À l’occasion du centenaire de l’armistice de la Première Guerre mondiale, Jean-Pierre Chevènement participait, le 10 novembre sur Public Sénat, au débat animé par Jérôme Chapuis sur le thème « Clemenceau, l'idéal républicain ? ». Il débattait avec Guillaume Bigot, essayiste, membre des Orwelliens, Jean Garrigues, professeur d’histoire à Sciences po et à l’Université d’Orléans, Jean-Yves Le Naour, historien, spécialiste de la Première Guerre mondiale, et Jacques Mézard, ancien ministre de la Cohésion des territoires, membre du Mouvement radical.
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- Comment expliquer le contraste entre le Clemenceau acclamé par la foule à Versailles et, peu de temps après, en janvier 1920, le même Clemenceau lâché par la classe politique ?
C'est très simple : Clemenceau n'était pas avare de boutades, quelquefois cruelles ; il s'était fait beaucoup d'ennemis dans la classe politique. Dans sa jeunesse, il était le leader de l'extrême gauche, contribuait à renverser les gouvernements – celui de Jules Ferry en particulier, en mélangeant ses voix avec celles de la droite. C'était le tombeur des ministères, donc il y avait une sourde rancune à l'égard de Clemenceau. Et puis il avait été, ne l'oublions pas, à lui seul, toute la convention (d'armistice) pendant deux années, de 1917 à novembre 1918. Il ne s'était donc pas fait que des amis.
Le procès fait à Clemenceau sur le traité de Versailles est injuste. Le traité de Versailles a une grave faiblesse : les Etats-Unis ne le soutiennent plus, ne le signent pas. Les garanties que Wilson a données à Clemenceau, et qui font que Clemenceau a accepté l'armistice, c'est-à-dire la non-invasion du territoire allemand, sont tombées. Les garanties américaines n'existent plus dès 1920 car Wilson est battu aux élections par un inconnu, Coolidge ; par conséquent le soutien des Etats-Unis, qui était l'élément d'équilibre, nous fera défaut en 1939, comme nous fera défaut le soutien russe, dont il ne faut jamais négliger l'importance, pendant les trois premières années de la Première Guerre mondiale. Nous sommes isolés en 1940, mais ce n'est pas la faute de Clemenceau. C'est la faute d'événements qui le dépassent, et de loin.
Un autre procès qui est fait à Clemenceau sur le traité de Versailles, c'est le démembrement de l'Autriche-Hongrie, comme s'il pouvait empêcher les nationalités qui aspiraient à l'indépendance d'imposer leur réalité. On n'allait pas empêcher la résurrection de la Pologne ou celle de la Tchécoslovaquie !
Un autre procès qui est fait à Clemenceau sur le traité de Versailles, c'est le démembrement de l'Autriche-Hongrie, comme s'il pouvait empêcher les nationalités qui aspiraient à l'indépendance d'imposer leur réalité. On n'allait pas empêcher la résurrection de la Pologne ou celle de la Tchécoslovaquie !
- Pourquoi Clemenceau était-il une figure de référence pour le Général de Gaulle ?
Pour de Gaulle, la guerre avec l'Allemagne était « une guerre de trente ans ». Il a souvent employé cette expression, reprise par Churchill. Cette guerre avait été ouverte en 1914 par l'agression allemande à travers la Belgique – l'application du plan Schlieffen, qui dormait dans les cartons de l'état-major allemand – et en 1918, les Allemands n'acceptent pas l'issue de la guerre : ils parlent de coup de poignard dans le dos, et toute la droite allemande fera le lit du revanchisme sur lequel prospérera Hitler jusqu'à son accession au pouvoir en 1933. Tout cela témoigne qu'il y a en effet des liens de continuité très forts entre la Première Guerre mondiale et la Seconde.
Il y aussi des liens de discontinuité, parce que Hitler introduit un élément nouveau qui est le racialisme, mais sur le fond des choses, l'expression « guerre de trente ans » a tout à fait sa raison.
Donc Clemenceau est l'homme auquel en appelle de Gaulle au moment de la Résistance, de Londres puis sur sa terre natale, en Vendée. C'est une figure de la Résistance. N'oublions jamais que Clemenceau était l'un des 127 députés protestataires, en 1871, qui refusaient l'arrachement de l'Alsace-Lorraine à la France. Et il est quand même le seul survivant de ces députés protestataires qui ait pu non seulement voir le retour de l'Alsace-Lorraine à la France, mais être le symbole de cette victoire, et même plus que le symbole : l'artisan.
- Dans les années 1930, la mémoire de Clemenceau était-elle aussi vivace ? Que dire des mouvements pacifistes ?
Le pacifisme submerge la France, à la fois la gauche et la droite – Drieu La Rochelle, 1922, Mesure de la France, et puis toute la tradition qui va conduire à Munich. Or, ce pacifisme qui submerge la France après 1918 va fonctionner comme un appel d'air face au revanchisme allemand et à Hitler : plus nous sommes pacifistes, plus nous encourageons les projets bellicistes. Clemenceau, ce n'est pas le pacifisme.
- Dans la France de 2018, Clemenceau est-il le Républicain par excellence ?
Incontestablement, c'est un homme qui ne transige pas avec les principes républicains dont il est l'héritier par son père. L'héritage de la Révolution est très présent. Il avait un attachement profond à la laïcité, à la séparation de l'Eglise et de l'Etat, mais aussi à la liberté individuelle, à la capacité de l'individu. Lui-même était une boule d'énergie, un homme toujours effervescent.
On a tiré de cela qu'il était opposé au socialisme, au collectivisme, il y a ce fameux débat avec Jaurès. En réalité, la thèse de Clemenceau était très simple : on ne peut pas faire avancer les idées du progrès social si elles ne sont pas prises en compte par les individus eux-mêmes. Il était contre toute caporalisation, mais je ne pense pas qu'il y ait lieu d'opposer le socialisme à l'idéal républicain de Clemenceau, pour lequel je voudrais plaider : même pendant les grèves de 1908, alors qu'il n'y a pas de compagnie républicaine de sécurité et que le maintien de l'ordre est confié à l'armée, dont ce n'est pas le métier, en dernier ressort, Clemenceau s'interposera, ira au-devant des grévistes, voudra parlementer. C'est parce qu'il se heurte à une très grande inflexibilité de la part des chefs syndicalistes que la troupe est amenée à tirer, mais Clemenceau n'a pas voulu cela.
- Séparation de l'Eglise et de l'Etat : Clemenceau était laïque mais pas laïcard ?
Le mot « laïcité » ne figure pas dans la loi de 1905. Le mot « laïque » est dans les lois scolaires de Jules Ferry, ce qui veut bien dire qu'il y a un lien entre laïcité et éducation : l'école publique a pour but de former le citoyen, capable de penser par lui-même. C'est dans un espace commun à tous les citoyens, quelle que soit la Révélation à laquelle ils se réfèrent, qu'ils doivent débattre à la lumière de la raison naturelle, sans vouloir imposer leur dogme. Cela ne veut pas dire qu'ils ne peuvent pas trouver dans leur foi les motivations de leur action, mais il y a dans l'idée de laïcité cette idée d'un espace commun, l'idée qu'on ne se réfère pas à une argumentation religieuse pour imposer la loi. La loi se définit à la lumière du débat républicain.
- Clemenceau, une figure actuelle ?
Clemenceau, c'est la Nation, c'est aussi la République. C'est l'idée qu'on peut aimer son pays et rester fidèle à l'universalisme. Clemenceau était un patriote viscéral mais très ouvert aux autres, anti-colonialiste. On ignore par exemple qu'il s'intéressait de très près au Japon.
C'est le plus grand homme du XXème siècle après le Général de Gaulle pour une raison très simple : de Gaulle a ramassé la France à un point tellement bas après l'effondrement de 1940 – ce qui donnait rétrospectivement raison à Clemenceau – qu'il a eu le courage surhumain de dire « Je suis la légitimité, la France continue le combat et nous serons, à la fin, les vainqueurs ».
Source : Public Sénat