Remis au Premier ministre, M. Jean-Marc Ayrault, le 1er février 2013, le rapport de M. Thierry Tuot prônant une société « inclusive » (1) a souvent été confondu avec des contributions parallèles prônant clairement l’adaptation du pays d’accueil (la France, en l’occurrence) aux migrants dans leur diversité, c’est-à-dire, pour parler clair, l’acceptation du communautarisme. Ces contributions suscitèrent à l’époque un fort rejet qui frappa indirectement le rapport de M. Tuot. Celui-ci, à première lecture, ne le méritait pas. Il tranche par une certaine juvénilité sur la grisaille des rapports administratifs. Cette juvénilité tient à certains bonheurs de style mais, plus profondément, à une forme d’indignation mal contenue devant la détresse du monde. L’indignation est nécessaire, à coup sûr, mais ne saurait cependant remplacer l’analyse.
Le rapport Tuot est à cet égard révélateur d’un certain « esprit du temps » qui n’a guère changé et continue d’inspirer l’action des pouvoirs publics, même si ceux-ci, à l’époque, ont pris clairement leurs distances, en publiant le 11 février 2013 une « feuille de route du gouvernement » intitulée « Politique d’égalité républicaine et d’intégration ». Cette feuille de route reprend assez timidement quelques-unes des mesures suggérées par M. Tuot (modernisation des foyers de travailleurs migrants, « carrés confessionnels » dans les cimetières, généralisation du label « diversité » dans les administrations, promotion de la diversité dans les médias) mais vide de leur substance la plupart de ses autres propositions (ainsi la territorialisation de la politique d’intégration sous la responsabilité d’un EPIC (Établissement public industriel et commercial) manifestant de la part de M. Tuot une claire distanciation vis-à-vis du rôle et de l’action des préfets). Surtout, la feuille de route du gouvernement revient très nettement au concept d’intégration que M. Tuot suggérait d’abandonner pour y substituer l’ambition d’une « société inclusive ».
Le rapport Tuot est à cet égard révélateur d’un certain « esprit du temps » qui n’a guère changé et continue d’inspirer l’action des pouvoirs publics, même si ceux-ci, à l’époque, ont pris clairement leurs distances, en publiant le 11 février 2013 une « feuille de route du gouvernement » intitulée « Politique d’égalité républicaine et d’intégration ». Cette feuille de route reprend assez timidement quelques-unes des mesures suggérées par M. Tuot (modernisation des foyers de travailleurs migrants, « carrés confessionnels » dans les cimetières, généralisation du label « diversité » dans les administrations, promotion de la diversité dans les médias) mais vide de leur substance la plupart de ses autres propositions (ainsi la territorialisation de la politique d’intégration sous la responsabilité d’un EPIC (Établissement public industriel et commercial) manifestant de la part de M. Tuot une claire distanciation vis-à-vis du rôle et de l’action des préfets). Surtout, la feuille de route du gouvernement revient très nettement au concept d’intégration que M. Tuot suggérait d’abandonner pour y substituer l’ambition d’une « société inclusive ».
A priori, qui pourrait se dire en désaccord avec le projet d’une société d’inclusion ? Inclure vaut mieux qu’exclure ! Mais M. Tuot définit l’inclusion par opposition non à l’exclusion mais à la « prédation », une société de dominants « maintenant frontières et barrières à leur profit ». Allons-y voir de plus près. L’inclusion remplacerait l’intégration dont M. Tuot donne une définition essentiellement négative : celle-ci garantirait seulement que « le défaut de prospérité, de santé ou d’emploi n’est pas dû à d’autres motifs qu’éprouvent et subissent ceux auxquels une origine étrangère n’est pas prêtée ». Définition quelque peu chantournée, qui substitue l’indifférenciation d’un sort subi à la fois par les autochtones et les migrants à un projet de réussite partagée. La France n’est plus, pour M. Tuot, qu’un mot vide de perspectives.
M. Tuot regrette « les généralités majuscules de bronze » (le drapeau assimilé à Déroulède) aussi bien que l’idée d’une « machine à mouler des Français » et avoue « notre incapacité à nommer et à définir ce à quoi on s’intègre » : « une société émiettée, tribalisée, internationalisée, individualiste, fragmentée, où les communautés multiséculaires (famille, paroisse, province) et les groupements collectifs assurant la socialisation » (syndicats, partis, églises) sont remplacés par de multiples appartenances « croisant les critères et insoucieux de cohérence ». Prenant acte de ce que diverses communautés se sont substituées au projet d’une communauté de citoyens s’efforçant de construire son destin, M. Tuot propose donc de remplacer le mot « intégration » par l’ambition d’une « société inclusive » Celle-ci, écrit-il, « demande à chacun de rejoindre collectivement son centre et de ne pas demeurer seul sur ses marges ». Elle « demande à chacun, poursuit M. Tuot, donc à tous, sans exception, de construire la dynamique centripète, ramenant en son sein la plus grande part possible de ses composants ».
Si le lecteur ne comprend pas du premier coup, M. Tuot ajoute que l’effort doit être « partagé par tous ceux qui résident ici : c’est un horizon commun d’effacement des divisions, non un effort asymétrique, où certains ont des droits et d’autres des devoirs ». Nous sommes très près de l’idée plus clairement affichée par des militants sans doute un peu simples et moins précautionneux dans leur langage que c’est à la France de s’adapter aux migrants et non pas l’inverse, comme de part et d’autre on l’avait longtemps cru.
M. Tuot me semble avoir abandonné l’idée républicaine de la nation, confondue avec un repli passéiste pour en appeler à une république idéale professant « l’unité du genre humain », de laquelle découlerait « l’obligation absolue pour l’État de garantir à chacun les éléments matériels de sa dignité […] de vivre selon son choix et de croire dans le respect partagé des libertés d’autrui ». Et de conclure : « Qui le refuse refuse d’être français. » Je ne sais pas si M. Tuot mesure bien à quel point le ton moralisateur et culpabilisateur qu’il adopte très naturellement à l’égard de ceux que ne définit pas leur extranéité, c’est-à-dire les « autochtones », dits encore « souchiens » dans l’aimable jargon contemporain, méconnaît la réalité vécue de certains quartiers qui fuient lesdits « autochtones » quand ils en ont les moyens, pour s’exiler dans de lointains espaces périphériques (voir, à cet égard, les analyses fort incorrectes de Christophe Guilly).
La rhétorique de l’inclusion « joyeuse » conduit à effacer la distinction entre citoyens français et résidents étrangers, même s’ils se trouvent en situation illégale sur notre territoire. L’ambition d’une « société d’inclusion » me paraît répondre à l’incapacité où M. Tuot se trouve de définir ce à quoi il faut s’intégrer : la République française tout simplement, une communauté de citoyens capable de définir ensemble dans un espace laïque un projet collectif et, ainsi, de continuer la France. Celle-ci a préexisté à la République : on peut même dire que c’est la France qui a rendu possible la Révolution et donc la République ! Si impressionnant que soit le renversement copernicien opéré par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, faisant descendre la souveraineté du Ciel sur la Terre et de Dieu à l’Homme, nul ne peut nier, cependant, les éléments de continuité qui existent entre la France de l’Ancien Régime et la France nouvelle qui, trois ans après avoir proclamé la souveraineté de la Nation, a instauré la première de nos républiques. Pour que la volonté générale pût s’exprimer au sein des Assemblées révolutionnaires, encore fallait-il que les parlementaires pussent se comprendre : ils se parlaient en français et ils le parlaient fort bien ! De même est-il absurde aujourd’hui de vouloir opposer une France d’hier, celle de nos villages et de nos petites villes et celle des grandes métropoles ouvertes au monde. La France est une et diverse à la fois. Elle forme un tout.
Il faut donc réfuter l’opposition commode, mais non dépourvue de perversité, de la France et de la République. L’identité républicaine de la France est profondément enracinée dans l’esprit de nos concitoyens. En l’an 216 de la République, cette opposition n’a plus de sens, sauf s’il s’agit d’effacer la nation au nom de la globalisation ou d’une Europe substitut des nations.
M. Tuot n’est quand même pas conseiller d’État pour rien, il renvoie dos à dos, et à juste titre, les deux extrêmes : l’extrême droite repliée sur ses archaïsmes (ce qui mériterait une analyse plus fouillée car tous ne partagent pas, selon moi, la conception ethnique de la nation) et la petite minorité d’activistes « qui croient rejoindre le Vercors en aidant un clandestin ou prétendent prévenir un nouveau Vel’ d’Hiv, protégés par les lois qu’ils violent et la justice de la République qu’ils nient » (2). M. Tuot a tout à fait raison de renvoyer dos à dos le Front national et certaines associations bien-pensantes mais en réalité malfaisantes. Ils se nourrissent l’un l’autre. Mais M. Tuot serait mieux inspiré encore s’il ne contribuait, par certaines confusions, à alimenter cette « bien-pensance », à laquelle il est difficile de s’arracher, tant elle est, comme l’enfer, pavée de bonnes intentions…
M. Tuot me paraît sous-estimer gravement les déséquilibres démographiques notamment de l’Afrique subsaharienne dans des pays où le taux de fécondité dépasse cinq et quelquefois six ou sept enfants par femme. Il sous-estime, surtout, la multiplication des États faillis, faillite à laquelle l’Occident a souvent pris sa part (Irak, Afghanistan, Libye) mais pas seulement lui (Érythrée, Somalie, Mali, Centrafrique et Afrique des Grands Lacs).
Il sous-estime, enfin, ce que Laurent Bouvet appelle l’« insécurité culturelle », c’est-à-dire les difficultés de coexistence de communautés dont on peut constater la réalité mais que l’on ne devrait pas encourager, en en faisant la norme de l’organisation sociale : c’est cela qui définit le communautarisme par rapport au modèle républicain. Celui-ci ne prétend pas décrire la réalité, mais tend à fixer des normes inspirant l’action publique.
À première lecture, j’aurais vivement reproché à M. Tuot d’ignorer presque totalement le rôle de l’emploi et de l’École de la République dans la réussite du processus de l’intégration, s’il ne se rattrapait pas par une pirouette, à la fin de son rapport (pp. 60-62) : « La politique d’intégration est la politique. Toute politique doit être politique d’intégration. » Je suis entièrement d’accord sur ce point qui est l’essentiel (et sur quelques autres) avec M. Tuot. « Là comme ailleurs, écrit-il, il ne saurait être question de conduire une politique spéciale, car il est impossible d’identifier les publics, ce qui, d’après lui, rend nécessaire de passer par les territoires. » J’aimerais convaincre M. Tuot que ce qui manque peut-être le plus à l’intégration, c’est d’abord et beaucoup plus que la territorialisation de l’action publique une idée moderne et ambitieuse de la France. Un pays qui ne s’aime pas n’attire pas et ne donne pas envie aux jeunes issus de l’immigration de s’intégrer à lui. J’adhère pleinement à l’idée que beaucoup de ces jeunes sont des atouts méconnus de la France, autant de passerelles potentielles jetées vers d’autres aires culturelles (monde arabe, Afrique, pays lusophones, Asie du Sud-Est). Cette idée était déjà celle de Jacques Berque en 1985, qui m’a aussi encouragé, par ailleurs, à donner ses chances au projet d’un « islam en France », propre à inspirer les évolutions théologiques nécessaires dans le monde arabo-musulman.
Oui, la France doit se projeter dans le XXIe siècle, ce qui ne signifie pas qu’elle doive se dissoudre dans la globalisation. Tout ne se ramène pas à des calculs d’optimisation financière. À courte vue est bien souvent la croyance en l’efficience des marchés !
Pour ma part, j’ai confiance dans le rebond de la France. D’immenses tâches la sollicitent : c’est à elle qu’incombe d’abord le redressement de l’Europe. L’Allemagne ne pourra pas durablement imposer ses décisions à l’Europe. Elle aura besoin d’une France ayant rétabli ses équilibres internes qui ne sont pas qu’économiques. La France redeviendra ainsi capable de jouer le rôle politique qui l’a toujours caractérisée. La France manque aujourd’hui pour promouvoir entre l’Occident et les pays émergents un véritable dialogue politique. La dimension de la volonté est essentielle. Il n’y a pas de cap pour qui ne connaît pas le port. Enfin, le développement de l’Afrique et le projet de francophonie nous jettent un défi dont nous n’avons encore ni mesuré les enjeux ni pris les moyens.
Il faut bien répondre à la question posée par M. Tuot : à quel pays, doté de quel projet et de quel potentiel, les jeunes issus de l’immigration peuvent-ils bien avoir envie de s’intégrer ? Cette question s’adresse en fait à tous les Français : quel projet offrons-nous collectivement aux jeunes générations ? C’est ce projet, en positif, que je souhaite énoncer, car il n’y a pas d’autre réponse à la question de l’intégration. Je m’écarte ici du rapport de M. Tuot qui me semble s’accommoder un peu trop du monde tel qu’il va.
La France et l’Europe
Cessons, d’abord, de nous poser de fausses questions :
La France est en Europe. Elle ne va pas « quitter l’Europe ». Elle est, avant tout autre, le « pays fondateur » du projet européen, selon des modalités, il est vrai, au départ tâtonnantes : méthode communautaire avec la CECA (1951), puis le projet de Marché commun (1957), projet d’Europe confédérale mis en avant par le général de Gaulle (plan Fouchet [1962], traité de l’Élysée [1963], compromis de Luxembourg [1966] sur le droit de veto). Ne demandons pas à notre jeunesse de choisir entre l’Europe et la France : c’est parce que nous sommes français que nous avons fait le choix européen. Mais nous n’avons pas choisi de construire n’importe quelle Europe. Ce n’est pas sur l’Europe que doit porter le débat mais sur les modalités de sa construction et sur ses dérives aujourd’hui patentes. Elle est aujourd’hui prisonnière de traités qui constitutionnalisent le néo-libéralisme. Or nous ne voulons pas d’une Europe technocratique et inféodée qui n’offre d’autre perspective à ses citoyens que l’austérité et le chômage. L’Europe ne périme pas les nations. Elle est une famille de nations. Et celles-ci sont responsables du sort commun. C’est pourquoi l’Europe ne peut se passer de la France pas plus que celle-ci ne peut donner son congé à l’idée européenne. Aujourd’hui, ce n’est pas l’Europe qui est, selon l’expression du général de Gaulle, le levier d’Archimède de la France. C’est l’inverse qui est vrai : c’est la France qui est le levier d’Archimède de l’Europe si celle-ci veut sortir politiquement de l’impasse où l’enferme l’application rigide de la « règle d’or » forgée par l’Allemagne et qu’elle a voulu appliquer à tous les autres pays sans discernement.
Nous faisons donc nôtre l’objectif d’une solidarité croissante des peuples européens. Mais, il faut le dire, la construction européenne telle qu’elle a été engagée, principalement sous l’inspiration de Jean Monnet, a été viciée, dès le départ, par des choix erronés (l’Europe conçue non dans le prolongement des nations, mais par substitution à elles, plaçant les peuples devant une succession de « faits accomplis » et, surtout, l’Europe transformée peu à peu en cheval de Troie du néo-libéralisme). La France doit proposer une évolution de la construction européenne vers quelque chose de raisonnable : un compromis entre le legs communautaire et la méthode confédérale. La France ne sera pas seule pour cela, car la plupart des pays européens tiennent à leur indépendance nationale, à commencer par la Grande-Bretagne, mais cela est vrai de beaucoup d’autres.
L’« Europe européenne »
L’Europe n’a de sens que si elle est un projet « mondial », capable de défendre ses intérêts dans le monde du XXIe siècle. Elle doit donc être l’« Europe européenne » qu’appelait de ses vœux le général de Gaulle. L’« Europe européenne », incluant le « partenariat stratégique » avec la Russie conclu en 2003, voilà un projet digne de la France pour le prochain siècle. Alliée des États-Unis, certes, mais non point vassale. La vocation de la France n’est pas dans l’« occidentalisme » mais d’être un trait d’union entre le monde occidental auquel elle appartient et les pays émergents d’Asie, d’Amérique latine, mais aussi d’Afrique. Seule une Europe européenne peut répondre à l’aspiration des peuples. Une Europe démocratique et donc reposant sur le consentement de ses nations. À géométrie variable car, par définition, ce consentement ne va pas de soi. Son contenu doit être centré sur l’essentiel : la croissance économique et l’emploi, la recherche ensuite et la politique extérieure enfin. Quiconque a réfléchi au problème des migrations sait que la réponse tient en un mot : le codéveloppement. Mais celui-ci n’est resté qu’un mot. Des « accords de gestion concertés » avec les pays d’origine ont été imaginés pour organiser les flux réguliers (étudiants-stagiaires de la formation professionnelle) et mieux maîtriser l’immigration irrégulière. Ces accords dotés de trop faibles moyens ont été cependant difficiles à mettre en œuvre, parce que les pays sources ne contrôlent pas et ne veulent d’ailleurs pas contrôler leurs migrants. Il faut concevoir les choses à une tout autre échelle en sachant par avance que nous sommes en présence d’une dynamique que l’on ne peut qu’infléchir qu’à la marge. Leur développement permettra aux pays sources de maîtriser mieux leur démographie. La responsabilité politique de contenir leur démographie, des pays comme la Chine ont su la prendre. Mais la Chine est un État et il y a trop peu d’États en Afrique. Il n’est cependant jamais trop tard pour tenir le langage de la responsabilité. Ajoutons que les grandes religions restent fidèles à l’injonction du créateur : « Croissez et multipliez ! » Elles ne veulent pas connaître la contraception. Peut-on faire évoluer cette position rétrograde ? Une démographie non maîtrisée empêche l’épargne et l’investissement sans lequel aucun développement de l’Afrique n’est possible. L’Europe serait mieux inspirée si elle se préoccupait des maux grandissants qui se manifestent à son Sud plutôt que des menaces imaginaires à l’Est qui réinstallent la guerre froide sur son sol et justifieront dans l’avenir le maintien de son inféodation. Or, pour être désirable, il faut que l’Europe puisse s’affirmer de manière indépendante. Pour être pleinement européenne, cette Europe confédérale doit inclure un partenariat stratégique avec la Russie et avec les pays de la rive sud de la Méditerranée, à commencer par le Maghreb.
L’Union à vingt-huit est en crise. L’euro la fracture. Une « grande Europe » doit être plus souple. La « subsidiarité » doit devenir réalité. « Un peu d’air », tel est le cri unanime qui se fait partout entendre et pas seulement en France (depuis le référendum du 29 mai 2005 rejetant le projet de Constitution européenne). Le grand problème de l’Europe, c’est la surdité de ses élites et l’absence corrélative de la démocratie. On le voit dans le cas de la Grèce.
Frappée d’un vice congénital (hétérogénéité des nations qu’elle réunit), la monnaie unique, selon moi, n’est pas viable à terme. Elle nourrit des évolutions divergentes qui se révèlent déjà insupportables : il serait raisonnable d’organiser à l’initiative de l’Allemagne et de la France le passage de la monnaie unique à une monnaie commune. Ce n’est pas le lieu d’exposer ce réaménagement d’ensemble du système monétaire européen.
Nous pouvons convaincre l’Allemagne que cette réforme correspond non seulement à la nature des choses, mais à ses intérêts bien compris. En effet, l’Allemagne ne veut pas sacrifier sa compétitivité au maintien d’une monnaie artificielle qui fait peser sur son économie des engagements croissants qu’elle ne peut ni ne veut soutenir.
Quant à la France, elle doit pouvoir reconquérir sa compétitivité autrement que par la voie d’une dévaluation interne insupportable. La réindustrialisation du pays favorisera, tout comme la claire perception du rôle que la France doit jouer dans le redressement de l’Europe, la reprise du processus de l’intégration de tous ses citoyens.
Face au terrorisme
Un dernier point mérite d’être traité à la lumière des récents attentats « djihadistes ». Le problème du terrorisme djihadiste doit être traité avec sang-froid et hauteur de vues.
Avec sang-froid : jamais le terrorisme n’a renversé une démocratie. Par la barbarie de leurs actes, les terroristes djihadistes espèrent susciter un « clash de civilisations » et dresser face à face l’Islam et l’Occident. Ne leur faisons pas ce cadeau en ressuscitant de notre côté l’esprit des croisades. La venue au pouvoir du FN serait une catastrophe pour la France. Elle nous couperait durablement du monde arabo-musulman et de l’Afrique, dont la modernisation importe au premier chef au maintien de la France comme grande nation. Elle susciterait enfin, en son sein, un redoublement des affrontements dont il est de l’intérêt de l’État de les contenir et de les résorber par une ferme pédagogie républicaine.
Avec hauteur de vues : pour assécher le terreau du terrorisme, il faut agir à la fois au plan intérieur et au plan extérieur, tant il est vrai qu’il se nourrit des conflits qui agitent le monde arabo-musulman aussi bien que des tensions qui minent notre société.
L’intégration républicaine
C’est en tenant aussi au plan international un langage de raison que la France permettra la reprise du processus d’intégration, concept que je juge préférable à tout autre. La France s’est faite au long des siècles, en acceptant des apports successifs (italien, espagnol, anglo-saxon, germanique, juif, arménien, portugais, maghrébin) mais sans que cela porte atteinte, selon l’expression de Jacques Berque, à « la structure de sa personnalité » (3). Le mot « assimilation » semble signifier une réduction à l’identique. Il n’est pas approprié. Le mot « inclusion » a toute chance de déguiser le communautarisme, c’est-à-dire une politique qui fait plus que reconnaître les communautés mais les promeut sur le modèle anglosaxon, « égaux mais séparés ». Ce modèle différentialiste est aux antipodes du modèle républicain français. Il doit être rejeté fermement.
Finalement, le mot le moins mal approprié est celui d’« intégration », car il accepte les différences mais dans le cadre républicain. Dès lors que la vie se déroule sous le toit des principes républicains communs, la liberté est la règle et la loi l’exception… L’expérience montre qu’un large pragmatisme peut s’exercer dans le cadre républicain. Le succès de ce modèle d’intégration est allé de pair depuis le XIXe siècle avec la croissance économique, non sans des effets « de mascaret » : rejet puis acceptation des immigrés par les « autochtones ». Le premier problème aujourd’hui vient de ce qu’un chômage de masse s’est répandu. Une deuxième raison des difficultés actuelles vient de la crise de l’identité républicaine de la France : un pays qui se débine lui-même en permanence n’attire pas. Comment des jeunes issus de l’immigration pourraient avoir envie de s’intégrer à un pays qui étale ses névroses en permanence et n’est même pas capable de valoriser l’apport de ses anciens ressortissants ? La troisième raison des difficultés est objective : elle vient de la réelle altérité culturelle. En soi, cette altérité n’empêche pas l’intégration mais il n’est guère contestable que les modèles familiaux endogamiques et patriarcaux qui caractérisent les pays méditerranéens, sans parler de l’image que donne le terrorisme djihadiste, ne la favorisent pas.
Il n’y a pas d’autre réponse à ce terrorisme qu’une politique républicaine à la fois laïque et ferme. Il faut rappeler que ce sont les musulmans qui, les premiers, ont fait les frais de ce terrorisme, en Algérie notamment. Il ne saurait y avoir une culture de l’excuse pour les terroristes. La loi républicaine doit s’appliquer fermement à tous. Pour réussir l’intégration, il faut partir d’une position de principe : aucune tolérance vis-à-vis des discriminations aussi bien que de la délinquance ne peut être acceptée. Il est nécessaire que les étrangers établis sur notre sol, surtout s’ils doivent acquérir la nationalité française, comme c’est la vocation de beaucoup, appliquent la loi républicaine, mais en comprennent aussi l’esprit : la République favorise le « commun ». Elle accepte mais ne valorise pas la différence en tant que telle. Le peuple français n’est pas raciste quand il demande que l’on respecte quelques principes simples : la liberté d’expression qui ne connaît d’autre limite que la profession de la haine de l’autre, la laïcité qui n’est tournée contre aucune religion mais privilégie la capacité à penser par soi-même, l’égalité homme-femme, le respect de la propriété privée, une politesse élémentaire enfin. Il n’y a aucune raison que l’islam, dont le texte sacré est celui qui fait le plus appel à l’exercice de la raison naturelle, se révèle incompatible avec la République. Il en va, bien sûr, tout autrement pour ses interprétations potentiellement djihadistes qui ne peuvent être tolérées.
Si j’énonce ces règles avec fermeté, c’est pour préserver l’avenir du continuum humain qui s’est créé et se développera encore entre les deux rives de la Méditerranée. Que la République soit métissée, et le soit de plus en plus, me paraît être dans l’ordre normal des choses. La République française est pluriethnique mais elle ne saurait être multiculturelle, c’est-à-dire juxtaposer des communautés fermées sur elles-mêmes. La République, au contraire, est libératrice de ces appartenances communautaires étouffantes. Qu’il y ait là une source de tensions est probable. Mais c’est une tension saine, parce qu’elle oblige à se penser à égalité avec tous ceux qui se revendiquent de la nationalité française. C’est une modeste discipline que chaque citoyen doit s’imposer à lui-même. Je n’écris pas cela pour légitimer la plus petite discrimination, au contraire. Il faut être intraitable avec la définition de ce qui est ou n’est pas français : est français celui qui a la nationalité française. Cela implique un rapport d’égalité sans restriction aucune. Le « regard colonial » est une survivance d’un passé révolu. Il doit être fermement combattu. Je salue à cet égard le souci exemplaire de nos enseignants d’être justes à l’égard de tous les enfants qui leur sont confiés. L’École mérite bien de la République. La fermeté sur les principes est la condition d’une intégration réussie dans la durée. La République ne demande à aucun de ses citoyens de renier ses racines. Elle les invite seulement à relativiser leurs différences. Ce n’est pas la faute de la République si un divorce s’est créé entre les principes et la réalité, mais c’est faute de république dans des domaines essentiels : l’emploi, le logement, l’urbanisme, l’École et la promotion sociale. Les invocations à la « diversité » ne peuvent pas justifier l’abolition des principes républicains : le recrutement par concours, par exemple. Il y a d’autres moyens de faire vivre l’égalité : la multiplication et le relèvement des bourses accordées à la fois au mérite et sur critères sociaux, la création de « classes prépas » dans les lycées de banlieue, avec les meilleurs professeurs, le jumelage des secteurs scolaires, les internats, et pourquoi pas le « busing » ? L’École de la République doit redevenir l’école de la réussite pour tous et non celle d’une médiocrité généralisée. De la même manière y a-t-il des textes ou des jurisprudences à revoir (sur la polygamie, par exemple). Ce toilettage doit être fait car il doit être bien clair que les pouvoirs publics prennent au sérieux une seule perspective – l’intégration par la République de tous ses citoyens – et ne se résignent pas à l’installation d’une société communautariste promouvant ses différentes communautés et délaissant le « commun ».
La République est en état de dominer la crise qui est devant nous, en refusant les provocations et en ne cédant rien de ses valeurs. Elle a besoin du concours de tous, quelle que soit la couleur ou la religion. Ce serait faire un formidable cadeau aux terroristes et aux prêcheurs de haine que de leur répondre en se plaçant sur leur terrain. La République fait aller de pair la générosité et la fermeté vis-à-vis de ceux qui exploitent à d’inavouables fins soit le rejet, soit le ressentiment. Elle se doit d’être impeccable dans l’ordre intérieur comme en matière de politique étrangère. C’est ainsi que la France se fera aimer et respecter de tous ses citoyens, anciens et nouveaux.
Le problème de l’intégration des étrangers ne me préoccupe pas moins que M. Tuot. J’ai retrouvé, en feuilletant Défis républicains (4), la note que j’adressai à Lionel Jospin, Premier ministre, le 30 décembre 1998, peu de temps après l’accident thérapeutique qui m’avait tenu éloigné de la place Beauvau plusieurs semaines. Je proposais au premier Ministre de situer la politique de sécurité dans la perspective plus large d’une refondation républicaine afin d’enrayer la dérive communautariste et la constitution de « quartiers ghettos ». Pour se libérer de la « culture de la haine », je suggérais d’« opposer aux valeurs négatives du rejet réciproque et de la violence, non pas une démarche charitable fondée sur une pratique d’assistanat, mais une action libératrice fondée sur des valeurs positives, valeurs d’égalité et de fraternité, liant indissociablement l’épanouissement des capacités individuelles et la valeur des luttes collectives ». J’annonçais dans cette note la création, sous l’autorité des préfets, des comités départementaux de lutte contre les discriminations et d’accès à la citoyenneté (« CODAC ») qui devint effective le 18 janvier 1999. Cet outil, qui rassemblait dans chaque département tous les acteurs publics et parapublics de l’intégration, se révéla très efficace tant qu’une impulsion politique lui fut donnée par le ministre de l’Intérieur lui-même, à travers l’action des préfets.
Je crois moins que M. Tuot au rôle des « agences » dont la continuité permettrait, selon lui, d’échapper aux conséquences des alternances politiques. Tout au contraire, une politique d’intégration ne peut réussir, selon moi, que si elle est portée par une impulsion politique dans la longue durée. Cette impulsion politique implique une volonté politique partagée. Non seulement une majorité électorale (on l’a vu en 1981) mais une culture commune imprégnant les responsables politiques et administratifs (un peu à l’image de la politique scolaire impulsée par les fondateurs de la IIIe République).
Pour cela la France a besoin d’opérer un « travail de soi sur soi » dont on ne saurait sous-estimer ni l’ampleur ni la durée. Tout le monde aujourd’hui se dit « républicain », mais rares sont les responsables qui comprennent la cohérence du concept et l’exigence qu’il implique. Leur comportement et leur action illustrent trop souvent l’incompréhension manifeste où ils sont de ce que signifie le mot république.
Depuis la fin de la Première Guerre mondiale, la France est entrée dans une profonde crise nationale. Il faut mettre un terme au doute existentiel que la France entretient sur elle-même. Le récit national au XXe siècle est à reconstruire : il suffit pour cela de mettre en valeur ceux qui n’ont pas failli (les poilus, les résistants, les artisans de la reconstruction et de la modernisation de la France) plutôt que ceux qui ont failli et de mieux contextualiser cette période tragique de notre histoire. La France doit retrouver la conscience d’elle-même à travers un récit tout simplement véridique des épreuves traversées. Un peuple qui a perdu l’estime de soi ne peut plus continuer son histoire.
La France a donc besoin de réaffirmer sereinement son identité républicaine. Encore ne suffit-il pas pour cela d’invoquer abstraitement les « valeurs républicaines ». Il faut les traduire concrètement à travers des politiques efficaces qui rompent avec les orientations néolibérales ou tout simplement paresseuses qui nous ont conduits là où nous sommes.
Il faut rappeler inlassablement ce qu’est la république : c’est la capacité donnée à la communauté des citoyens de définir ensemble, dans la liberté, l’égalité et la fraternité, le projet collectif qui les unit. La république est laïque : c’est à la lumière de la raison naturelle que les citoyens sont appelés à débattre, à argumenter et à voter. Le débat républicain n’a donc pas à connaître des révélations et des dogmes qui sont propres à chacun. La laïcité n’est dirigée contre aucune religion : simplement la république ne les reconnaît pas. Elle privilégie l’espace commun et la capacité de chaque citoyen à « penser par lui-même ». D’où le rôle fondamental de l’École républicaine : c’est à elle, en effet, qu’il incombe de former des citoyens.
Le projet républicain doit se définir dans le monde tel qu’il est car « on ne fait pas de bonne politique en dehors des réalités ». Ce monde a profondément changé dans les trente dernières années avec la désindustrialisation de la France, la montée des pays émergents, l’implosion de l’Union soviétique et l’élargissement à l’Est de l’Europe.
Dans ce monde dur aux faibles, la France ne pourra faire l’économie de l’effort pour reconstruire un appareil productif moderne, remettre à flot l’École de la République, hausser le niveau de formation et rénover les services publics. Elle doit retrouver confiance en elle-même et mobiliser ses énergies. Bien entendu, l’effort ne sera accepté que s’il préserve un « État social » rénové. Cette conquête des luttes démocratiques et ouvrières depuis plus d’un siècle ne saurait être remise en question. L’État social est un phare que nous devons maintenir dans l’intérêt de l’humanité tout entière, parce qu’il donne sens à son développement. Enfin et surtout, l’effort implique le civisme. Et, nous le savons d’expérience, le civisme ne va pas sans le patriotisme, ce lien si particulier qui unit le passé à l’avenir. Là est le trésor à faire fructifier pour continuer à « faire France ».
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1. Ma contribution répond au rapport de M. Thierry Tuot pour une « société inclusive » remis au Premier ministre le 1er février 2013 et non à la contribution que M. Tuot a fait parvenir au Débat en juillet 2014, dont je n’ai pris connaissance qu’ultérieurement.
2. Page 18 du rapport.
3. Rapport de Jacques Berque au ministre de l’Éducation nationale, Les enfants nés de l’immigration à l’école de la République (1985).
4. Jean-Pierre Chevènement, Défis républicains, Fayard, 2004, p. 627.
Voir le sommaire du n°186 du Débat
M. Tuot regrette « les généralités majuscules de bronze » (le drapeau assimilé à Déroulède) aussi bien que l’idée d’une « machine à mouler des Français » et avoue « notre incapacité à nommer et à définir ce à quoi on s’intègre » : « une société émiettée, tribalisée, internationalisée, individualiste, fragmentée, où les communautés multiséculaires (famille, paroisse, province) et les groupements collectifs assurant la socialisation » (syndicats, partis, églises) sont remplacés par de multiples appartenances « croisant les critères et insoucieux de cohérence ». Prenant acte de ce que diverses communautés se sont substituées au projet d’une communauté de citoyens s’efforçant de construire son destin, M. Tuot propose donc de remplacer le mot « intégration » par l’ambition d’une « société inclusive » Celle-ci, écrit-il, « demande à chacun de rejoindre collectivement son centre et de ne pas demeurer seul sur ses marges ». Elle « demande à chacun, poursuit M. Tuot, donc à tous, sans exception, de construire la dynamique centripète, ramenant en son sein la plus grande part possible de ses composants ».
Si le lecteur ne comprend pas du premier coup, M. Tuot ajoute que l’effort doit être « partagé par tous ceux qui résident ici : c’est un horizon commun d’effacement des divisions, non un effort asymétrique, où certains ont des droits et d’autres des devoirs ». Nous sommes très près de l’idée plus clairement affichée par des militants sans doute un peu simples et moins précautionneux dans leur langage que c’est à la France de s’adapter aux migrants et non pas l’inverse, comme de part et d’autre on l’avait longtemps cru.
M. Tuot me semble avoir abandonné l’idée républicaine de la nation, confondue avec un repli passéiste pour en appeler à une république idéale professant « l’unité du genre humain », de laquelle découlerait « l’obligation absolue pour l’État de garantir à chacun les éléments matériels de sa dignité […] de vivre selon son choix et de croire dans le respect partagé des libertés d’autrui ». Et de conclure : « Qui le refuse refuse d’être français. » Je ne sais pas si M. Tuot mesure bien à quel point le ton moralisateur et culpabilisateur qu’il adopte très naturellement à l’égard de ceux que ne définit pas leur extranéité, c’est-à-dire les « autochtones », dits encore « souchiens » dans l’aimable jargon contemporain, méconnaît la réalité vécue de certains quartiers qui fuient lesdits « autochtones » quand ils en ont les moyens, pour s’exiler dans de lointains espaces périphériques (voir, à cet égard, les analyses fort incorrectes de Christophe Guilly).
La rhétorique de l’inclusion « joyeuse » conduit à effacer la distinction entre citoyens français et résidents étrangers, même s’ils se trouvent en situation illégale sur notre territoire. L’ambition d’une « société d’inclusion » me paraît répondre à l’incapacité où M. Tuot se trouve de définir ce à quoi il faut s’intégrer : la République française tout simplement, une communauté de citoyens capable de définir ensemble dans un espace laïque un projet collectif et, ainsi, de continuer la France. Celle-ci a préexisté à la République : on peut même dire que c’est la France qui a rendu possible la Révolution et donc la République ! Si impressionnant que soit le renversement copernicien opéré par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, faisant descendre la souveraineté du Ciel sur la Terre et de Dieu à l’Homme, nul ne peut nier, cependant, les éléments de continuité qui existent entre la France de l’Ancien Régime et la France nouvelle qui, trois ans après avoir proclamé la souveraineté de la Nation, a instauré la première de nos républiques. Pour que la volonté générale pût s’exprimer au sein des Assemblées révolutionnaires, encore fallait-il que les parlementaires pussent se comprendre : ils se parlaient en français et ils le parlaient fort bien ! De même est-il absurde aujourd’hui de vouloir opposer une France d’hier, celle de nos villages et de nos petites villes et celle des grandes métropoles ouvertes au monde. La France est une et diverse à la fois. Elle forme un tout.
Il faut donc réfuter l’opposition commode, mais non dépourvue de perversité, de la France et de la République. L’identité républicaine de la France est profondément enracinée dans l’esprit de nos concitoyens. En l’an 216 de la République, cette opposition n’a plus de sens, sauf s’il s’agit d’effacer la nation au nom de la globalisation ou d’une Europe substitut des nations.
M. Tuot n’est quand même pas conseiller d’État pour rien, il renvoie dos à dos, et à juste titre, les deux extrêmes : l’extrême droite repliée sur ses archaïsmes (ce qui mériterait une analyse plus fouillée car tous ne partagent pas, selon moi, la conception ethnique de la nation) et la petite minorité d’activistes « qui croient rejoindre le Vercors en aidant un clandestin ou prétendent prévenir un nouveau Vel’ d’Hiv, protégés par les lois qu’ils violent et la justice de la République qu’ils nient » (2). M. Tuot a tout à fait raison de renvoyer dos à dos le Front national et certaines associations bien-pensantes mais en réalité malfaisantes. Ils se nourrissent l’un l’autre. Mais M. Tuot serait mieux inspiré encore s’il ne contribuait, par certaines confusions, à alimenter cette « bien-pensance », à laquelle il est difficile de s’arracher, tant elle est, comme l’enfer, pavée de bonnes intentions…
M. Tuot me paraît sous-estimer gravement les déséquilibres démographiques notamment de l’Afrique subsaharienne dans des pays où le taux de fécondité dépasse cinq et quelquefois six ou sept enfants par femme. Il sous-estime, surtout, la multiplication des États faillis, faillite à laquelle l’Occident a souvent pris sa part (Irak, Afghanistan, Libye) mais pas seulement lui (Érythrée, Somalie, Mali, Centrafrique et Afrique des Grands Lacs).
Il sous-estime, enfin, ce que Laurent Bouvet appelle l’« insécurité culturelle », c’est-à-dire les difficultés de coexistence de communautés dont on peut constater la réalité mais que l’on ne devrait pas encourager, en en faisant la norme de l’organisation sociale : c’est cela qui définit le communautarisme par rapport au modèle républicain. Celui-ci ne prétend pas décrire la réalité, mais tend à fixer des normes inspirant l’action publique.
À première lecture, j’aurais vivement reproché à M. Tuot d’ignorer presque totalement le rôle de l’emploi et de l’École de la République dans la réussite du processus de l’intégration, s’il ne se rattrapait pas par une pirouette, à la fin de son rapport (pp. 60-62) : « La politique d’intégration est la politique. Toute politique doit être politique d’intégration. » Je suis entièrement d’accord sur ce point qui est l’essentiel (et sur quelques autres) avec M. Tuot. « Là comme ailleurs, écrit-il, il ne saurait être question de conduire une politique spéciale, car il est impossible d’identifier les publics, ce qui, d’après lui, rend nécessaire de passer par les territoires. » J’aimerais convaincre M. Tuot que ce qui manque peut-être le plus à l’intégration, c’est d’abord et beaucoup plus que la territorialisation de l’action publique une idée moderne et ambitieuse de la France. Un pays qui ne s’aime pas n’attire pas et ne donne pas envie aux jeunes issus de l’immigration de s’intégrer à lui. J’adhère pleinement à l’idée que beaucoup de ces jeunes sont des atouts méconnus de la France, autant de passerelles potentielles jetées vers d’autres aires culturelles (monde arabe, Afrique, pays lusophones, Asie du Sud-Est). Cette idée était déjà celle de Jacques Berque en 1985, qui m’a aussi encouragé, par ailleurs, à donner ses chances au projet d’un « islam en France », propre à inspirer les évolutions théologiques nécessaires dans le monde arabo-musulman.
Oui, la France doit se projeter dans le XXIe siècle, ce qui ne signifie pas qu’elle doive se dissoudre dans la globalisation. Tout ne se ramène pas à des calculs d’optimisation financière. À courte vue est bien souvent la croyance en l’efficience des marchés !
Pour ma part, j’ai confiance dans le rebond de la France. D’immenses tâches la sollicitent : c’est à elle qu’incombe d’abord le redressement de l’Europe. L’Allemagne ne pourra pas durablement imposer ses décisions à l’Europe. Elle aura besoin d’une France ayant rétabli ses équilibres internes qui ne sont pas qu’économiques. La France redeviendra ainsi capable de jouer le rôle politique qui l’a toujours caractérisée. La France manque aujourd’hui pour promouvoir entre l’Occident et les pays émergents un véritable dialogue politique. La dimension de la volonté est essentielle. Il n’y a pas de cap pour qui ne connaît pas le port. Enfin, le développement de l’Afrique et le projet de francophonie nous jettent un défi dont nous n’avons encore ni mesuré les enjeux ni pris les moyens.
Il faut bien répondre à la question posée par M. Tuot : à quel pays, doté de quel projet et de quel potentiel, les jeunes issus de l’immigration peuvent-ils bien avoir envie de s’intégrer ? Cette question s’adresse en fait à tous les Français : quel projet offrons-nous collectivement aux jeunes générations ? C’est ce projet, en positif, que je souhaite énoncer, car il n’y a pas d’autre réponse à la question de l’intégration. Je m’écarte ici du rapport de M. Tuot qui me semble s’accommoder un peu trop du monde tel qu’il va.
La France et l’Europe
Cessons, d’abord, de nous poser de fausses questions :
La France est en Europe. Elle ne va pas « quitter l’Europe ». Elle est, avant tout autre, le « pays fondateur » du projet européen, selon des modalités, il est vrai, au départ tâtonnantes : méthode communautaire avec la CECA (1951), puis le projet de Marché commun (1957), projet d’Europe confédérale mis en avant par le général de Gaulle (plan Fouchet [1962], traité de l’Élysée [1963], compromis de Luxembourg [1966] sur le droit de veto). Ne demandons pas à notre jeunesse de choisir entre l’Europe et la France : c’est parce que nous sommes français que nous avons fait le choix européen. Mais nous n’avons pas choisi de construire n’importe quelle Europe. Ce n’est pas sur l’Europe que doit porter le débat mais sur les modalités de sa construction et sur ses dérives aujourd’hui patentes. Elle est aujourd’hui prisonnière de traités qui constitutionnalisent le néo-libéralisme. Or nous ne voulons pas d’une Europe technocratique et inféodée qui n’offre d’autre perspective à ses citoyens que l’austérité et le chômage. L’Europe ne périme pas les nations. Elle est une famille de nations. Et celles-ci sont responsables du sort commun. C’est pourquoi l’Europe ne peut se passer de la France pas plus que celle-ci ne peut donner son congé à l’idée européenne. Aujourd’hui, ce n’est pas l’Europe qui est, selon l’expression du général de Gaulle, le levier d’Archimède de la France. C’est l’inverse qui est vrai : c’est la France qui est le levier d’Archimède de l’Europe si celle-ci veut sortir politiquement de l’impasse où l’enferme l’application rigide de la « règle d’or » forgée par l’Allemagne et qu’elle a voulu appliquer à tous les autres pays sans discernement.
Nous faisons donc nôtre l’objectif d’une solidarité croissante des peuples européens. Mais, il faut le dire, la construction européenne telle qu’elle a été engagée, principalement sous l’inspiration de Jean Monnet, a été viciée, dès le départ, par des choix erronés (l’Europe conçue non dans le prolongement des nations, mais par substitution à elles, plaçant les peuples devant une succession de « faits accomplis » et, surtout, l’Europe transformée peu à peu en cheval de Troie du néo-libéralisme). La France doit proposer une évolution de la construction européenne vers quelque chose de raisonnable : un compromis entre le legs communautaire et la méthode confédérale. La France ne sera pas seule pour cela, car la plupart des pays européens tiennent à leur indépendance nationale, à commencer par la Grande-Bretagne, mais cela est vrai de beaucoup d’autres.
L’« Europe européenne »
L’Europe n’a de sens que si elle est un projet « mondial », capable de défendre ses intérêts dans le monde du XXIe siècle. Elle doit donc être l’« Europe européenne » qu’appelait de ses vœux le général de Gaulle. L’« Europe européenne », incluant le « partenariat stratégique » avec la Russie conclu en 2003, voilà un projet digne de la France pour le prochain siècle. Alliée des États-Unis, certes, mais non point vassale. La vocation de la France n’est pas dans l’« occidentalisme » mais d’être un trait d’union entre le monde occidental auquel elle appartient et les pays émergents d’Asie, d’Amérique latine, mais aussi d’Afrique. Seule une Europe européenne peut répondre à l’aspiration des peuples. Une Europe démocratique et donc reposant sur le consentement de ses nations. À géométrie variable car, par définition, ce consentement ne va pas de soi. Son contenu doit être centré sur l’essentiel : la croissance économique et l’emploi, la recherche ensuite et la politique extérieure enfin. Quiconque a réfléchi au problème des migrations sait que la réponse tient en un mot : le codéveloppement. Mais celui-ci n’est resté qu’un mot. Des « accords de gestion concertés » avec les pays d’origine ont été imaginés pour organiser les flux réguliers (étudiants-stagiaires de la formation professionnelle) et mieux maîtriser l’immigration irrégulière. Ces accords dotés de trop faibles moyens ont été cependant difficiles à mettre en œuvre, parce que les pays sources ne contrôlent pas et ne veulent d’ailleurs pas contrôler leurs migrants. Il faut concevoir les choses à une tout autre échelle en sachant par avance que nous sommes en présence d’une dynamique que l’on ne peut qu’infléchir qu’à la marge. Leur développement permettra aux pays sources de maîtriser mieux leur démographie. La responsabilité politique de contenir leur démographie, des pays comme la Chine ont su la prendre. Mais la Chine est un État et il y a trop peu d’États en Afrique. Il n’est cependant jamais trop tard pour tenir le langage de la responsabilité. Ajoutons que les grandes religions restent fidèles à l’injonction du créateur : « Croissez et multipliez ! » Elles ne veulent pas connaître la contraception. Peut-on faire évoluer cette position rétrograde ? Une démographie non maîtrisée empêche l’épargne et l’investissement sans lequel aucun développement de l’Afrique n’est possible. L’Europe serait mieux inspirée si elle se préoccupait des maux grandissants qui se manifestent à son Sud plutôt que des menaces imaginaires à l’Est qui réinstallent la guerre froide sur son sol et justifieront dans l’avenir le maintien de son inféodation. Or, pour être désirable, il faut que l’Europe puisse s’affirmer de manière indépendante. Pour être pleinement européenne, cette Europe confédérale doit inclure un partenariat stratégique avec la Russie et avec les pays de la rive sud de la Méditerranée, à commencer par le Maghreb.
L’Union à vingt-huit est en crise. L’euro la fracture. Une « grande Europe » doit être plus souple. La « subsidiarité » doit devenir réalité. « Un peu d’air », tel est le cri unanime qui se fait partout entendre et pas seulement en France (depuis le référendum du 29 mai 2005 rejetant le projet de Constitution européenne). Le grand problème de l’Europe, c’est la surdité de ses élites et l’absence corrélative de la démocratie. On le voit dans le cas de la Grèce.
Frappée d’un vice congénital (hétérogénéité des nations qu’elle réunit), la monnaie unique, selon moi, n’est pas viable à terme. Elle nourrit des évolutions divergentes qui se révèlent déjà insupportables : il serait raisonnable d’organiser à l’initiative de l’Allemagne et de la France le passage de la monnaie unique à une monnaie commune. Ce n’est pas le lieu d’exposer ce réaménagement d’ensemble du système monétaire européen.
Nous pouvons convaincre l’Allemagne que cette réforme correspond non seulement à la nature des choses, mais à ses intérêts bien compris. En effet, l’Allemagne ne veut pas sacrifier sa compétitivité au maintien d’une monnaie artificielle qui fait peser sur son économie des engagements croissants qu’elle ne peut ni ne veut soutenir.
Quant à la France, elle doit pouvoir reconquérir sa compétitivité autrement que par la voie d’une dévaluation interne insupportable. La réindustrialisation du pays favorisera, tout comme la claire perception du rôle que la France doit jouer dans le redressement de l’Europe, la reprise du processus de l’intégration de tous ses citoyens.
Face au terrorisme
Un dernier point mérite d’être traité à la lumière des récents attentats « djihadistes ». Le problème du terrorisme djihadiste doit être traité avec sang-froid et hauteur de vues.
Avec sang-froid : jamais le terrorisme n’a renversé une démocratie. Par la barbarie de leurs actes, les terroristes djihadistes espèrent susciter un « clash de civilisations » et dresser face à face l’Islam et l’Occident. Ne leur faisons pas ce cadeau en ressuscitant de notre côté l’esprit des croisades. La venue au pouvoir du FN serait une catastrophe pour la France. Elle nous couperait durablement du monde arabo-musulman et de l’Afrique, dont la modernisation importe au premier chef au maintien de la France comme grande nation. Elle susciterait enfin, en son sein, un redoublement des affrontements dont il est de l’intérêt de l’État de les contenir et de les résorber par une ferme pédagogie républicaine.
Avec hauteur de vues : pour assécher le terreau du terrorisme, il faut agir à la fois au plan intérieur et au plan extérieur, tant il est vrai qu’il se nourrit des conflits qui agitent le monde arabo-musulman aussi bien que des tensions qui minent notre société.
L’intégration républicaine
C’est en tenant aussi au plan international un langage de raison que la France permettra la reprise du processus d’intégration, concept que je juge préférable à tout autre. La France s’est faite au long des siècles, en acceptant des apports successifs (italien, espagnol, anglo-saxon, germanique, juif, arménien, portugais, maghrébin) mais sans que cela porte atteinte, selon l’expression de Jacques Berque, à « la structure de sa personnalité » (3). Le mot « assimilation » semble signifier une réduction à l’identique. Il n’est pas approprié. Le mot « inclusion » a toute chance de déguiser le communautarisme, c’est-à-dire une politique qui fait plus que reconnaître les communautés mais les promeut sur le modèle anglosaxon, « égaux mais séparés ». Ce modèle différentialiste est aux antipodes du modèle républicain français. Il doit être rejeté fermement.
Finalement, le mot le moins mal approprié est celui d’« intégration », car il accepte les différences mais dans le cadre républicain. Dès lors que la vie se déroule sous le toit des principes républicains communs, la liberté est la règle et la loi l’exception… L’expérience montre qu’un large pragmatisme peut s’exercer dans le cadre républicain. Le succès de ce modèle d’intégration est allé de pair depuis le XIXe siècle avec la croissance économique, non sans des effets « de mascaret » : rejet puis acceptation des immigrés par les « autochtones ». Le premier problème aujourd’hui vient de ce qu’un chômage de masse s’est répandu. Une deuxième raison des difficultés actuelles vient de la crise de l’identité républicaine de la France : un pays qui se débine lui-même en permanence n’attire pas. Comment des jeunes issus de l’immigration pourraient avoir envie de s’intégrer à un pays qui étale ses névroses en permanence et n’est même pas capable de valoriser l’apport de ses anciens ressortissants ? La troisième raison des difficultés est objective : elle vient de la réelle altérité culturelle. En soi, cette altérité n’empêche pas l’intégration mais il n’est guère contestable que les modèles familiaux endogamiques et patriarcaux qui caractérisent les pays méditerranéens, sans parler de l’image que donne le terrorisme djihadiste, ne la favorisent pas.
Il n’y a pas d’autre réponse à ce terrorisme qu’une politique républicaine à la fois laïque et ferme. Il faut rappeler que ce sont les musulmans qui, les premiers, ont fait les frais de ce terrorisme, en Algérie notamment. Il ne saurait y avoir une culture de l’excuse pour les terroristes. La loi républicaine doit s’appliquer fermement à tous. Pour réussir l’intégration, il faut partir d’une position de principe : aucune tolérance vis-à-vis des discriminations aussi bien que de la délinquance ne peut être acceptée. Il est nécessaire que les étrangers établis sur notre sol, surtout s’ils doivent acquérir la nationalité française, comme c’est la vocation de beaucoup, appliquent la loi républicaine, mais en comprennent aussi l’esprit : la République favorise le « commun ». Elle accepte mais ne valorise pas la différence en tant que telle. Le peuple français n’est pas raciste quand il demande que l’on respecte quelques principes simples : la liberté d’expression qui ne connaît d’autre limite que la profession de la haine de l’autre, la laïcité qui n’est tournée contre aucune religion mais privilégie la capacité à penser par soi-même, l’égalité homme-femme, le respect de la propriété privée, une politesse élémentaire enfin. Il n’y a aucune raison que l’islam, dont le texte sacré est celui qui fait le plus appel à l’exercice de la raison naturelle, se révèle incompatible avec la République. Il en va, bien sûr, tout autrement pour ses interprétations potentiellement djihadistes qui ne peuvent être tolérées.
Si j’énonce ces règles avec fermeté, c’est pour préserver l’avenir du continuum humain qui s’est créé et se développera encore entre les deux rives de la Méditerranée. Que la République soit métissée, et le soit de plus en plus, me paraît être dans l’ordre normal des choses. La République française est pluriethnique mais elle ne saurait être multiculturelle, c’est-à-dire juxtaposer des communautés fermées sur elles-mêmes. La République, au contraire, est libératrice de ces appartenances communautaires étouffantes. Qu’il y ait là une source de tensions est probable. Mais c’est une tension saine, parce qu’elle oblige à se penser à égalité avec tous ceux qui se revendiquent de la nationalité française. C’est une modeste discipline que chaque citoyen doit s’imposer à lui-même. Je n’écris pas cela pour légitimer la plus petite discrimination, au contraire. Il faut être intraitable avec la définition de ce qui est ou n’est pas français : est français celui qui a la nationalité française. Cela implique un rapport d’égalité sans restriction aucune. Le « regard colonial » est une survivance d’un passé révolu. Il doit être fermement combattu. Je salue à cet égard le souci exemplaire de nos enseignants d’être justes à l’égard de tous les enfants qui leur sont confiés. L’École mérite bien de la République. La fermeté sur les principes est la condition d’une intégration réussie dans la durée. La République ne demande à aucun de ses citoyens de renier ses racines. Elle les invite seulement à relativiser leurs différences. Ce n’est pas la faute de la République si un divorce s’est créé entre les principes et la réalité, mais c’est faute de république dans des domaines essentiels : l’emploi, le logement, l’urbanisme, l’École et la promotion sociale. Les invocations à la « diversité » ne peuvent pas justifier l’abolition des principes républicains : le recrutement par concours, par exemple. Il y a d’autres moyens de faire vivre l’égalité : la multiplication et le relèvement des bourses accordées à la fois au mérite et sur critères sociaux, la création de « classes prépas » dans les lycées de banlieue, avec les meilleurs professeurs, le jumelage des secteurs scolaires, les internats, et pourquoi pas le « busing » ? L’École de la République doit redevenir l’école de la réussite pour tous et non celle d’une médiocrité généralisée. De la même manière y a-t-il des textes ou des jurisprudences à revoir (sur la polygamie, par exemple). Ce toilettage doit être fait car il doit être bien clair que les pouvoirs publics prennent au sérieux une seule perspective – l’intégration par la République de tous ses citoyens – et ne se résignent pas à l’installation d’une société communautariste promouvant ses différentes communautés et délaissant le « commun ».
La République est en état de dominer la crise qui est devant nous, en refusant les provocations et en ne cédant rien de ses valeurs. Elle a besoin du concours de tous, quelle que soit la couleur ou la religion. Ce serait faire un formidable cadeau aux terroristes et aux prêcheurs de haine que de leur répondre en se plaçant sur leur terrain. La République fait aller de pair la générosité et la fermeté vis-à-vis de ceux qui exploitent à d’inavouables fins soit le rejet, soit le ressentiment. Elle se doit d’être impeccable dans l’ordre intérieur comme en matière de politique étrangère. C’est ainsi que la France se fera aimer et respecter de tous ses citoyens, anciens et nouveaux.
Le problème de l’intégration des étrangers ne me préoccupe pas moins que M. Tuot. J’ai retrouvé, en feuilletant Défis républicains (4), la note que j’adressai à Lionel Jospin, Premier ministre, le 30 décembre 1998, peu de temps après l’accident thérapeutique qui m’avait tenu éloigné de la place Beauvau plusieurs semaines. Je proposais au premier Ministre de situer la politique de sécurité dans la perspective plus large d’une refondation républicaine afin d’enrayer la dérive communautariste et la constitution de « quartiers ghettos ». Pour se libérer de la « culture de la haine », je suggérais d’« opposer aux valeurs négatives du rejet réciproque et de la violence, non pas une démarche charitable fondée sur une pratique d’assistanat, mais une action libératrice fondée sur des valeurs positives, valeurs d’égalité et de fraternité, liant indissociablement l’épanouissement des capacités individuelles et la valeur des luttes collectives ». J’annonçais dans cette note la création, sous l’autorité des préfets, des comités départementaux de lutte contre les discriminations et d’accès à la citoyenneté (« CODAC ») qui devint effective le 18 janvier 1999. Cet outil, qui rassemblait dans chaque département tous les acteurs publics et parapublics de l’intégration, se révéla très efficace tant qu’une impulsion politique lui fut donnée par le ministre de l’Intérieur lui-même, à travers l’action des préfets.
Je crois moins que M. Tuot au rôle des « agences » dont la continuité permettrait, selon lui, d’échapper aux conséquences des alternances politiques. Tout au contraire, une politique d’intégration ne peut réussir, selon moi, que si elle est portée par une impulsion politique dans la longue durée. Cette impulsion politique implique une volonté politique partagée. Non seulement une majorité électorale (on l’a vu en 1981) mais une culture commune imprégnant les responsables politiques et administratifs (un peu à l’image de la politique scolaire impulsée par les fondateurs de la IIIe République).
Pour cela la France a besoin d’opérer un « travail de soi sur soi » dont on ne saurait sous-estimer ni l’ampleur ni la durée. Tout le monde aujourd’hui se dit « républicain », mais rares sont les responsables qui comprennent la cohérence du concept et l’exigence qu’il implique. Leur comportement et leur action illustrent trop souvent l’incompréhension manifeste où ils sont de ce que signifie le mot république.
Depuis la fin de la Première Guerre mondiale, la France est entrée dans une profonde crise nationale. Il faut mettre un terme au doute existentiel que la France entretient sur elle-même. Le récit national au XXe siècle est à reconstruire : il suffit pour cela de mettre en valeur ceux qui n’ont pas failli (les poilus, les résistants, les artisans de la reconstruction et de la modernisation de la France) plutôt que ceux qui ont failli et de mieux contextualiser cette période tragique de notre histoire. La France doit retrouver la conscience d’elle-même à travers un récit tout simplement véridique des épreuves traversées. Un peuple qui a perdu l’estime de soi ne peut plus continuer son histoire.
La France a donc besoin de réaffirmer sereinement son identité républicaine. Encore ne suffit-il pas pour cela d’invoquer abstraitement les « valeurs républicaines ». Il faut les traduire concrètement à travers des politiques efficaces qui rompent avec les orientations néolibérales ou tout simplement paresseuses qui nous ont conduits là où nous sommes.
Il faut rappeler inlassablement ce qu’est la république : c’est la capacité donnée à la communauté des citoyens de définir ensemble, dans la liberté, l’égalité et la fraternité, le projet collectif qui les unit. La république est laïque : c’est à la lumière de la raison naturelle que les citoyens sont appelés à débattre, à argumenter et à voter. Le débat républicain n’a donc pas à connaître des révélations et des dogmes qui sont propres à chacun. La laïcité n’est dirigée contre aucune religion : simplement la république ne les reconnaît pas. Elle privilégie l’espace commun et la capacité de chaque citoyen à « penser par lui-même ». D’où le rôle fondamental de l’École républicaine : c’est à elle, en effet, qu’il incombe de former des citoyens.
Le projet républicain doit se définir dans le monde tel qu’il est car « on ne fait pas de bonne politique en dehors des réalités ». Ce monde a profondément changé dans les trente dernières années avec la désindustrialisation de la France, la montée des pays émergents, l’implosion de l’Union soviétique et l’élargissement à l’Est de l’Europe.
Dans ce monde dur aux faibles, la France ne pourra faire l’économie de l’effort pour reconstruire un appareil productif moderne, remettre à flot l’École de la République, hausser le niveau de formation et rénover les services publics. Elle doit retrouver confiance en elle-même et mobiliser ses énergies. Bien entendu, l’effort ne sera accepté que s’il préserve un « État social » rénové. Cette conquête des luttes démocratiques et ouvrières depuis plus d’un siècle ne saurait être remise en question. L’État social est un phare que nous devons maintenir dans l’intérêt de l’humanité tout entière, parce qu’il donne sens à son développement. Enfin et surtout, l’effort implique le civisme. Et, nous le savons d’expérience, le civisme ne va pas sans le patriotisme, ce lien si particulier qui unit le passé à l’avenir. Là est le trésor à faire fructifier pour continuer à « faire France ».
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1. Ma contribution répond au rapport de M. Thierry Tuot pour une « société inclusive » remis au Premier ministre le 1er février 2013 et non à la contribution que M. Tuot a fait parvenir au Débat en juillet 2014, dont je n’ai pris connaissance qu’ultérieurement.
2. Page 18 du rapport.
3. Rapport de Jacques Berque au ministre de l’Éducation nationale, Les enfants nés de l’immigration à l’école de la République (1985).
4. Jean-Pierre Chevènement, Défis républicains, Fayard, 2004, p. 627.
Voir le sommaire du n°186 du Débat