Marianne : En 1999, ministre de l'Intérieur chargé des cultes, vous aviez amorcé l'organisation de l'islam de France, avec l'istishara («consultation»). Pour intégrer une religion minoritaire et venue de l'étranger à la République, vous vous inspiriez clairement de l'œuvre de Napoléon qui, au début du XIXe siècle, avait créé autoritairement les institutions du judaïsme français. Dix-sept années plus tard, on semble ne pas avoir beaucoup avancé...
Jean-Pierre Chevènement : Nous ne sommes plus au temps de Napoléon. J'espérais que, dans une République laïque, les musulmans se mettraient d'eux-mêmes d'accord sur les objectifs et les moyens et sur les règles de fonctionnement de leur culte. Ça n'a été qu'insuffisamment possible car l'islam en France est organisé très largement en obédiences relevant d'un pays d'origine, l'Algérie, le Maroc et la Turquie principalement. Ces fédérations se neutralisent quelque peu. J'ajoute une fédération qui ne dépend d'aucun pays, l'UOIF, réputée proche des Frères musulmans. L'islam de France est à créer pour les nouvelles générations de musulmans et dans l'intérêt du pays tout entier. C'est une œuvre de longue haleine.
On aboutit en 2016 à une espèce de triangle institutionnel : le CFCM qui a déjà son histoire, la Fondation de l'islam de France que vous présidez et bientôt, sans doute, une association cultuelle selon la loi de 1905. Est-ce qu'enfin on peut espérer un édifice institutionnel vraiment représentatif des musulmans ?
Il faut distinguer ce qui a été fait et ce qui reste à faire. L'instance légitime élue de représentation des musulmans, c'est le CFCM, créé en 2003 sur la base de la consultation que j'avais lancée en 1999 qui a donné lieu à une déclaration de toutes les sensibilités de l'islam et du ministre de l'Intérieur, déclaration intitulée : «Principes régissant les rapports entre le culte musulman et les pouvoirs publics». C'est donc l'instance religieuse, l'équivalent de la Conférence des évêques, du Consistoire central, de la Fédération du protestantisme. La fondation est d'une nature tout à fait différente : laïque, elle n'a d'objet que profane, sa vocation est d'abord culturelle, éducative, sociale.
Jean-Pierre Chevènement : Nous ne sommes plus au temps de Napoléon. J'espérais que, dans une République laïque, les musulmans se mettraient d'eux-mêmes d'accord sur les objectifs et les moyens et sur les règles de fonctionnement de leur culte. Ça n'a été qu'insuffisamment possible car l'islam en France est organisé très largement en obédiences relevant d'un pays d'origine, l'Algérie, le Maroc et la Turquie principalement. Ces fédérations se neutralisent quelque peu. J'ajoute une fédération qui ne dépend d'aucun pays, l'UOIF, réputée proche des Frères musulmans. L'islam de France est à créer pour les nouvelles générations de musulmans et dans l'intérêt du pays tout entier. C'est une œuvre de longue haleine.
On aboutit en 2016 à une espèce de triangle institutionnel : le CFCM qui a déjà son histoire, la Fondation de l'islam de France que vous présidez et bientôt, sans doute, une association cultuelle selon la loi de 1905. Est-ce qu'enfin on peut espérer un édifice institutionnel vraiment représentatif des musulmans ?
Il faut distinguer ce qui a été fait et ce qui reste à faire. L'instance légitime élue de représentation des musulmans, c'est le CFCM, créé en 2003 sur la base de la consultation que j'avais lancée en 1999 qui a donné lieu à une déclaration de toutes les sensibilités de l'islam et du ministre de l'Intérieur, déclaration intitulée : «Principes régissant les rapports entre le culte musulman et les pouvoirs publics». C'est donc l'instance religieuse, l'équivalent de la Conférence des évêques, du Consistoire central, de la Fédération du protestantisme. La fondation est d'une nature tout à fait différente : laïque, elle n'a d'objet que profane, sa vocation est d'abord culturelle, éducative, sociale.
Elle est conçue comme un pont entre l'islam et la République, un pont de l'islam vers les Français pour leur faire connaître la religion de 4,5 millions de Français et de 1,8 milliard de personnes dans le monde, religion de plusieurs grands pays voisins auxquels nous unissent des liens particuliers : Maroc, Tunisie, Algérie, pays de l'Afrique subsaharienne qui sont musulmans, mais aussi pays du Proche- et du Moyen-Orient. La fondation qu'a voulue Bernard Cazeneuve doit aussi se tourner vers cette fraction de la jeunesse, hors sol, qui ne sait plus très bien à quel pays elle appartient, une jeunesse déracinée, pour parler comme Barrès, mais bien davantage que ne l'étaient les jeunes étudiants de Nancy à Paris dans les années 1890 ! Nous voulons aider au surgissement de modèles d'identification qui ne soient pas mortifères, mais qui ouvrent sur des chemins d'élévation sociale, morale, spirituelle. Nous allons aider à la promotion de films télévisés sur les rapports historiques entre la France et l'islam, sur la contribution des musulmans à la construction de notre pays et sur ce que sont les grandes civilisations de l'islam. Et peut-être ferons-nous comprendre ce qu'est le principal message de l'islam, dont, pour qui le connaît un peu, les grandes valeurs morales ne sont pas si éloignées de celles de la République : égalité, justice, sensibilité au sort des plus faibles, etc. Cela, dans un esprit laïque bien entendu : celui de l'enseignement objectif du fait religieux.
Parlons des valeurs. Ne faudrait-il pas être bien plus affirmatif en enjoignant aux musulmans d'adapter leurs valeurs religieuses à celles de la République, en particulier sur l'égalité entre les hommes et les femmes ou la liberté de penser, ce qui impliquerait la reconnaissance de l'apostasie. N'est-ce pas aux musulmans de faire cet effort-là plutôt qu'à la République de montrer qu'elle est accueillante ?
Je vous ai parlé d'un pont entre l'islam et la République, mais le pont n'est pas à sens unique. Certains chercheurs m'ont reproché non sans quelque malice, d'avoir signé (le 28 janvier 2000), une déclaration de principes, qui ne mentionnerait pas expressément le droit à l'apostasie. Formulé comme cela, c'est exact. J'ai jugé en effet préférable de renvoyer l'énoncé détaillé des principes à la Charte européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales où le droit de changer de religion figure en toutes lettres. Le droit de changer de religion est garanti par cette déclaration et les organisations signataires se sont engagées à reconnaître tous les principes énoncés par la charte «sans exception». Le CFCM , de son côté a créé un conseil religieux qui a adopté récemment une «charte de l'imam». Ce n'est pas une habilitation formelle, mais les mosquées seront puissamment incitées à recruter des imams recommandés par le CFCM.
De plus, le comité d'orientation de la fondation, lieu de réflexion qui alimentera notre programme d'action, où les femmes seront presque aussi nombreuses que les hommes, bénéficiera de la présence de personnalités comme Soheib Bencheikh, Abdennour Bidar ou Nada Yafi dont la réflexion et la culture contribueront sans doute à faire «bouger les lignes». L'égalité hommes-femmes est une conquête à laquelle toutes les religions ont dû se plier.
Peut-on se satisfaire longtemps de l'anarchie qui règne en matière de formation des imams en France ? Ou se contenter des formations assurées en Turquie ou à l'institut Mohammed-VI au Maroc ?
Il y a environ 2 500 mosquées, donc au moins autant d'imams. Aujourd'hui, tout le monde peut s'improviser imam. Environ 300 d'entre eux sont des «imams détachés» par leur pays d'origine : l'Algérie, le Maroc et la Turquie. Les imams doivent être formés à un bon niveau théologique. La République française ne peut pas accepter des prédicateurs salafistes qui tiennent des discours de haine et d'exclusion, et alimentent ainsi des terreaux qui sont ceux du djihadisme. La fondation est compétente pour tout ce qui relève de la formation profane des imams : la connaissance de la langue, du droit, des grandes règles de la République, le civisme... Une quinzaine de diplômes universitaires sont déjà opérationnels. Nous allons encourager, par des bourses, les candidats à l'imamat à obtenir ces diplômes.
La France étant une République laïque, nous nous interdisons de former religieusement des imams. Nous devons passer par des instituts privés et, en attendant, négocier des accords avec les trois pays d'origine qui garantissent le niveau et le contenu de la formation et la connaissance du français. Des instituts universitaires d'islamologie vont nous être proposés par la mission dirigée par Rachid Benzine.
J'en viens maintenant à l'association cultuelle qui reste à créer. Seule celle-ci peut drainer les fonds nécessaires pour prendre en charge la formation des imams, leur rémunération, leur protection sociale et leur retraite. Il y a un immense chantier à ouvrir dans cette direction qui suppose une meilleure organisation du marché du halal et du marché du pèlerinage et peut-être aussi une mobilisation plus importante du denier du culte. On estime que de 4 à 5 millions de musulmans vivent en France : tous ne sont pas pauvres, tous ne sont pas pratiquants, mais il n'en reste pas moins qu'avec un effectif beaucoup plus modeste la communauté juive ou la communauté protestante ont pu assurer un financement convenable de leurs institutions. C'est l'intérêt financier et politique de la communauté musulmane d'y parvenir elle aussi.
Dans le débat public, NKM milite pour l'interdiction du salafisme en France. Au nom de la défense des valeurs de la République. Qu'en pensez-vous ?
Je ne suis pas ministre de l'Intérieur, mais président de la Fondation de l'islam de France. J'estime néanmoins qu'une telle interdiction serait contraire à la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen qui stipule que «nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses». Le problème doit être pris sous l'angle des manquements aux lois républicaines par exemple, des brochures qui diffusent un message qui peut appeler au meurtre ou professer ouvertement l'infériorité de la femme par rapport à l'homme n'ont pas lieu de paraître sur le territoire national.
Est-ce qu'on peut utilement appeler au respect des règles républicaines, qui sont un impératif, quand par ailleurs ces mêmes populations sont en grande partie confrontées à des discriminations, par exemple dans l'accès au travail, plus de façon ethnique que de par leur religion. Le Premier ministre Valls parlait d'«apartheid social» après les attentats contre Charlie Hebdo, est-ce que la République peut être à ce point boiteuse ?
Dans mon dernier livre, intitulé Un défi de civilisation [Fayard], j'évoque la politique de recrutement «à l'image de la population» que j'ai cherché à promouvoir comme ministre de l'Intérieur en 1999. C'était l'objet des comités d'accès à la citoyenneté (Codac), qui ont donné de bons résultats en mobilisant les institutions comme la SNCF, la RATP, ou celles de l'Etat. On dit toujours qu'il y a 700 djihadistes français en Syrie, mais il y a 10 000 soldats musulmans dans les rangs de l'armée française ! Il n'est pas nécessaire d'aller vers les quotas ethniques : la France est une nation pluriethnique, pluriconfessionnelle, elle n'est pas multiculturelle. Elle a une culture : c'est la culture républicaine qu'il faut essayer de faire vivre, mais encore faut-il qu'il y ait une volonté convergente des politiques, dans tous les compartiments de l'Etat et y compris chez les élus de terrain, souvent trop sensibles, par électoralisme, aux pressions qu'ils peuvent subir. Est-ce que cette volonté existe dans l'Etat ? Là est la vraie question.
Dans un peu plus de quatre mois auront lieu des échéances politiques majeures en France : élection présidentielle puis élections législatives. Souhaitez-vous que l'intégration soit un des débats majeurs de la campagne électorale, de façon que le peuple français puisse en trancher ?
Il doit y avoir un débat sur ce sujet, sur la République et sur la volonté de continuer la France. On ne devrait pas isoler une catégorie de citoyens. D'autant que, lorsqu'on dit «musulman» aujourd'hui, on désigne des personnes de tradition ou de culture musulmane dont un bon quart d'entre elles ne sont pas pratiquantes. Il faut respecter la liberté de conscience. La République, c'est cela : la liberté de religion, mais aussi la liberté de l'individu face aux pressions que peuvent exercer sur lui des groupes d'appartenance. C'est ce qui différencie le modèle républicain du modèle communautaire.
Mais comment organiser ce débat sans qu'il tombe dans le vertige identitaire ? Si on revient en arrière, on constate que la question de l'intégration - comment faire un peuple - est devenue celle de l'identité, c'est-à-dire comment séparer le peuple...
Cette confusion résulte de concepts mal assurés. L'identité d'un peuple, c'est toute son histoire. L'identité de la France n'est pas un problème : 1789 est le produit de notre histoire. Depuis la Révolution française, nous sommes à la fois la France et la République, c'est-à-dire une nation de citoyens soudés par l'adhésion aux principes posés par la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen. Or, beaucoup d'hommes politiques aujourd'hui n'évoquent que le peuple au sens ethnique du terme ou alors les droits de l'homme, en oubliant les droits du citoyen qui garantissent les premiers. Ils oublient le civisme qui ne peut exister sans le patriotisme. A force d'oublier la nation, les droits-de-l'hommistes européistes et postnationaux ont ouvert un boulevard au Front national. La nation française est une communauté de citoyens. Elle a une histoire derrière elle et un avenir devant elle.
Sur votre blog, vous faites l'éloge de Manuel Valls et d'Arnaud Montebourg. Le premier pour son autorité, le second pour sa vision de l'Europe. Mais Manuel Valls n'est-il pas plus clair et volontariste vis-à-vis du radicalisme religieux ?
Je me tiens en dehors de la primaire du PS, parti auquel je n'appartiens plus depuis vingt-trois ans. J'observe cependant que Montebourg porte une critique forte des politiques menées depuis trente ans qui ont conduit à la désindustrialisation de la France. Valls porte des valeurs régaliennes incontestables. Il a eu des phrases fortes : «Tous les salafistes ne sont pas des djihadistes, mais tous les djihadistes sont des salafistes.» Mais il faut rentrer plus avant dans la problématique de l'islam de France, dans ses difficultés concrètes, dans le fait qu'il y a incontestablement davantage de chômeurs parmi les jeunes de culture musulmane que chez les autres, en évitant de passer du discours antidiscrimination au discours victimaire propre à légitimer tous les comportements déviants, y compris terroristes. Il faut trouver le point juste dans l'expression et dans la pratique, et il faut le trouver tous ensemble. Nous devons désamorcer les processus de surenchère et d'escalade qui peuvent dresser une partie des Français contre une autre. Cette pente est plus facile à dévaler qu'à remonter. Nous avons à ouvrir des voies nouvelles de réussite et à favoriser l'édification pour des jeunes privés de repères, de parcours d'élévation morale et spirituelle qui leur manquent aujourd'hui.
Au moment de l'affaire du burkini, vous avez appelé les musulmans à la discrétion...
C'était avant l'affaire du burkini. J'ai appelé les musulmans à la discrétion, comme toutes les autres religions, dans l'expression de leur foi dans l'espace public de débat. La laïcité, c'est aussi l'acceptation d'un espace commun de citoyenneté où, quelle que soit leur religion, les citoyens doivent s'exprimer d'une manière argumentée, à la lumière de la raison naturelle, sans chercher à imposer les dogmes qui leur sont propres. Sans exercer une emprise excessive sur la vie de la cité qui nuirait à la liberté d'expression individuelle. Chacun enfin doit faire un effort du point de vue de l'intégration aux us et coutumes de la communauté nationale. Il est souhaitable que, comme toutes les vagues de l'immigration qui se sont succédé dans notre pays depuis un siècle et demi, les plus récentes fassent un effort pour se rapprocher du modèle historique dominant. Je crois cet objectif accessible. C'est affaire de pédagogie collective.
La République a été longtemps assimilationniste. Vous pensez que ce concept peut retrouver de la validité ?
Le mot existe toujours dans le code civil, puisque l'assimilation est la condition de la naturalisation. Mais, dans l'usage, ce mot a été plus ou moins délaissé. Je reprends l'analyse de Jacques Berque. La France a toujours accepté des apports extérieurs, par exemple italien au XVIe siècle, espagnol au XVIIe, germaniques ou anglo-saxons au XIXe et au XXe siècle ou arabe aujourd'hui. Mais ces apports ne doivent pas nuire au maintien de la personnalité structurée de la France et à son corpus de principes fondamentaux. Je ne suis pas de ceux qui considèrent que l'intégration a définitivement échoué. Il faut qu'elle se poursuive, car elle signifie la maîtrise des codes sociaux qui permettent, en République, l'exercice de la liberté. Pour réussir pleinement, elle a besoin d'être soutenue par l'émergence d'un islam respectueux des principes républicains. Raisonnons plus largement : la montée du fondamentalisme religieux dans le monde musulman est l'envers de l'échec de la Nahda, c'est-à-dire de la «Réforme» en pays d'islam. Ou on reste sur cet échec dans lequel l'Occident a eu sa part, ou on considère que la Nahda a encore l'avenir devant elle. C'est le défi de notre coexistence harmonieuse. Nous avons nous-mêmes fait descendre le ciel sur la Terre avec la Révolution française qui a fondé l'ordre humain sur les principes des droits de l'homme et du citoyen. Nous n'avons pas à aider ceux qui veulent rétablir à leur manière le droit divin, et revenir sur une conquête historique qui ne concerne pas que la France mais toute l'humanité.
Parlons des valeurs. Ne faudrait-il pas être bien plus affirmatif en enjoignant aux musulmans d'adapter leurs valeurs religieuses à celles de la République, en particulier sur l'égalité entre les hommes et les femmes ou la liberté de penser, ce qui impliquerait la reconnaissance de l'apostasie. N'est-ce pas aux musulmans de faire cet effort-là plutôt qu'à la République de montrer qu'elle est accueillante ?
Je vous ai parlé d'un pont entre l'islam et la République, mais le pont n'est pas à sens unique. Certains chercheurs m'ont reproché non sans quelque malice, d'avoir signé (le 28 janvier 2000), une déclaration de principes, qui ne mentionnerait pas expressément le droit à l'apostasie. Formulé comme cela, c'est exact. J'ai jugé en effet préférable de renvoyer l'énoncé détaillé des principes à la Charte européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales où le droit de changer de religion figure en toutes lettres. Le droit de changer de religion est garanti par cette déclaration et les organisations signataires se sont engagées à reconnaître tous les principes énoncés par la charte «sans exception». Le CFCM , de son côté a créé un conseil religieux qui a adopté récemment une «charte de l'imam». Ce n'est pas une habilitation formelle, mais les mosquées seront puissamment incitées à recruter des imams recommandés par le CFCM.
De plus, le comité d'orientation de la fondation, lieu de réflexion qui alimentera notre programme d'action, où les femmes seront presque aussi nombreuses que les hommes, bénéficiera de la présence de personnalités comme Soheib Bencheikh, Abdennour Bidar ou Nada Yafi dont la réflexion et la culture contribueront sans doute à faire «bouger les lignes». L'égalité hommes-femmes est une conquête à laquelle toutes les religions ont dû se plier.
Peut-on se satisfaire longtemps de l'anarchie qui règne en matière de formation des imams en France ? Ou se contenter des formations assurées en Turquie ou à l'institut Mohammed-VI au Maroc ?
Il y a environ 2 500 mosquées, donc au moins autant d'imams. Aujourd'hui, tout le monde peut s'improviser imam. Environ 300 d'entre eux sont des «imams détachés» par leur pays d'origine : l'Algérie, le Maroc et la Turquie. Les imams doivent être formés à un bon niveau théologique. La République française ne peut pas accepter des prédicateurs salafistes qui tiennent des discours de haine et d'exclusion, et alimentent ainsi des terreaux qui sont ceux du djihadisme. La fondation est compétente pour tout ce qui relève de la formation profane des imams : la connaissance de la langue, du droit, des grandes règles de la République, le civisme... Une quinzaine de diplômes universitaires sont déjà opérationnels. Nous allons encourager, par des bourses, les candidats à l'imamat à obtenir ces diplômes.
La France étant une République laïque, nous nous interdisons de former religieusement des imams. Nous devons passer par des instituts privés et, en attendant, négocier des accords avec les trois pays d'origine qui garantissent le niveau et le contenu de la formation et la connaissance du français. Des instituts universitaires d'islamologie vont nous être proposés par la mission dirigée par Rachid Benzine.
J'en viens maintenant à l'association cultuelle qui reste à créer. Seule celle-ci peut drainer les fonds nécessaires pour prendre en charge la formation des imams, leur rémunération, leur protection sociale et leur retraite. Il y a un immense chantier à ouvrir dans cette direction qui suppose une meilleure organisation du marché du halal et du marché du pèlerinage et peut-être aussi une mobilisation plus importante du denier du culte. On estime que de 4 à 5 millions de musulmans vivent en France : tous ne sont pas pauvres, tous ne sont pas pratiquants, mais il n'en reste pas moins qu'avec un effectif beaucoup plus modeste la communauté juive ou la communauté protestante ont pu assurer un financement convenable de leurs institutions. C'est l'intérêt financier et politique de la communauté musulmane d'y parvenir elle aussi.
Dans le débat public, NKM milite pour l'interdiction du salafisme en France. Au nom de la défense des valeurs de la République. Qu'en pensez-vous ?
Je ne suis pas ministre de l'Intérieur, mais président de la Fondation de l'islam de France. J'estime néanmoins qu'une telle interdiction serait contraire à la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen qui stipule que «nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses». Le problème doit être pris sous l'angle des manquements aux lois républicaines par exemple, des brochures qui diffusent un message qui peut appeler au meurtre ou professer ouvertement l'infériorité de la femme par rapport à l'homme n'ont pas lieu de paraître sur le territoire national.
Est-ce qu'on peut utilement appeler au respect des règles républicaines, qui sont un impératif, quand par ailleurs ces mêmes populations sont en grande partie confrontées à des discriminations, par exemple dans l'accès au travail, plus de façon ethnique que de par leur religion. Le Premier ministre Valls parlait d'«apartheid social» après les attentats contre Charlie Hebdo, est-ce que la République peut être à ce point boiteuse ?
Dans mon dernier livre, intitulé Un défi de civilisation [Fayard], j'évoque la politique de recrutement «à l'image de la population» que j'ai cherché à promouvoir comme ministre de l'Intérieur en 1999. C'était l'objet des comités d'accès à la citoyenneté (Codac), qui ont donné de bons résultats en mobilisant les institutions comme la SNCF, la RATP, ou celles de l'Etat. On dit toujours qu'il y a 700 djihadistes français en Syrie, mais il y a 10 000 soldats musulmans dans les rangs de l'armée française ! Il n'est pas nécessaire d'aller vers les quotas ethniques : la France est une nation pluriethnique, pluriconfessionnelle, elle n'est pas multiculturelle. Elle a une culture : c'est la culture républicaine qu'il faut essayer de faire vivre, mais encore faut-il qu'il y ait une volonté convergente des politiques, dans tous les compartiments de l'Etat et y compris chez les élus de terrain, souvent trop sensibles, par électoralisme, aux pressions qu'ils peuvent subir. Est-ce que cette volonté existe dans l'Etat ? Là est la vraie question.
Dans un peu plus de quatre mois auront lieu des échéances politiques majeures en France : élection présidentielle puis élections législatives. Souhaitez-vous que l'intégration soit un des débats majeurs de la campagne électorale, de façon que le peuple français puisse en trancher ?
Il doit y avoir un débat sur ce sujet, sur la République et sur la volonté de continuer la France. On ne devrait pas isoler une catégorie de citoyens. D'autant que, lorsqu'on dit «musulman» aujourd'hui, on désigne des personnes de tradition ou de culture musulmane dont un bon quart d'entre elles ne sont pas pratiquantes. Il faut respecter la liberté de conscience. La République, c'est cela : la liberté de religion, mais aussi la liberté de l'individu face aux pressions que peuvent exercer sur lui des groupes d'appartenance. C'est ce qui différencie le modèle républicain du modèle communautaire.
Mais comment organiser ce débat sans qu'il tombe dans le vertige identitaire ? Si on revient en arrière, on constate que la question de l'intégration - comment faire un peuple - est devenue celle de l'identité, c'est-à-dire comment séparer le peuple...
Cette confusion résulte de concepts mal assurés. L'identité d'un peuple, c'est toute son histoire. L'identité de la France n'est pas un problème : 1789 est le produit de notre histoire. Depuis la Révolution française, nous sommes à la fois la France et la République, c'est-à-dire une nation de citoyens soudés par l'adhésion aux principes posés par la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen. Or, beaucoup d'hommes politiques aujourd'hui n'évoquent que le peuple au sens ethnique du terme ou alors les droits de l'homme, en oubliant les droits du citoyen qui garantissent les premiers. Ils oublient le civisme qui ne peut exister sans le patriotisme. A force d'oublier la nation, les droits-de-l'hommistes européistes et postnationaux ont ouvert un boulevard au Front national. La nation française est une communauté de citoyens. Elle a une histoire derrière elle et un avenir devant elle.
Sur votre blog, vous faites l'éloge de Manuel Valls et d'Arnaud Montebourg. Le premier pour son autorité, le second pour sa vision de l'Europe. Mais Manuel Valls n'est-il pas plus clair et volontariste vis-à-vis du radicalisme religieux ?
Je me tiens en dehors de la primaire du PS, parti auquel je n'appartiens plus depuis vingt-trois ans. J'observe cependant que Montebourg porte une critique forte des politiques menées depuis trente ans qui ont conduit à la désindustrialisation de la France. Valls porte des valeurs régaliennes incontestables. Il a eu des phrases fortes : «Tous les salafistes ne sont pas des djihadistes, mais tous les djihadistes sont des salafistes.» Mais il faut rentrer plus avant dans la problématique de l'islam de France, dans ses difficultés concrètes, dans le fait qu'il y a incontestablement davantage de chômeurs parmi les jeunes de culture musulmane que chez les autres, en évitant de passer du discours antidiscrimination au discours victimaire propre à légitimer tous les comportements déviants, y compris terroristes. Il faut trouver le point juste dans l'expression et dans la pratique, et il faut le trouver tous ensemble. Nous devons désamorcer les processus de surenchère et d'escalade qui peuvent dresser une partie des Français contre une autre. Cette pente est plus facile à dévaler qu'à remonter. Nous avons à ouvrir des voies nouvelles de réussite et à favoriser l'édification pour des jeunes privés de repères, de parcours d'élévation morale et spirituelle qui leur manquent aujourd'hui.
Au moment de l'affaire du burkini, vous avez appelé les musulmans à la discrétion...
C'était avant l'affaire du burkini. J'ai appelé les musulmans à la discrétion, comme toutes les autres religions, dans l'expression de leur foi dans l'espace public de débat. La laïcité, c'est aussi l'acceptation d'un espace commun de citoyenneté où, quelle que soit leur religion, les citoyens doivent s'exprimer d'une manière argumentée, à la lumière de la raison naturelle, sans chercher à imposer les dogmes qui leur sont propres. Sans exercer une emprise excessive sur la vie de la cité qui nuirait à la liberté d'expression individuelle. Chacun enfin doit faire un effort du point de vue de l'intégration aux us et coutumes de la communauté nationale. Il est souhaitable que, comme toutes les vagues de l'immigration qui se sont succédé dans notre pays depuis un siècle et demi, les plus récentes fassent un effort pour se rapprocher du modèle historique dominant. Je crois cet objectif accessible. C'est affaire de pédagogie collective.
La République a été longtemps assimilationniste. Vous pensez que ce concept peut retrouver de la validité ?
Le mot existe toujours dans le code civil, puisque l'assimilation est la condition de la naturalisation. Mais, dans l'usage, ce mot a été plus ou moins délaissé. Je reprends l'analyse de Jacques Berque. La France a toujours accepté des apports extérieurs, par exemple italien au XVIe siècle, espagnol au XVIIe, germaniques ou anglo-saxons au XIXe et au XXe siècle ou arabe aujourd'hui. Mais ces apports ne doivent pas nuire au maintien de la personnalité structurée de la France et à son corpus de principes fondamentaux. Je ne suis pas de ceux qui considèrent que l'intégration a définitivement échoué. Il faut qu'elle se poursuive, car elle signifie la maîtrise des codes sociaux qui permettent, en République, l'exercice de la liberté. Pour réussir pleinement, elle a besoin d'être soutenue par l'émergence d'un islam respectueux des principes républicains. Raisonnons plus largement : la montée du fondamentalisme religieux dans le monde musulman est l'envers de l'échec de la Nahda, c'est-à-dire de la «Réforme» en pays d'islam. Ou on reste sur cet échec dans lequel l'Occident a eu sa part, ou on considère que la Nahda a encore l'avenir devant elle. C'est le défi de notre coexistence harmonieuse. Nous avons nous-mêmes fait descendre le ciel sur la Terre avec la Révolution française qui a fondé l'ordre humain sur les principes des droits de l'homme et du citoyen. Nous n'avons pas à aider ceux qui veulent rétablir à leur manière le droit divin, et revenir sur une conquête historique qui ne concerne pas que la France mais toute l'humanité.