Quand s’ouvre le congrès d’Epinay, aucune des composantes du Parti socialiste élargi à la C.I.R. n’est assurée de disposer d’une majorité. Les motions d’Alain Savary et de Jean Poperen (la gauche du N.P.S. d’Issy-les-Moulineaux) réunissent à elles deux 41 000 mandats environ, chiffre que n’atteint pas la réunion de la motion dite des "Bouches-du-Nord" (Pierre Mauroy et Gaston Defferre) et de celle des conventionnels (dite Mermaz-Pontillon).
Restait le C.E.R.E.S., dont les 7775 mandats (environ 8,5%) pouvaient être neutralisés ou décisifs selon le mode de désignation des dirigeants que retiendrait le congrès.
Jean-Pierre Chevènement raconte, dans le texte qu’on va lire, comment, en quelques heures, ses rapports avec François Mitterrand, qui n’étaient jusque là que d’"amicale connivence", se changèrent en alliance politique pour donner au congrès d’Epinay une majorité imprévue.
*
* *
Le Congrès se joua d’emblée, le samedi 12 juin, dans un débat sur les "structures" ou, si l’on préfère, les "statuts", c’est-à-dire, pour l’essentiel, sur le mode de désignation des dirigeants du nouveau parti. Pierre Joxe, rapporteur au nom de la "Commission des structures", proposa de conserver l’élection du comité directeur au scrutin majoritaire, avec une illusoire protection des minorités. C’était le système de la SFIO depuis 1946. Avec ce système, qui autorisait le "tir au pigeons" et incitait les courants majoritaires à se fondre, le Ceres eût été à coup sûr marginalisé ; le point d’équilibre se serait trouvé entre Pierre Mauroy et Alain Savary. Cette proposition de Pierre Joxe nous fit voir combien nous étions loin d’occuper le centre du jeu dans l’esprit de François Mitterrand lui-même.
Pierre Joxe présenta ensuite deux autres options "minoritaires" : la proportionnelle intégrale et la proportionnelle avec seuil, en évoquant deux chiffres,10 % ou 15 %, qui eussent tous deux relégué le Ceres, avec ses 8,5 %, dans les limbes. Là aussi nous sentîmes passer le vent du boulet.
Trois orateurs furent désignés pour présenter chacune des options : Pierre Joxe pour le scrutin majoritaire, Dominique Taddéi pour la proportionnelle avec seuil et moi-même pour la proportionnelle dite intégrale, en fait avec un plancher très bas. Pierre Joxe se fit le chantre de l’unité du parti et de la lutte contre les tendances. Ce rôle de procureur lui allait à merveille. Au nom de la motion "Savary-Mollet ", Dominique Taddéi s’en prit au "statu quo" qui faisait de la désignation des membres du Comité directeur "un petit jeu hérité de la Foire du Trône" Au nom de la démocratie, il proposa d’instaurer la proportionnelle avec un plancher, dont il oublia de préciser à quel niveau il se situerait. Je plaidai naturellement pour la proportionnelle, en proposant qu’une minorité ne puisse obtenir de majorité qu’à partir d’un seuil de 5 %. [...]
Un premier vote eut lieu où le Ceres joignit ses mandats à ceux de la coalition "Savary-Mollet-Poperen" pour repousser le statu-quo. Le scrutin majoritaire fut ainsi rejeté par 53.806 voix contre 35.407. Puis un second vote intervint entre la proposition de Dominique Taddéi (proportionnelle avec seuil à 10 % ou plus) et la mienne, ainsi libellée : "Les organismes de direction et d’exécution, à tous les degrés de l’organisation centrale, sont élus à la proportionnelle du nombre des mandats qui se sont portés sur les motions soumises au vote indicatif. Une liste de noms sera annexée à chacune de ces motions. Une minorité ne peut obtenir de représentation qu’à partir d’un seuil de 5 %". Claude Estier m’apporta le soutien des "conventionnels". 38.743 vois se portèrent sur le texte Taddéi et 51.221 sur le mien.[...]
A la mi-journée de ce samedi 12 juin 1971, l’essentiel cependant restait à faire. Le choix d’une ligne politique était loin d’être réglé, mais nos cent délégués avaient compris le parti stratégique que le Ceres pouvait tirer de sa position. Entre eux et nous le courant passait !
Dans le débat général qui suivit, chacun exposa sa thèse. Claude Fuzier, avec talent, se plaça dans la perspective d’un accord politique avec le PCF, n’introduisant que pour mémoire à la fin de son intervention une touche réservée : "pas de capitulation sur la démocratie" !
Robert Pontillon, à l’inverse, fit miroiter la constitution d’un front démocrate et socialiste préalable à l’engagement d’une négociation avec le PCF d’un accord de gouvernement, afin de faire prévaloir la conception d’un socialisme "moderne". Jean Poperen présenta une version offensive des "garanties" qu’il convenait d’obtenir du parti communiste. Mais l’essentiel de son propos était ailleurs : il s’élevait contre l’idée d’une synthèse générale, d’une fausse unanimité et sommait le Ceres de dégager, avec la motion que lui-même, Jean Poperen, avait signée et le texte Savary-Mollet, "une majorité nettement orientée à gauche", faute de quoi, ajoutait-il, le Ceres ferait arbitres de la situation dans le parti, non pas lui-même mais les adversaires de la politique d’union de la gauche. Le trait était assassin et pouvait déstabiliser nos militants, car le risque n’était pas nul.
Didier Motchane lui fit une réponse brillante : "Il s’agirait, paraît-il, d’orienter le parti à gauche, mais le parti est orienté à gauche depuis 1946 ! Le parti était orienté à gauche pendant la guerre d’Indochine ! Le parti était orienté à gauche pendant la guerre d’Algérie ! ...Le parti était orienté à gauche en 1969, quand il a fait le nécessaire pour soutenir la candidature de M. Poher ! on demande des garanties aux communistes ; mais, camarades, qui nous garantira ces garanties" ?
Gaston Defferre, qui avait connu deux ans plus tôt une sévère déroute à 1’élection présidentielle, fit une déclaration intéressante : "Poser le problème des alliances avant de nous définir nous-mêmes, c’est mettre la charrue avant les bœufs ! Il faut d’abord que nous nous définissions nous-mêmes".
C’était poser, comme nous le faisions, la question du "contenu de l’unité", bref s’engager dans la voie d’un programme de gouvernement socialiste préalable à une discussion avec le parti communiste. Louis Mermaz, distingua avec bon sens les divergences doctrinales entre les deux partis, qui n’avaient pas à être surmontées "puisqu’il ne s’agissait pas de faire un seul et même parti", et, par ailleurs "les garanties de fonctionnement de la démocratie socialiste qui devaient évidemment être partie intégrante d’un accord politique".
Les délégués du Ceres, Noé de l’Essonne, Marc Wolff du Nord, Blanc de la Savoie et moi-même, fîmes voir qu’il n’y avait nulle contradiction mais au contraire étroite complémentarité entre l’ouverture sans préalable -mais non pas sans condition- d’une discussion ayant pour but la conclusion d’un accord de gouvernement et le renforcement du parti socialiste.[...]
Dans la soirée du samedi, tout restait possible : une synthèse générale sur un texte mi-chèvre mi chou ou une majorité dite de gauche, telle que la proposait Jean Poperen, mais maintenant un dialogue idéologique préalable à tout accord politique. Sur le fond des choses -la négociation d’un accord de gouvernement- les choses n’avaient pas avancé et le Ceres restait isolé.
Assez tard, François Mitterrand me fit savoir que j’étais invité à une petite réunion discrète dans un pavillon de chasse au cœur de la forêt voisine. J’y vins avec les chefs du Ceres, Sarre, Motchane et Guidoni. Peinant à retrouver notre chemin dans la forêt obscure, Motchane et moi nous nous perdîmes en route et n’arrivâmes que vers onze heures du soir. Il y avait là, dans une petite salle de restaurant réservée à notre usage, outre François Mitterrand et ses amis de la Convention : (Pierre Joxe, Claude Estier et Georges Dayan), Pierre Mauroy et les siens : Roger Fajardie, Robert et Marie-Jo Pontillon, et enfin Gaston Defferre.[...]
Nous posâmes d’emblée nos conditions. Pour conclure un accord, il fallait que la motion finale mentionnât expressément l’objectif de la conclusion d’un programme de gouvernement avec le parti communiste. La question de l’unité donna lieu à quelques échanges filandreux. Gaston Defferre était d’humeur excellente. Il sentait enfin sa revanche sur Guy Mollet qui depuis des lustres l’avait encagé dans sa Fédération des Bouches-du-Rhône, le réduisant à l’état de perpétuel minoritaire. Pierre Mauroy, lui aussi, voyait briller sa chance de supplanter enfin à la tête du parti Alain Savary, que Guy Mollet lui avait injustement préféré. L’ambiance était joyeuse. Nous faisions connaissance. Il y avait dans tout cela un parfum de romanesque. Je mangeai de fort bon appétit des fraises à la crème, sous l’œil attendri de Gaston Defferre. Nous ne nous connaissions pas vraiment et de ce soir-là naquit une amitié qui ne s’est jamais relâchée par la suite. Minuit était passé depuis longtemps, quand, sur ma demande, François Mitterrand déclara confier à Didier Motchane et à Pierre Joxe le soin de rédiger un projet de "motion de synthèse".[...]
Quand reprit le débat d’orientation dans la matinée du dimanche 13 juin, aucun accord n’était conclu sur le fond mais le bruit de la conjuration s’était répandu. Les délégués poperenistes agressaient les nôtres, accusés de "trahir" en s’alliant avec Pierre Mauroy et Gaston Defferre.[...]
Le débat faisait rage : après que Mauroy eut parlé, par grands moulinets et envolées lyriques, mais sans aborder concrètement la question, à nos yeux, centrale, de la conclusion d’un programme commun de gouvernement, ce fut le tour de François Mitterrand. Celui-ci se surpassa. Nouveau venu au parti socialiste, en quelques minutes il mit le Congrès dans sa poche. Dans une introduction inspirée mais, à maintes reprises, remplie d’ironie, François Mitterrand fit miroiter un parti de 200 000 adhérents, capable de "reconquérir le terrain perdu sur les communistes", puis se fit le chantre de la révolution par la rupture avec "toutes les puissances de l’Argent, l’Argent qui corrompt, l’Argent qui achète, l’Argent qui écrase, l’Argent qui tue, l’Argent qui ruine, l’Argent qui pourrit jusqu’à la conscience des hommes". Le Congrès était transporté, mais c’est alors que vint l’essentiel : évoquant la motion Mermaz- Pontillon "avec les amendements choisis dans la Nièvre", François Mitterrand abattit son jeu, tel un avion fondant, en piqué, sur son objectif : "Le parti, dans son ensemble, accepte l’accord électoral en 1973 avec le parti communiste... Mais croyez-vous que vous pourrez aborder l’élection sans dire aux Français pour quoi faire ? Ce serait créer les conditions de l’échec... Le dialogue idéologique, il va résoudre quoi d’ici 1973 ? Le problème de deux philosophies, de deux modes de pensée, de deux conceptions de l’Homme dans la société" ? Ayant méthodiquement ridiculisé le concept du dialogue idéologique, qui était au cœur de la motion Savary-Mollet, il laissa enfin tomber sa conclusion : "Il n’y aura pas d’alliance électorale s’il n’y a pas programme électoral ! Il n’y aura pas de majorité commune s’il n’y a pas contrat de majorité ! Il n’y aura pas de gouvernement de gauche s’il n’y a pas de contrat de gouvernement" !
Nos délégués en croyaient à peine leurs oreilles. Guy Mollet, sentant le péril, faisait appeler à la tribune Augustin Laurent, encore maire de Lille et patron de la Fédération du Nord, son vieux complice qui, depuis les lendemains de la Libération, l’avait aidé à "tenir le parti". En vain : Augustin avait regagné Lille, poussé dans une voiture, sous un prétexte familial, par les amis de Pierre Mauroy. Celui-ci, dauphin désigné, avait gagné sa liberté de mouvement.
Guy Mollet, intervenant après Georges Sarre, put bien pointer toutes les contradictions et les ambiguïtés de la coalition qui s’esquissait : "Je suis bien obligé de constater que le texte du Nord et des Bouches du Rhône pose des conditions préalables à la reprise du dialogue avec le parti communiste, qu’il renvoie à la décision d’un Conseil National spécialement convoqué..."
"Et la motion Mermaz - dont, si j’ai bien compris, François Mitterrand a un texte différent de celui distribué dans les sections - ne parle-t-elle pas " d’autoriser les voies et moyens des futures discussions"...
Minimisant, en revanche, les différences qui nous opposaient, Guy Mollet appela le Ceres à la synthèse, seul un accord politique sur le fonctionnement de la démocratie conditionnant désormais, selon lui, la recherche d’un accord de gouvernement. Et de mettre en garde contre "la confusion qui permettrait de remettre en cause immédiatement ou à terme l’orientation [de l’Union de la gauche] que le Congrès allait définir." Guy Mollet touchait juste : nos délégués ne croyaient pas que "les Bouches-du-Nord" pussent se convertir sincèrement à l’union de la gauche.
La séance ayant été suspendue, la Commission des Résolutions se réunit aussitôt. C’était le moment de vérité du Congrès : François Mitterrand allait-il pouvoir faire avaler à ses alliés des "Bouches-du-Nord" la conclusion d’un programme commun de gouvernement avec le parti communiste ? Didier Motchane, qui n’avait pas encore eu de réponse à son projet de texte, s’isola avec Pierre Joxe sur un coin de table dans la petite salle où s’entassaient les quarante-cinq membres de la Commission des Résolutions.
A droite, Guy Mollet, impérial, sûr de sa logique et de son droit, avec les siens rangés autour de lui, en ordre de bataille. En face de nous, Mitterrand, dont le visage ne trahissait pas la moindre émotion, les "Bouches-du-Nord" s’égaillant tout alentour du quadrilatère de tables dressé par Gilbert Bonnemaison, le maire d’Epinay, Deferre à gauche et Mauroy derrière François Mitterrand. Faisant face, le petit Ceres (quatre délégués), ramassé sur lui-même, guettait le moindre signe, prêt à bondir si ce qu’il voulait lui échappait.
La Commission des Résolutions était le "Saint des Saints" du Congrès. Notre crainte était qu’elle ne débouchât sur une synthèse générale, qui nous eût marginalisés. Mais la palabre avait peine à s’élever au-dessus des généralités, François Mitterrand évoquant seulement "les différences de conception qui existaient dans le parti". Guy Mollet, alors, l’interrompit d’une question cinglante : "J’aimerais que François Mitterrand nous montre la motion qu’ont pu élaborer ensemble le Ceres, le Nord et les Bouches-du-Rhône..." Sans se départir de son calme, François Mitterrand lui répondit : "Elle est là" !
- Où cela ? "Dans ma poche !" rétorqua François Mitterrand en tapotant son veston. Nous étions médusés : Didier Motchane et Pierre Joxe, dans un coin, gribouillaient encore quelques rajouts à notre avant-projet, que François Mitterrand n’avait même pas lu. Ce mépris des textes, pour nous qui en avions la religion, nous surprenait : sans doute était-ce le fait d’un néophyte, qui ne comprenait pas la portée d’un texte d’orientation, engageant pour deux ans la vie du parti ?
Sur cet échange sans précédent dans toute l’histoire des congrès socialistes, la Commission des Résolutions se sépara dans la stupeur et le désarroi. Nulle fumée blanche ne s’était échappée du conclave socialiste pour signaler la "synthèse", miracle de l’unité du parti toujours en train de se faire. Le Saint- Esprit n’était point descendu ce jour-là pour illuminer les esprits. Le bruit se répandit comme traînée de poudre sur les travées du Congrès qu’il allait falloir voter sur deux textes dont la confrontation n’avait pas eu lieu. Pour la première fois les socialistes étaient confrontés au Mystère.
Dans le brouhaha, François Mitterrand n’ajouta qu’une seule phrase au projet de Didier Motchane : elle subordonnait l’engagement de la discussion d’un programme commun à l’élaboration préalable d’un programme socialiste dont un Conseil National extraordinaire déterminerait les termes début mars 1972. Les Bouches-du-Nord durent se contenter de la chute finale du texte : les communistes devaient s’engager dans l’accord "à apporter des réponses claires et publiques aux questions concernant la souveraineté nationale et les libertés démocratiques". Cela ne mangeait pas de pain.
Ainsi, la Commission des Résolutions se séparait comme François Mitterrand allait l’indiquer au Congrès "sur deux conceptions des méthodes de direction et de gestion du parti" et sans même avoir débattu du fond. on ne refait pas les socialistes : leur culture rationaliste imposait que deux textes symbolisent cette cassure entre la vieille garde et la coalition hétéroclite qui s’était formée autour de François Mitterrand. Mais avant que les délégués des Fédérations partagent leurs mandats, il nous fallait réunir les délégués du Ceres, pour nous assurer qu’ils voteraient, comme un seul homme, la motion qu’allait présenter François Mitterrand. Ce texte était en réalité le nôtre : il reprenait l’essentiel de notre motion sur le contenu de l’unité et l’organisation du pouvoir effectif des travailleurs dans l’entreprise. Il indiquait surtout que "le dialogue avec le parti communiste ne devait pas être mené à partir des thèmes imprécis d’un débat idéologique, mais à partir des problèmes concrets d’un gouvernement ayant mission d’amorcer la transformation socialiste de la société française".
Certains de nos délégués flairaient l’entourloupe. C’était trop beau pour être vrai. La mariée était trop belle. La peur d’être cocus inhibait les désirs de tous ceux qu’effrayait l’idée qu’ils pussent mêler leurs votes à ceux des "Bouches-du-Nord". Nous nous époumonâmes à leur expliquer que pendant deux ans, il n’y aurait pas, au Comité Directeur, de majorité sans nous et qu’il fallait croire à la dynamique que nous ne manquerions pas d’enclencher.
Sentant le péril, François Mitterrand s’introduisit discrètement dans notre réunion de courant : pour beaucoup de nos délégués, c’était la première fois qu’ils le voyaient de près. S’excusant presque de son intrusion, il leur adressa des paroles comme toujours enjôleuses - ne symbolisait-il pas depuis six ans l’union de la gauche aux yeux des Français ? - puis il s’éclipsa sur la pointe des pieds, nous laissant le soin d’achever le travail.
J’ignore ce que fit par ailleurs François Mitterrand pour convaincre les "Bouches du Nord" de voter le texte du Ceres, aux antipodes de celui qu’ils avaient défendu devant les militants. Même à cette époque-là, le pouvoir était un argument qui permettait de balayer tous les autres : en finir avec Guy Mollet n’était-il pas le vrai programme commun de la coalition que François Mitterrand avait su rassembler autour de lui ?
Quand le Congrès reprit ses travaux, François Mitterrand puis Alain Savary présentèrent leurs textes respectifs. Si Guy Mollet avait été le rapporteur à la place d’Alain Savary, je suis sûr que, même en l’absence d’Augustin Laurent, il eût taillé en pièces cette coalition contre nature. Mais l’honnêteté d’Alain Savary lui fit commettre, coup sur coup, deux erreurs fatales : la première fut de présenter sa thèse inchangée : "Le dialogue avec le parti communiste doit être poursuivi. Il a pour but, par un approfondissement supplémentaire du débat, de créer les garanties nécessaires pour l’ouverture de la discussion d’un programme commun de gouvernement". Face à la mobilité tactique et stratégique de François Mitterrand, c’était l’immobilité d’un général sans imagination, retranché sur ses positions : "L’Union de la gauche, déclara-t-il, n’est pas un jeu de saute-moutons". Et de flétrir "le baiser Lamourette entre le Ceres et Gaston Defferre".
Celui-ci, piqué au vif, proposa une synthèse générale, mais Alain Savary rejeta cette proposition, que Roger Quillot avait réitérée. Ce fut sa seconde erreur : figé dans la position du "Juste", Alain Savary campa sur son texte : "Camarades, si à l’issue de cette soirée, il y a des dupes, eh bien, pour une fois, nous pourrons dire que nous n’en serons pas" ! Et parlant déjà au passé : "Camarades, dans cette affaire, nous n’avons pas joué ! Nous n’avons pas joué avec le parti ! Nous n’avons pas joué avec le problème de l’union de la gauche ! Nous n’avons pas joué avec le socialisme" ! Et, après que Pierre Mauroy et François Mitterrand -sans doute pour ne pas s’isoler- se furent ralliés à la proposition d’une synthèse générale, Alain Savary trancha définitivement le nœud gordien du socialisme : "il faut sortir avec des positions claires ! Les conditions dans lesquelles l’unanimité serait acquise sont de nature à jeter la plus parfaite confusion dans les esprits" ! Les chefs du Ceres poussèrent alors un "ouf" de soulagement.
Il se faisait tard. on passa rapidement au vote. Celui-ci restait incertain, tant les esprits des délégués étaient troublés par cette division imprévue et par le caractère surréaliste de la coalition hétérogène qui s’était formée, sur la base du texte "le plus à gauche" sur lequel le parti eût jamais eu à se prononcer.
Le coup passa très près : le texte Mitterrand obtenait 43 926 voix et celui d’Alain Savary 41 757. Il y avait 3925 abstentions et 1028 absents. Il est clair que la fraction la plus anticommuniste du parti s’était finalement dérobée, refusant de voter un texte si manifestement contraire à sa pensée. Il eût suffi de peu de choses, au total, pour inverser le résultat !
François Mitterrand devenait ainsi le patron du parti et nos sorts désormais étaient liés. J’en éprouvai un certain tremblement. Alors que le Congrès commençait à se dissiper dans la nuit, je sentis une main se poser sur mon épaule : c’était François Mitterrand : "Vous et vos amis, me dit-il, ne serez pas déçus. Je ne vous tromperai pas."
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Institut François Mitterrand
Restait le C.E.R.E.S., dont les 7775 mandats (environ 8,5%) pouvaient être neutralisés ou décisifs selon le mode de désignation des dirigeants que retiendrait le congrès.
Jean-Pierre Chevènement raconte, dans le texte qu’on va lire, comment, en quelques heures, ses rapports avec François Mitterrand, qui n’étaient jusque là que d’"amicale connivence", se changèrent en alliance politique pour donner au congrès d’Epinay une majorité imprévue.
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Le Congrès se joua d’emblée, le samedi 12 juin, dans un débat sur les "structures" ou, si l’on préfère, les "statuts", c’est-à-dire, pour l’essentiel, sur le mode de désignation des dirigeants du nouveau parti. Pierre Joxe, rapporteur au nom de la "Commission des structures", proposa de conserver l’élection du comité directeur au scrutin majoritaire, avec une illusoire protection des minorités. C’était le système de la SFIO depuis 1946. Avec ce système, qui autorisait le "tir au pigeons" et incitait les courants majoritaires à se fondre, le Ceres eût été à coup sûr marginalisé ; le point d’équilibre se serait trouvé entre Pierre Mauroy et Alain Savary. Cette proposition de Pierre Joxe nous fit voir combien nous étions loin d’occuper le centre du jeu dans l’esprit de François Mitterrand lui-même.
Pierre Joxe présenta ensuite deux autres options "minoritaires" : la proportionnelle intégrale et la proportionnelle avec seuil, en évoquant deux chiffres,10 % ou 15 %, qui eussent tous deux relégué le Ceres, avec ses 8,5 %, dans les limbes. Là aussi nous sentîmes passer le vent du boulet.
Trois orateurs furent désignés pour présenter chacune des options : Pierre Joxe pour le scrutin majoritaire, Dominique Taddéi pour la proportionnelle avec seuil et moi-même pour la proportionnelle dite intégrale, en fait avec un plancher très bas. Pierre Joxe se fit le chantre de l’unité du parti et de la lutte contre les tendances. Ce rôle de procureur lui allait à merveille. Au nom de la motion "Savary-Mollet ", Dominique Taddéi s’en prit au "statu quo" qui faisait de la désignation des membres du Comité directeur "un petit jeu hérité de la Foire du Trône" Au nom de la démocratie, il proposa d’instaurer la proportionnelle avec un plancher, dont il oublia de préciser à quel niveau il se situerait. Je plaidai naturellement pour la proportionnelle, en proposant qu’une minorité ne puisse obtenir de majorité qu’à partir d’un seuil de 5 %. [...]
Un premier vote eut lieu où le Ceres joignit ses mandats à ceux de la coalition "Savary-Mollet-Poperen" pour repousser le statu-quo. Le scrutin majoritaire fut ainsi rejeté par 53.806 voix contre 35.407. Puis un second vote intervint entre la proposition de Dominique Taddéi (proportionnelle avec seuil à 10 % ou plus) et la mienne, ainsi libellée : "Les organismes de direction et d’exécution, à tous les degrés de l’organisation centrale, sont élus à la proportionnelle du nombre des mandats qui se sont portés sur les motions soumises au vote indicatif. Une liste de noms sera annexée à chacune de ces motions. Une minorité ne peut obtenir de représentation qu’à partir d’un seuil de 5 %". Claude Estier m’apporta le soutien des "conventionnels". 38.743 vois se portèrent sur le texte Taddéi et 51.221 sur le mien.[...]
A la mi-journée de ce samedi 12 juin 1971, l’essentiel cependant restait à faire. Le choix d’une ligne politique était loin d’être réglé, mais nos cent délégués avaient compris le parti stratégique que le Ceres pouvait tirer de sa position. Entre eux et nous le courant passait !
Dans le débat général qui suivit, chacun exposa sa thèse. Claude Fuzier, avec talent, se plaça dans la perspective d’un accord politique avec le PCF, n’introduisant que pour mémoire à la fin de son intervention une touche réservée : "pas de capitulation sur la démocratie" !
Robert Pontillon, à l’inverse, fit miroiter la constitution d’un front démocrate et socialiste préalable à l’engagement d’une négociation avec le PCF d’un accord de gouvernement, afin de faire prévaloir la conception d’un socialisme "moderne". Jean Poperen présenta une version offensive des "garanties" qu’il convenait d’obtenir du parti communiste. Mais l’essentiel de son propos était ailleurs : il s’élevait contre l’idée d’une synthèse générale, d’une fausse unanimité et sommait le Ceres de dégager, avec la motion que lui-même, Jean Poperen, avait signée et le texte Savary-Mollet, "une majorité nettement orientée à gauche", faute de quoi, ajoutait-il, le Ceres ferait arbitres de la situation dans le parti, non pas lui-même mais les adversaires de la politique d’union de la gauche. Le trait était assassin et pouvait déstabiliser nos militants, car le risque n’était pas nul.
Didier Motchane lui fit une réponse brillante : "Il s’agirait, paraît-il, d’orienter le parti à gauche, mais le parti est orienté à gauche depuis 1946 ! Le parti était orienté à gauche pendant la guerre d’Indochine ! Le parti était orienté à gauche pendant la guerre d’Algérie ! ...Le parti était orienté à gauche en 1969, quand il a fait le nécessaire pour soutenir la candidature de M. Poher ! on demande des garanties aux communistes ; mais, camarades, qui nous garantira ces garanties" ?
Gaston Defferre, qui avait connu deux ans plus tôt une sévère déroute à 1’élection présidentielle, fit une déclaration intéressante : "Poser le problème des alliances avant de nous définir nous-mêmes, c’est mettre la charrue avant les bœufs ! Il faut d’abord que nous nous définissions nous-mêmes".
C’était poser, comme nous le faisions, la question du "contenu de l’unité", bref s’engager dans la voie d’un programme de gouvernement socialiste préalable à une discussion avec le parti communiste. Louis Mermaz, distingua avec bon sens les divergences doctrinales entre les deux partis, qui n’avaient pas à être surmontées "puisqu’il ne s’agissait pas de faire un seul et même parti", et, par ailleurs "les garanties de fonctionnement de la démocratie socialiste qui devaient évidemment être partie intégrante d’un accord politique".
Les délégués du Ceres, Noé de l’Essonne, Marc Wolff du Nord, Blanc de la Savoie et moi-même, fîmes voir qu’il n’y avait nulle contradiction mais au contraire étroite complémentarité entre l’ouverture sans préalable -mais non pas sans condition- d’une discussion ayant pour but la conclusion d’un accord de gouvernement et le renforcement du parti socialiste.[...]
Dans la soirée du samedi, tout restait possible : une synthèse générale sur un texte mi-chèvre mi chou ou une majorité dite de gauche, telle que la proposait Jean Poperen, mais maintenant un dialogue idéologique préalable à tout accord politique. Sur le fond des choses -la négociation d’un accord de gouvernement- les choses n’avaient pas avancé et le Ceres restait isolé.
Assez tard, François Mitterrand me fit savoir que j’étais invité à une petite réunion discrète dans un pavillon de chasse au cœur de la forêt voisine. J’y vins avec les chefs du Ceres, Sarre, Motchane et Guidoni. Peinant à retrouver notre chemin dans la forêt obscure, Motchane et moi nous nous perdîmes en route et n’arrivâmes que vers onze heures du soir. Il y avait là, dans une petite salle de restaurant réservée à notre usage, outre François Mitterrand et ses amis de la Convention : (Pierre Joxe, Claude Estier et Georges Dayan), Pierre Mauroy et les siens : Roger Fajardie, Robert et Marie-Jo Pontillon, et enfin Gaston Defferre.[...]
Nous posâmes d’emblée nos conditions. Pour conclure un accord, il fallait que la motion finale mentionnât expressément l’objectif de la conclusion d’un programme de gouvernement avec le parti communiste. La question de l’unité donna lieu à quelques échanges filandreux. Gaston Defferre était d’humeur excellente. Il sentait enfin sa revanche sur Guy Mollet qui depuis des lustres l’avait encagé dans sa Fédération des Bouches-du-Rhône, le réduisant à l’état de perpétuel minoritaire. Pierre Mauroy, lui aussi, voyait briller sa chance de supplanter enfin à la tête du parti Alain Savary, que Guy Mollet lui avait injustement préféré. L’ambiance était joyeuse. Nous faisions connaissance. Il y avait dans tout cela un parfum de romanesque. Je mangeai de fort bon appétit des fraises à la crème, sous l’œil attendri de Gaston Defferre. Nous ne nous connaissions pas vraiment et de ce soir-là naquit une amitié qui ne s’est jamais relâchée par la suite. Minuit était passé depuis longtemps, quand, sur ma demande, François Mitterrand déclara confier à Didier Motchane et à Pierre Joxe le soin de rédiger un projet de "motion de synthèse".[...]
Quand reprit le débat d’orientation dans la matinée du dimanche 13 juin, aucun accord n’était conclu sur le fond mais le bruit de la conjuration s’était répandu. Les délégués poperenistes agressaient les nôtres, accusés de "trahir" en s’alliant avec Pierre Mauroy et Gaston Defferre.[...]
Le débat faisait rage : après que Mauroy eut parlé, par grands moulinets et envolées lyriques, mais sans aborder concrètement la question, à nos yeux, centrale, de la conclusion d’un programme commun de gouvernement, ce fut le tour de François Mitterrand. Celui-ci se surpassa. Nouveau venu au parti socialiste, en quelques minutes il mit le Congrès dans sa poche. Dans une introduction inspirée mais, à maintes reprises, remplie d’ironie, François Mitterrand fit miroiter un parti de 200 000 adhérents, capable de "reconquérir le terrain perdu sur les communistes", puis se fit le chantre de la révolution par la rupture avec "toutes les puissances de l’Argent, l’Argent qui corrompt, l’Argent qui achète, l’Argent qui écrase, l’Argent qui tue, l’Argent qui ruine, l’Argent qui pourrit jusqu’à la conscience des hommes". Le Congrès était transporté, mais c’est alors que vint l’essentiel : évoquant la motion Mermaz- Pontillon "avec les amendements choisis dans la Nièvre", François Mitterrand abattit son jeu, tel un avion fondant, en piqué, sur son objectif : "Le parti, dans son ensemble, accepte l’accord électoral en 1973 avec le parti communiste... Mais croyez-vous que vous pourrez aborder l’élection sans dire aux Français pour quoi faire ? Ce serait créer les conditions de l’échec... Le dialogue idéologique, il va résoudre quoi d’ici 1973 ? Le problème de deux philosophies, de deux modes de pensée, de deux conceptions de l’Homme dans la société" ? Ayant méthodiquement ridiculisé le concept du dialogue idéologique, qui était au cœur de la motion Savary-Mollet, il laissa enfin tomber sa conclusion : "Il n’y aura pas d’alliance électorale s’il n’y a pas programme électoral ! Il n’y aura pas de majorité commune s’il n’y a pas contrat de majorité ! Il n’y aura pas de gouvernement de gauche s’il n’y a pas de contrat de gouvernement" !
Nos délégués en croyaient à peine leurs oreilles. Guy Mollet, sentant le péril, faisait appeler à la tribune Augustin Laurent, encore maire de Lille et patron de la Fédération du Nord, son vieux complice qui, depuis les lendemains de la Libération, l’avait aidé à "tenir le parti". En vain : Augustin avait regagné Lille, poussé dans une voiture, sous un prétexte familial, par les amis de Pierre Mauroy. Celui-ci, dauphin désigné, avait gagné sa liberté de mouvement.
Guy Mollet, intervenant après Georges Sarre, put bien pointer toutes les contradictions et les ambiguïtés de la coalition qui s’esquissait : "Je suis bien obligé de constater que le texte du Nord et des Bouches du Rhône pose des conditions préalables à la reprise du dialogue avec le parti communiste, qu’il renvoie à la décision d’un Conseil National spécialement convoqué..."
"Et la motion Mermaz - dont, si j’ai bien compris, François Mitterrand a un texte différent de celui distribué dans les sections - ne parle-t-elle pas " d’autoriser les voies et moyens des futures discussions"...
Minimisant, en revanche, les différences qui nous opposaient, Guy Mollet appela le Ceres à la synthèse, seul un accord politique sur le fonctionnement de la démocratie conditionnant désormais, selon lui, la recherche d’un accord de gouvernement. Et de mettre en garde contre "la confusion qui permettrait de remettre en cause immédiatement ou à terme l’orientation [de l’Union de la gauche] que le Congrès allait définir." Guy Mollet touchait juste : nos délégués ne croyaient pas que "les Bouches-du-Nord" pussent se convertir sincèrement à l’union de la gauche.
La séance ayant été suspendue, la Commission des Résolutions se réunit aussitôt. C’était le moment de vérité du Congrès : François Mitterrand allait-il pouvoir faire avaler à ses alliés des "Bouches-du-Nord" la conclusion d’un programme commun de gouvernement avec le parti communiste ? Didier Motchane, qui n’avait pas encore eu de réponse à son projet de texte, s’isola avec Pierre Joxe sur un coin de table dans la petite salle où s’entassaient les quarante-cinq membres de la Commission des Résolutions.
A droite, Guy Mollet, impérial, sûr de sa logique et de son droit, avec les siens rangés autour de lui, en ordre de bataille. En face de nous, Mitterrand, dont le visage ne trahissait pas la moindre émotion, les "Bouches-du-Nord" s’égaillant tout alentour du quadrilatère de tables dressé par Gilbert Bonnemaison, le maire d’Epinay, Deferre à gauche et Mauroy derrière François Mitterrand. Faisant face, le petit Ceres (quatre délégués), ramassé sur lui-même, guettait le moindre signe, prêt à bondir si ce qu’il voulait lui échappait.
La Commission des Résolutions était le "Saint des Saints" du Congrès. Notre crainte était qu’elle ne débouchât sur une synthèse générale, qui nous eût marginalisés. Mais la palabre avait peine à s’élever au-dessus des généralités, François Mitterrand évoquant seulement "les différences de conception qui existaient dans le parti". Guy Mollet, alors, l’interrompit d’une question cinglante : "J’aimerais que François Mitterrand nous montre la motion qu’ont pu élaborer ensemble le Ceres, le Nord et les Bouches-du-Rhône..." Sans se départir de son calme, François Mitterrand lui répondit : "Elle est là" !
- Où cela ? "Dans ma poche !" rétorqua François Mitterrand en tapotant son veston. Nous étions médusés : Didier Motchane et Pierre Joxe, dans un coin, gribouillaient encore quelques rajouts à notre avant-projet, que François Mitterrand n’avait même pas lu. Ce mépris des textes, pour nous qui en avions la religion, nous surprenait : sans doute était-ce le fait d’un néophyte, qui ne comprenait pas la portée d’un texte d’orientation, engageant pour deux ans la vie du parti ?
Sur cet échange sans précédent dans toute l’histoire des congrès socialistes, la Commission des Résolutions se sépara dans la stupeur et le désarroi. Nulle fumée blanche ne s’était échappée du conclave socialiste pour signaler la "synthèse", miracle de l’unité du parti toujours en train de se faire. Le Saint- Esprit n’était point descendu ce jour-là pour illuminer les esprits. Le bruit se répandit comme traînée de poudre sur les travées du Congrès qu’il allait falloir voter sur deux textes dont la confrontation n’avait pas eu lieu. Pour la première fois les socialistes étaient confrontés au Mystère.
Dans le brouhaha, François Mitterrand n’ajouta qu’une seule phrase au projet de Didier Motchane : elle subordonnait l’engagement de la discussion d’un programme commun à l’élaboration préalable d’un programme socialiste dont un Conseil National extraordinaire déterminerait les termes début mars 1972. Les Bouches-du-Nord durent se contenter de la chute finale du texte : les communistes devaient s’engager dans l’accord "à apporter des réponses claires et publiques aux questions concernant la souveraineté nationale et les libertés démocratiques". Cela ne mangeait pas de pain.
Ainsi, la Commission des Résolutions se séparait comme François Mitterrand allait l’indiquer au Congrès "sur deux conceptions des méthodes de direction et de gestion du parti" et sans même avoir débattu du fond. on ne refait pas les socialistes : leur culture rationaliste imposait que deux textes symbolisent cette cassure entre la vieille garde et la coalition hétéroclite qui s’était formée autour de François Mitterrand. Mais avant que les délégués des Fédérations partagent leurs mandats, il nous fallait réunir les délégués du Ceres, pour nous assurer qu’ils voteraient, comme un seul homme, la motion qu’allait présenter François Mitterrand. Ce texte était en réalité le nôtre : il reprenait l’essentiel de notre motion sur le contenu de l’unité et l’organisation du pouvoir effectif des travailleurs dans l’entreprise. Il indiquait surtout que "le dialogue avec le parti communiste ne devait pas être mené à partir des thèmes imprécis d’un débat idéologique, mais à partir des problèmes concrets d’un gouvernement ayant mission d’amorcer la transformation socialiste de la société française".
Certains de nos délégués flairaient l’entourloupe. C’était trop beau pour être vrai. La mariée était trop belle. La peur d’être cocus inhibait les désirs de tous ceux qu’effrayait l’idée qu’ils pussent mêler leurs votes à ceux des "Bouches-du-Nord". Nous nous époumonâmes à leur expliquer que pendant deux ans, il n’y aurait pas, au Comité Directeur, de majorité sans nous et qu’il fallait croire à la dynamique que nous ne manquerions pas d’enclencher.
Sentant le péril, François Mitterrand s’introduisit discrètement dans notre réunion de courant : pour beaucoup de nos délégués, c’était la première fois qu’ils le voyaient de près. S’excusant presque de son intrusion, il leur adressa des paroles comme toujours enjôleuses - ne symbolisait-il pas depuis six ans l’union de la gauche aux yeux des Français ? - puis il s’éclipsa sur la pointe des pieds, nous laissant le soin d’achever le travail.
J’ignore ce que fit par ailleurs François Mitterrand pour convaincre les "Bouches du Nord" de voter le texte du Ceres, aux antipodes de celui qu’ils avaient défendu devant les militants. Même à cette époque-là, le pouvoir était un argument qui permettait de balayer tous les autres : en finir avec Guy Mollet n’était-il pas le vrai programme commun de la coalition que François Mitterrand avait su rassembler autour de lui ?
Quand le Congrès reprit ses travaux, François Mitterrand puis Alain Savary présentèrent leurs textes respectifs. Si Guy Mollet avait été le rapporteur à la place d’Alain Savary, je suis sûr que, même en l’absence d’Augustin Laurent, il eût taillé en pièces cette coalition contre nature. Mais l’honnêteté d’Alain Savary lui fit commettre, coup sur coup, deux erreurs fatales : la première fut de présenter sa thèse inchangée : "Le dialogue avec le parti communiste doit être poursuivi. Il a pour but, par un approfondissement supplémentaire du débat, de créer les garanties nécessaires pour l’ouverture de la discussion d’un programme commun de gouvernement". Face à la mobilité tactique et stratégique de François Mitterrand, c’était l’immobilité d’un général sans imagination, retranché sur ses positions : "L’Union de la gauche, déclara-t-il, n’est pas un jeu de saute-moutons". Et de flétrir "le baiser Lamourette entre le Ceres et Gaston Defferre".
Celui-ci, piqué au vif, proposa une synthèse générale, mais Alain Savary rejeta cette proposition, que Roger Quillot avait réitérée. Ce fut sa seconde erreur : figé dans la position du "Juste", Alain Savary campa sur son texte : "Camarades, si à l’issue de cette soirée, il y a des dupes, eh bien, pour une fois, nous pourrons dire que nous n’en serons pas" ! Et parlant déjà au passé : "Camarades, dans cette affaire, nous n’avons pas joué ! Nous n’avons pas joué avec le parti ! Nous n’avons pas joué avec le problème de l’union de la gauche ! Nous n’avons pas joué avec le socialisme" ! Et, après que Pierre Mauroy et François Mitterrand -sans doute pour ne pas s’isoler- se furent ralliés à la proposition d’une synthèse générale, Alain Savary trancha définitivement le nœud gordien du socialisme : "il faut sortir avec des positions claires ! Les conditions dans lesquelles l’unanimité serait acquise sont de nature à jeter la plus parfaite confusion dans les esprits" ! Les chefs du Ceres poussèrent alors un "ouf" de soulagement.
Il se faisait tard. on passa rapidement au vote. Celui-ci restait incertain, tant les esprits des délégués étaient troublés par cette division imprévue et par le caractère surréaliste de la coalition hétérogène qui s’était formée, sur la base du texte "le plus à gauche" sur lequel le parti eût jamais eu à se prononcer.
Le coup passa très près : le texte Mitterrand obtenait 43 926 voix et celui d’Alain Savary 41 757. Il y avait 3925 abstentions et 1028 absents. Il est clair que la fraction la plus anticommuniste du parti s’était finalement dérobée, refusant de voter un texte si manifestement contraire à sa pensée. Il eût suffi de peu de choses, au total, pour inverser le résultat !
François Mitterrand devenait ainsi le patron du parti et nos sorts désormais étaient liés. J’en éprouvai un certain tremblement. Alors que le Congrès commençait à se dissiper dans la nuit, je sentis une main se poser sur mon épaule : c’était François Mitterrand : "Vous et vos amis, me dit-il, ne serez pas déçus. Je ne vous tromperai pas."
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Institut François Mitterrand