Après neuf mois de gestation silencieuse, voici le message que Lionel Jospin délivre aux socialistes, à la veille de leur congrès : l’échec est un accident, "gagner était possible" ; le bilan ne saurait être "remis en cause". Le projet était bon. Il faut donc le reprendre ! Lionel Jospin a-t-il compris ce qui lui est arrivé ? S’il n’avait pas été accidentellement devancé de 194 000 voix par Le Pen au premier tour, il aurait été évidemment battu au second. Un tel résultat était inscrit aussi bien dans les chiffres du premier tour, la droite et l’extrême droite totalisant plus de 57 % des voix, que dans l’évolution des sondages, qui, depuis un an, montraient un retard croissant de Lionel Jospin sur Jacques Chirac. Quant au procès qui m’est fait, j’y répondrai plus loin.
Lionel Jospin ne veut pas voir qu’il est le principal responsable de sa défaite. Qui, en effet, se souvient, aujourd’hui, du projet porté par le candidat du PS ? "Une France active, sûre, juste moderne, forte" : le projet, à défaut d’être socialiste, était à l’eau de rose. Et les propositions que Lionel Jospin formule pour l’avenir le sont tout autant. Il ne propose pas, chose essentielle, la remise en cause de l’architecture économique et monétaire de Maastricht, qui nous enferme dans la récession : l’Europe n’a ni politique budgétaire, ni politique monétaire, ni politique de change. Elle subit et elle s’enfonce. Les politiques sont aux abonnés absents !
Il ne propose pas davantage la réforme des institutions internationales qui fonctionnent à contre-emploi comme le FMI, ou celles dont les règles doivent être revues, comme l’OMC, pour intégrer des paramètres sociaux et environnementaux. Dans ces conditions, les expertocraties libérales qui nous dirigent peuvent dormir tranquilles !
"Economies de compétition, sociétés fragiles, démocraties sensibles", voilà le cadre dont, selon Lionel Jospin, nous ne pouvons sortir. Il est convaincu d’avoir épousé la gauche, mais dans sa version désormais résignée à ne plus changer le monde.
Pour ranimer l’ambition de "changer la vie", il faudrait épouser la France, ses inquiétudes, ses rêves et son "dur désir de durer". C’est Jean-Christophe Cambadélis, je crois, qui a dit qu’un candidat à la présidentielle doit "épouser la France, toute la France, toutes les France". Or Lionel Jospin, ajoute-t-il, "confond la grandeur de la France avec l’histoire de la gauche".
Pour voir la gauche revenir au pouvoir, Lionel Jospin compte sur "l’effet essuie-glace", c’est-à-dire sur les erreurs de la droite. Et d’invoquer toutes les raisons que l’actuel gouvernement a de trébucher ("le reflux viendra").
Bien sûr, ce gouvernement inscrit sa politique dans une claire vision néolibérale. Mais, sur deux points, je nuancerai la critique de Lionel Jospin.
La rigueur budgétaire d’abord : le gouvernement de la gauche plurielle a bénéficié d’une conjoncture économique internationale exceptionnellement favorable pendant quatre ans. Lionel Jospin ne peut se targuer d’avoir "épargné tout plan de rigueur au pays" pendant cette période et en même temps surenchérir sur les engagements de retour à l’équilibre budgétaire à l’horizon 2004 qu’il a cosignés avec Jacques Chirac à Barcelone. Que cet engagement insensé ait été reporté à 2006 par l’actuel gouvernement est un pis-aller. Il faut obtenir plus : proposer d’exclure du calcul du déficit les dépenses d’investissements en matière d’infrastructures de transport, de logement social, de développement technologique et de défense.
Par ailleurs, sur l’Irak, Lionel Jospin souhaite que la France convainque ses partenaires européens de ne pas participer à la guerre et qu’à défaut d’y parvenir elle le décide pour elle-même. La démarche de notre diplomatie, qu’il qualifie d’"incertaine et -d’-ambiguë", a été heureusement différente : c’est la France seule qui, au Conseil de sécurité, a pris sur elle de subordonner au retour des inspecteurs de l’ONU en Irak toute initiative ultérieure. Si Lionel Jospin avait été élu président de la République, eût-il fait preuve de la même fermeté ? Ou ne serions-nous pas en train de négocier à quinze un compromis chèvre-chou qui eût valu feu vert pour George Bush ?
Bien sûr le gouvernement de M. Chirac et M. Raffarin va faire beaucoup de bêtises. Je préférerais que la gauche trouve ailleurs des raisons d’espérer : en elle-même, par exemple.
Lionel Jospin impute essentiellement aux autres la responsabilité de son échec. Une phrase m’émeut : "Ce qui m’a surtout manqué pour donner tout son sens et son élan à mon engagement présidentiel, c’est la dynamique politique d’une gauche rassemblée, c’est le sentiment de confiance que procure l’adhésion d’une majorité sortante au bilan commun". Combien je l’eusse moi-même souhaité ! Mais d’où vient que ce rassemblement n’a pas été possible ?
Est-il raisonnable, par exemple, d’imputer aux Verts, au Parti communiste et à "certains socialistes" l’incapacité à accepter "l’inévitable dimension répressive" d’une politique conciliant "l’ordre et le progrès" ? A qui incombait-il, sinon au premier ministre, d’imposer des arbitrages clairs en la matière, au sein du gouvernement ?
De même sur la Corse, pourquoi avoir voulu imposer une délégation du pouvoir législatif non seulement au ministre de l’intérieur, mais à l’ensemble des ministres, qui, le 5 juillet 2000, s’y étaient déclarés hostiles ? C’était, pour satisfaire aux conditions des indépendantistes, ruiner le principe républicain de l’égalité de tous devant la loi et la définition de la nation par la citoyenneté qui fait la force de la France. Lionel Jospin se réjouit de voir en M. Sarkozy le fidèle exécuteur testamentaire des accords de Matignon. Mais au-delà, comme je le craignais, la réforme constitutionnelle de M. Raffarin va propager le virus dans l’ensemble des régions...
Alors que la moitié de l’épargne française se plaçait à l’étranger ou s’y investissait de façon hasardeuse (France Telecom, Vivendi, etc.), ni le PCF ni le MDC ne pouvaient se satisfaire des digues de papier que le gouvernement érigeait, face à l’accélération des délocalisations et à la multiplication des plans sociaux. Dois-je rappeler que les députés MDC ont voté contre le pacte de stabilité et contre les deux lois, sur les "nouvelles régulations" (mai 2000) et sur la "modernisation sociale" (automne 2001), qui enterraient définitivement toute velléité de politique industrielle ?
Lionel Jospin a-t-il jamais cherché à transformer la gauche plurielle en un projet partagé et mobilisateur ? C’était certes difficile, mais il s’est progressivement résigné à se laisser enfermer dans le rôle d’un honnête gestionnaire du capitalisme mondialisé, tout en réalisant des réformes estimables dont certaines portaient la marque de la gauche (les emplois-jeunes, par exemple) et dont d’autres auraient pu être le fait d’un gouvernement républicain, simplement soucieux des intérêts du pays (ainsi le renforcement de l’intercommunalité).
Mais sur l’essentiel, rien : ni pour remonter la pente de la mondialisation libérale, limiter la "dictature de l’actionnariat" ou canaliser l’épargne nationale vers la modernisation de notre appareil productif, rien pour desserrer les contraintes de Maastricht, rien pour contrarier en Europe une logique fédéraliste qui nous mettra demain en minorité sur tous les sujets essentiels, à commencer par "l’Europe sociale".
Enfin, Lionel Jospin pouvait-il ignorer qu’en inversant le calendrier électoral il allait naturellement inciter chacune des formations de la gauche plurielle à soutenir un candidat ?
L’ancien premier ministre n’est pas la victime de l’émiettement de la gauche plurielle. Il en est le responsable essentiel.
Je suis obligé de répondre maintenant aux attaques qui me visent directement. Je préfère cela d’ailleurs à une campagne insidieuse contre laquelle je n’ai pu jusqu’à présent réagir.
Je conviens tout à fait que l’élimination de Jospin par Le Pen au premier tour est un accident. Je ne l’avais pas moi-même envisagé. Mais un aussi faible écart (194 600 voix) a forcément une multitude de causes. Le raisonnement de Lionel Jospin en pourcentages (23,3 % des voix sur Jospin en 1995 ; 23,7 % en 2001 sur Taubira, Chevènement et Jospin en 2002) ne tient pas la route : il faut évidemment prendre en compte la mer des abstentions (11 millions), les votes nuls (1 million) et les 8 millions de votes aux extrêmes. Lionel Jospin est-il à ce point insensible à la crise de notre système politique ?
Et puis il y avait aussi, à droite, cinq candidats (Chirac, Bayrou, Madelin, Christine Boutin et Corinne Lepage, sans compter Saint-Josse). Et j’ai moi-même pris plus de voix à Chirac qu’à Jospin d’après le sondage CSA "sortie des urnes". Si Chirac avait été devancé par Le Pen, eût-il incriminé Bayrou ?
Jospin, d’un mot, eût pu obtenir le retrait de Christiane Taubira. Il ne l’a pas fait. Il eût suffi aussi que Bruno Leroux ne procurât pas à Olivier Besancenot (plus de 4 % des voix) les parrainages nécessaires pour enlever des voix à Arlette Laguiller... et à Lionel Jospin. C’eût été prudent.
En fait, Lionel Jospin était sûr de figurer au second tour. Il a fait une erreur. Cela peut arriver. Mais il est plus facile de trouver un bouc émissaire, en l’occurrence moi-même, que de la reconnaître.
Lionel Jospin est trop fin analyste pour prendre au sérieux ses propres arguties chiffrées. Simplement, il est assez habile pour s’en servir politiquement.
Pour parfaire la logique du bouc émissaire, indispensable afin de sauver "le bon bilan" et la continuité de la politique sociale-libérale, Lionel Jospin incrimine le fond de ma campagne : j’aurais attaqué le gouvernement sur la sécurité, remis en cause le clivage gauche-droite, renvoyé dos à dos Jacques Chirac et lui-même, etc.
Il me semble qu’un candidat doit d’abord accepter la démocratie et ne pas prétendre substituer à l’exposé de divergences politiques, qu’il appartient aux électeurs de trancher, une sorte de terrorisme moral. Si Lionel Jospin avait devancé Le Pen le 21 avril, il aurait certainement été très heureux que je me prononce en sa faveur.
Le procès qui m’est fait n’est pas seulement odieux : il est ruineux pour la gauche, qui ne pourra se reconstruire qu’en assumant la France à partir du socle solide des principes républicains. Dois-je préciser que je n’ai jamais employé l’expression "ni droite ni gauche" ? J’ai simplement dit, dans mon discours de Vincennes, que la gauche et la droite continueraient, mais qu’au-dessus d’elles il y avait la République, c’est-à-dire un certain sens de l’intérêt général, une certaine idée de la France. C’est sûrement un point de désaccord que j’ai depuis longtemps avec Lionel Jospin.
Quant à la définition du "système du pareil au même", je n’ai rien à y retirer : l’acceptation des mêmes postulats maastrichtiens conduit la droite et la gauche installées à faire depuis longtemps les mêmes politiques. Jacques Chirac et Lionel Jospin en ont fourni le 15 mars 2002 le plus bel exemple, en signant ensemble, à Barcelone, un accord libéralisant le marché de l’électricité, repoussant ensuite de cinq ans l’âge de la cessation d’activité, et enfin surenchérissant absurdement sur un pacte de stabilité qu’ils avaient déjà conclu ensemble en 1997, et dont je m’étais alors clairement dissocié au conseil des ministres du 18 juin. Pouvaient-ils donner ensemble une meilleure démonstration du bien-fondé de mes analyses ?
La vérité est que, pendant trois ans et trois mois, j’ai investi dans mon domaine de compétence toute mon énergie pour sauver Lionel Jospin des démons de la majorité plurielle. Faute d’y être parvenu, et m’étant trouvé contraint de quitter le gouvernement en août 2000, je me suis résolu, un an après, à l’orée d’une campagne où les deux candidats institutionnels n’offraient aucune vision de son avenir à notre pays, à proposer aux Français un projet fondé sur les clairs repères de la République.
Je ne l’ai pas fait de gaieté de cœur. J’aurais préféré que Lionel Jospin transformât la combinaison qu’était la gauche plurielle au départ en un projet mobilisateur pour la France. Mais c’était le dernier moyen qui me restait pour redresser le cours des choses dans la durée.
Je ne le regrette pas. Ma logique n’était pas "destructrice pour la gauche". Elle aurait pu la sauver, car la gauche avait et a plus que jamais besoin d’un projet solide et enthousiasmant pour renaître. Il faut simplement qu’elle s’avise que la nation existe et qu’on ne peut rêver de transformer le monde sans prendre appui sur elle.
Pour ce qui est de mes compagnons et de moi-même, nous avons été battus aux législatives certes, mais nous l’avons été par le PS, relayé par la bienpensance sociale-libérale. L’occasion était trop belle.
Mais les idées ont la vie dure. L’idée républicaine, quant à elle, a rencontré un fort écho dans le pays. Dois-je rappeler que mon score a été supérieur à celui des Verts, de la LCR, du PCF et, bien sûr, des radicaux de gauche ? Il y a là un espace qu’avec le Mouvement républicain et citoyen (MRC) nous entendons structurer progressivement. Nous travaillerons ainsi à la refondation républicaine de la France et à celle de la gauche, si, bien sûr, celle-ci sait y discerner la condition de son renouveau et d’une alternative républicaine et citoyenne, et pas seulement pour notre pays.
Lionel Jospin ne veut pas voir qu’il est le principal responsable de sa défaite. Qui, en effet, se souvient, aujourd’hui, du projet porté par le candidat du PS ? "Une France active, sûre, juste moderne, forte" : le projet, à défaut d’être socialiste, était à l’eau de rose. Et les propositions que Lionel Jospin formule pour l’avenir le sont tout autant. Il ne propose pas, chose essentielle, la remise en cause de l’architecture économique et monétaire de Maastricht, qui nous enferme dans la récession : l’Europe n’a ni politique budgétaire, ni politique monétaire, ni politique de change. Elle subit et elle s’enfonce. Les politiques sont aux abonnés absents !
Il ne propose pas davantage la réforme des institutions internationales qui fonctionnent à contre-emploi comme le FMI, ou celles dont les règles doivent être revues, comme l’OMC, pour intégrer des paramètres sociaux et environnementaux. Dans ces conditions, les expertocraties libérales qui nous dirigent peuvent dormir tranquilles !
"Economies de compétition, sociétés fragiles, démocraties sensibles", voilà le cadre dont, selon Lionel Jospin, nous ne pouvons sortir. Il est convaincu d’avoir épousé la gauche, mais dans sa version désormais résignée à ne plus changer le monde.
Pour ranimer l’ambition de "changer la vie", il faudrait épouser la France, ses inquiétudes, ses rêves et son "dur désir de durer". C’est Jean-Christophe Cambadélis, je crois, qui a dit qu’un candidat à la présidentielle doit "épouser la France, toute la France, toutes les France". Or Lionel Jospin, ajoute-t-il, "confond la grandeur de la France avec l’histoire de la gauche".
Pour voir la gauche revenir au pouvoir, Lionel Jospin compte sur "l’effet essuie-glace", c’est-à-dire sur les erreurs de la droite. Et d’invoquer toutes les raisons que l’actuel gouvernement a de trébucher ("le reflux viendra").
Bien sûr, ce gouvernement inscrit sa politique dans une claire vision néolibérale. Mais, sur deux points, je nuancerai la critique de Lionel Jospin.
La rigueur budgétaire d’abord : le gouvernement de la gauche plurielle a bénéficié d’une conjoncture économique internationale exceptionnellement favorable pendant quatre ans. Lionel Jospin ne peut se targuer d’avoir "épargné tout plan de rigueur au pays" pendant cette période et en même temps surenchérir sur les engagements de retour à l’équilibre budgétaire à l’horizon 2004 qu’il a cosignés avec Jacques Chirac à Barcelone. Que cet engagement insensé ait été reporté à 2006 par l’actuel gouvernement est un pis-aller. Il faut obtenir plus : proposer d’exclure du calcul du déficit les dépenses d’investissements en matière d’infrastructures de transport, de logement social, de développement technologique et de défense.
Par ailleurs, sur l’Irak, Lionel Jospin souhaite que la France convainque ses partenaires européens de ne pas participer à la guerre et qu’à défaut d’y parvenir elle le décide pour elle-même. La démarche de notre diplomatie, qu’il qualifie d’"incertaine et -d’-ambiguë", a été heureusement différente : c’est la France seule qui, au Conseil de sécurité, a pris sur elle de subordonner au retour des inspecteurs de l’ONU en Irak toute initiative ultérieure. Si Lionel Jospin avait été élu président de la République, eût-il fait preuve de la même fermeté ? Ou ne serions-nous pas en train de négocier à quinze un compromis chèvre-chou qui eût valu feu vert pour George Bush ?
Bien sûr le gouvernement de M. Chirac et M. Raffarin va faire beaucoup de bêtises. Je préférerais que la gauche trouve ailleurs des raisons d’espérer : en elle-même, par exemple.
Lionel Jospin impute essentiellement aux autres la responsabilité de son échec. Une phrase m’émeut : "Ce qui m’a surtout manqué pour donner tout son sens et son élan à mon engagement présidentiel, c’est la dynamique politique d’une gauche rassemblée, c’est le sentiment de confiance que procure l’adhésion d’une majorité sortante au bilan commun". Combien je l’eusse moi-même souhaité ! Mais d’où vient que ce rassemblement n’a pas été possible ?
Est-il raisonnable, par exemple, d’imputer aux Verts, au Parti communiste et à "certains socialistes" l’incapacité à accepter "l’inévitable dimension répressive" d’une politique conciliant "l’ordre et le progrès" ? A qui incombait-il, sinon au premier ministre, d’imposer des arbitrages clairs en la matière, au sein du gouvernement ?
De même sur la Corse, pourquoi avoir voulu imposer une délégation du pouvoir législatif non seulement au ministre de l’intérieur, mais à l’ensemble des ministres, qui, le 5 juillet 2000, s’y étaient déclarés hostiles ? C’était, pour satisfaire aux conditions des indépendantistes, ruiner le principe républicain de l’égalité de tous devant la loi et la définition de la nation par la citoyenneté qui fait la force de la France. Lionel Jospin se réjouit de voir en M. Sarkozy le fidèle exécuteur testamentaire des accords de Matignon. Mais au-delà, comme je le craignais, la réforme constitutionnelle de M. Raffarin va propager le virus dans l’ensemble des régions...
Alors que la moitié de l’épargne française se plaçait à l’étranger ou s’y investissait de façon hasardeuse (France Telecom, Vivendi, etc.), ni le PCF ni le MDC ne pouvaient se satisfaire des digues de papier que le gouvernement érigeait, face à l’accélération des délocalisations et à la multiplication des plans sociaux. Dois-je rappeler que les députés MDC ont voté contre le pacte de stabilité et contre les deux lois, sur les "nouvelles régulations" (mai 2000) et sur la "modernisation sociale" (automne 2001), qui enterraient définitivement toute velléité de politique industrielle ?
Lionel Jospin a-t-il jamais cherché à transformer la gauche plurielle en un projet partagé et mobilisateur ? C’était certes difficile, mais il s’est progressivement résigné à se laisser enfermer dans le rôle d’un honnête gestionnaire du capitalisme mondialisé, tout en réalisant des réformes estimables dont certaines portaient la marque de la gauche (les emplois-jeunes, par exemple) et dont d’autres auraient pu être le fait d’un gouvernement républicain, simplement soucieux des intérêts du pays (ainsi le renforcement de l’intercommunalité).
Mais sur l’essentiel, rien : ni pour remonter la pente de la mondialisation libérale, limiter la "dictature de l’actionnariat" ou canaliser l’épargne nationale vers la modernisation de notre appareil productif, rien pour desserrer les contraintes de Maastricht, rien pour contrarier en Europe une logique fédéraliste qui nous mettra demain en minorité sur tous les sujets essentiels, à commencer par "l’Europe sociale".
Enfin, Lionel Jospin pouvait-il ignorer qu’en inversant le calendrier électoral il allait naturellement inciter chacune des formations de la gauche plurielle à soutenir un candidat ?
L’ancien premier ministre n’est pas la victime de l’émiettement de la gauche plurielle. Il en est le responsable essentiel.
Je suis obligé de répondre maintenant aux attaques qui me visent directement. Je préfère cela d’ailleurs à une campagne insidieuse contre laquelle je n’ai pu jusqu’à présent réagir.
Je conviens tout à fait que l’élimination de Jospin par Le Pen au premier tour est un accident. Je ne l’avais pas moi-même envisagé. Mais un aussi faible écart (194 600 voix) a forcément une multitude de causes. Le raisonnement de Lionel Jospin en pourcentages (23,3 % des voix sur Jospin en 1995 ; 23,7 % en 2001 sur Taubira, Chevènement et Jospin en 2002) ne tient pas la route : il faut évidemment prendre en compte la mer des abstentions (11 millions), les votes nuls (1 million) et les 8 millions de votes aux extrêmes. Lionel Jospin est-il à ce point insensible à la crise de notre système politique ?
Et puis il y avait aussi, à droite, cinq candidats (Chirac, Bayrou, Madelin, Christine Boutin et Corinne Lepage, sans compter Saint-Josse). Et j’ai moi-même pris plus de voix à Chirac qu’à Jospin d’après le sondage CSA "sortie des urnes". Si Chirac avait été devancé par Le Pen, eût-il incriminé Bayrou ?
Jospin, d’un mot, eût pu obtenir le retrait de Christiane Taubira. Il ne l’a pas fait. Il eût suffi aussi que Bruno Leroux ne procurât pas à Olivier Besancenot (plus de 4 % des voix) les parrainages nécessaires pour enlever des voix à Arlette Laguiller... et à Lionel Jospin. C’eût été prudent.
En fait, Lionel Jospin était sûr de figurer au second tour. Il a fait une erreur. Cela peut arriver. Mais il est plus facile de trouver un bouc émissaire, en l’occurrence moi-même, que de la reconnaître.
Lionel Jospin est trop fin analyste pour prendre au sérieux ses propres arguties chiffrées. Simplement, il est assez habile pour s’en servir politiquement.
Pour parfaire la logique du bouc émissaire, indispensable afin de sauver "le bon bilan" et la continuité de la politique sociale-libérale, Lionel Jospin incrimine le fond de ma campagne : j’aurais attaqué le gouvernement sur la sécurité, remis en cause le clivage gauche-droite, renvoyé dos à dos Jacques Chirac et lui-même, etc.
Il me semble qu’un candidat doit d’abord accepter la démocratie et ne pas prétendre substituer à l’exposé de divergences politiques, qu’il appartient aux électeurs de trancher, une sorte de terrorisme moral. Si Lionel Jospin avait devancé Le Pen le 21 avril, il aurait certainement été très heureux que je me prononce en sa faveur.
Le procès qui m’est fait n’est pas seulement odieux : il est ruineux pour la gauche, qui ne pourra se reconstruire qu’en assumant la France à partir du socle solide des principes républicains. Dois-je préciser que je n’ai jamais employé l’expression "ni droite ni gauche" ? J’ai simplement dit, dans mon discours de Vincennes, que la gauche et la droite continueraient, mais qu’au-dessus d’elles il y avait la République, c’est-à-dire un certain sens de l’intérêt général, une certaine idée de la France. C’est sûrement un point de désaccord que j’ai depuis longtemps avec Lionel Jospin.
Quant à la définition du "système du pareil au même", je n’ai rien à y retirer : l’acceptation des mêmes postulats maastrichtiens conduit la droite et la gauche installées à faire depuis longtemps les mêmes politiques. Jacques Chirac et Lionel Jospin en ont fourni le 15 mars 2002 le plus bel exemple, en signant ensemble, à Barcelone, un accord libéralisant le marché de l’électricité, repoussant ensuite de cinq ans l’âge de la cessation d’activité, et enfin surenchérissant absurdement sur un pacte de stabilité qu’ils avaient déjà conclu ensemble en 1997, et dont je m’étais alors clairement dissocié au conseil des ministres du 18 juin. Pouvaient-ils donner ensemble une meilleure démonstration du bien-fondé de mes analyses ?
La vérité est que, pendant trois ans et trois mois, j’ai investi dans mon domaine de compétence toute mon énergie pour sauver Lionel Jospin des démons de la majorité plurielle. Faute d’y être parvenu, et m’étant trouvé contraint de quitter le gouvernement en août 2000, je me suis résolu, un an après, à l’orée d’une campagne où les deux candidats institutionnels n’offraient aucune vision de son avenir à notre pays, à proposer aux Français un projet fondé sur les clairs repères de la République.
Je ne l’ai pas fait de gaieté de cœur. J’aurais préféré que Lionel Jospin transformât la combinaison qu’était la gauche plurielle au départ en un projet mobilisateur pour la France. Mais c’était le dernier moyen qui me restait pour redresser le cours des choses dans la durée.
Je ne le regrette pas. Ma logique n’était pas "destructrice pour la gauche". Elle aurait pu la sauver, car la gauche avait et a plus que jamais besoin d’un projet solide et enthousiasmant pour renaître. Il faut simplement qu’elle s’avise que la nation existe et qu’on ne peut rêver de transformer le monde sans prendre appui sur elle.
Pour ce qui est de mes compagnons et de moi-même, nous avons été battus aux législatives certes, mais nous l’avons été par le PS, relayé par la bienpensance sociale-libérale. L’occasion était trop belle.
Mais les idées ont la vie dure. L’idée républicaine, quant à elle, a rencontré un fort écho dans le pays. Dois-je rappeler que mon score a été supérieur à celui des Verts, de la LCR, du PCF et, bien sûr, des radicaux de gauche ? Il y a là un espace qu’avec le Mouvement républicain et citoyen (MRC) nous entendons structurer progressivement. Nous travaillerons ainsi à la refondation républicaine de la France et à celle de la gauche, si, bien sûr, celle-ci sait y discerner la condition de son renouveau et d’une alternative républicaine et citoyenne, et pas seulement pour notre pays.