquences pernicieuses de l’abandon de la police de proximité mise en place à partir de 1999 et progressivement vidée de sa substance depuis 2002. Plus profondément, cette crise témoigne de l’incapacité croissante de notre pays à « faire France ».

Ce qui s’est passé à Clichy-sous-Bois, le 27 octobre, est évidemment un accident, mais cet accident traduit à coup sûr un rapport profondément perturbé de la jeunesse des cités à la police. Certes, je ne tomberai pas dans l’angélisme : la réduction imbécile de la vie des jeunes de banlieue à l’affrontement avec les « keufs » ne date pas d’aujourd’hui. Il suffit de revoir un film déjà ancien de Matthieu Kassovitz, « La haine », pour s’en souvenir.

C’est pour combler ce fossé d’incompréhension que j’avais mis sur pied une police dite « de proximité », testée, à partir de 1999, dans soixante-sept circonscriptions de police, puis généralisée en 2000-2001. Ces circonscriptions ont été découpées en plusieurs secteurs, en vue de territorialiser l’action de la police, de rapprocher la police de la population, de favoriser la connaissance mutuelle et l’action partenariale (avec les collectivités locales, les bailleurs sociaux, les compagnies de transport en commun, les commerçants, etc.), dans le cadre des contrats locaux de sécurité. Contrairement à la caricature qu’en fait M. Sarkozy quand il évoque « une conception hémiplégique de la police » [1], la police de proximité exerçait dans leur plénitude ses pouvoirs de police judiciaire. J’ai toujours considéré comme stupide d’opposer la prévention et la répression., le « tout éducatif » d’une certaine gauche angélique et le « tout répressif » d’une police réduite à sa seule fonction d’intervention, quand déjà le feu brûle et qu’il est trop tard pour prévenir l’incendie. Bien évidemment la police doit marcher sur ses deux jambes : la prévention est souhaitable, autant que possible et la répression autant que nécessaire.

La loi dite d’orientation et de programmation sur la sécurité intérieure du 29 août 2002 a donné à M. Sarkozy 13.500 emplois supplémentaires dans la police et la gendarmerie sur cinq ans. 6.400 étaient en principe destinés à la police de proximité. Qu’en a-t-il fait ?

En réalité, une lecture attentive de la circulaire du 24 octobre 2002 laissait deviner le virage doctrinal du ministre de l’Intérieur, confirmé par le limogeage à grand spectacle du Directeur de la Sécurité Publique de la Haute Garonne, en février 2003, agrémenté, en public, de ces fortes paroles : « La police n’est pas faite pour organiser des matchs de foot avec les jeunes des quartiers ». L’effet en était garanti : les unités territorialisées ont été vidées de leurs effectifs. L’action partenariale a été délaissée. L’objectif d’une meilleure connaissance réciproque de la police et de la population a été perdu de vue. L’équilibre nécessaire entre prévention et répression a été rompu.

Il ne suffira pas cependant de rendre de la substance, c’est-à-dire des effectifs à la police de proximité, pour recréer la confiance dans les cités. Le mal est beaucoup plus profond. A travers la crise des banlieues, c’est l’incapacité de notre société à « faire France » qui éclate aujourd’hui.

Alain Touraine et la gauche différentialiste avec lui croient trouver dans cette incapacité un argument supplémentaire contre le républicanisme français identifié à l’universalisme ... « ce qui entraîne le plus souvent le rejet ou l’infériorisation de ceux qui sont différents » [2]. Ils ne s’avisent pas que leur apologie du « droit à la différence » et du modèle communautariste qu’elle sous-tend constitue à la fois un symptôme et un accélérateur de cette désagrégation sociale qu’ils prétendent déplorer. Comme si étaient en cause non pas le chômage et le délaissement, mais « le droit de chacun de vivre dans le respect de ses appartenances culturelles ... en associant toujours liberté des organisations religieuses et liberté religieuse des individus » [3]. C’est ne pas voir que l’égalité est une idée beaucoup plus difficile que la différence. C’est surtout faire de la crise des banlieues d’abord une crise culturelle voire religieuse plutôt qu’une crise sociale et mettre en scène « le choc des civilisations » à Clichy-sous-Bois : un rêve pour les néo-conservateurs américains ! Ils s’en réjouissent à pleines pages !

Cette crise interpelle à coup sûr l’idéal républicain : celui-ci est-il encore capable de donner corps à ses principes ou au contraire doit-il capituler en rase campagne, en livrant les banlieues aux communautarismes ? Je ne suis nullement étonné que la gauche différentialiste penche pour la deuxième solution. Elle a toujours traîné les pieds pour donner corps à l’idéal de la citoyenneté : j’avais proposé, en 1999, de créer, sur le modèle des anciens IPES, des préparations rémunérées aux concours de la Fonction Publique pour tous les jeunes défavorisés et pas seulement pour les jeunes adjoints de sécurité préparant les concours de gardiens de la paix. Alors que vont partir à la retraite des centaines de milliers de « baby-boomers », c’eût été et ce serait encore l’occasion de mettre le pied à l’étrier à des dizaines de milliers de jeunes de banlieue qui manquent plus de ressources et d’entregent que de talents. La réunion interministérielle de mars 2000 consacrée à la citoyenneté n’a abouti à rien de tel, seulement à une modeste mesure : l’ouverture d’une ligne téléphonique - le 114 - pour signaler les cas de discrimination, généralement à l’entrée des discothèques ... Ce ne fut pas le fait du hasard mais de « l’incapacité de toute la gauche à tenir un discours homogène » pour parler comme Lionel Jospin [4], sur cette question de l’accès à la citoyenneté comme sur celle de la sécurité.

En fait, la gauche différentialiste ne croit pas à la République, tout simplement parce qu’elle plonge ses racines ailleurs. La République est donc aujourd’hui sommée de faire ses preuves. C’est de toute évidence la question de la justice sociale qui est posée. N’est-ce donc pas aussi celle d’une Banque Centrale européenne dont la philosophie est de maintenir en Europe un chômage structurel de 10 % de la population active pour que l’inflation reste contenue en dessous de 2 % par an ?

La crise des banlieues renvoie aux mêmes raisons qui ont rendu le « non » majoritaire à 55 %, le 29 mai dernier. Le vrai clivage n’est pas entre « la racaille » et les « Français », comme voudrait le faire accroire Nicolas Sarkozy. Il est entre la France populaire et celle des beaux quartiers, ou plus précisément encore entre les perdants et les gagnants de la mondialisation libérale. Faire de la crise des banlieues d’abord une crise « culturelle » c’est nier sa dimension sociale pour opposer les couches populaires entre elles. On ne peut pas reprocher à la gauche différentialiste - pas plus qu’à la droite communautariste - de manquer de cohérence idéologique.

La crise des banlieues illustre l’impasse dans laquelle notre pays s’est fourvoyé depuis le milieu des années soixante-dix, impasse du laisser-faire et du laisser-aller et de la renonciation paresseuse, au nom d’une Europe fantasmée, à maîtriser son destin. La droite et la gauche y ont chacune leur part. C’est une crise de la France beaucoup plus qu’un problème de la France avec ses « beurs ».

C’est pourquoi le remède est suprêmement politique. Il faut faire, en tous domaines, retour à la République, rendre pour tous son lustre à la citoyenneté, ensemble indissociable de droits et de devoirs. Il faut aussi redonner un sens à la France au XXIe siècle.

Jacques Chirac semblait en avoir eu l’intuition en 2002-2003, en refusant de cautionner l’invasion de l’Irak par l’Hyperpuissance américaine. Pour traduire ce bon mouvement dans l’ordre intérieur, il ne suffira pas de « poursuivre l’action engagée », comme l’a déclaré dimanche dernier le Président de la République. C’est d’une refondation républicaine dont la France a, à nouveau, besoin, comme à la fin du XIXe siècle, ou aux lendemains de la Deuxième guerre mondiale. Vaste programme !

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[1] Le Monde, 5 novembre
[2] Le Monde, 8 novembre 2005, Alain Touraine « Les Français piégés par leur moi national »
[3] Le Monde, 8 novembre 2005, Alain Touraine « Les Français piégés par leur moi national
[4] Lionel Jospin, Le monde comme je le vois, p. 240


Rédigé par Jean-Pierre Chevènement le Dimanche 13 Novembre 2005 à 13:19 | Lu 6127 fois




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