Verbatim
- Sonia Mabrouk : Les députés britanniques ont voté pour un report du Brexit et contre un nouveau référendum. Le Brexit aura-t-il vraiment lieu ?
Jean-Pierre Chevènement : Les députés britanniques ne veulent pas du « deal » qui a été négocié, ils ne veulent pas du « no deal », ils ne veulent pas non plus d’un nouveau référendum. Si on leur donne un nouveau report, que vont-ils en faire ? Je ne vois guère d’autre issue que de nouvelles élections. J’admire le fonctionnement de la démocratie britannique, de la Chambre des Communes – on voit que c’est là où bat le cœur de la démocratie – mais s’ils ne sont pas capables de dire où ils veulent aller, de nouvelles élections s’imposeront.
- Certains disent que l’UE « serre la vis » de la Grande-Bretagne sur cet accord...
L’accord négocié, puis renégocié à la marge, est le seul possible : c’est l’idée qu’on maintient le marché unique avec quelques dispositions pour régler les problèmes à la frontière entre l’Irlande du Nord et l’Irlande. Les Britanniques n’en veulent pas, mais ils ne disent pas ce qu’ils veulent. Si on n’est pas capables d’avancer, je ne vois pas d’autre solution qu’une dissolution du Parlement britannique.
- Certains disent que le peuple britannique a mal voté, n’a pas bien compris le Brexit. Cela vous choque-t-il ?
Il dépend du Parlement britannique de décider d’un nouveau référendum : il vient de le rejeter. Il faut respecter la volonté des peuples, ce que nous n’avons pas fait après le rejet du traité constitutionnel en 2005. Messieurs Sarkozy et Hollande se sont mis d’accord pour faire voter le traité de Lisbonne au Congrès donc il y a eu une entourloupe, il faut le dire, et les Français y sont très sensibles. C’est un déni de démocratie qui se paye aujourd’hui.
- On subit donc les conséquences du déni de démocratie de 2005 encore aujourd’hui en 2019 ?
Bien entendu ! On subit également tous les choix qui ont été faits bien avant et qui ont conduit à ce que nous acceptions un modèle néolibéral. Cela implique un niveau de chômage durable auquel on a dû s’accoutumer, des inégalités croissantes, une désindustrialisation qui fait tous les jours son chemin… tout cela a des conséquences. La crise que nous vivons aujourd’hui en France est une manifestation d’une crise plus générale dans l’ensemble du monde anciennement industrialisé. Regardez les pays européens : lequel n’est pas en crise ? La croissance pour l’année qui vient en zone Euro est de 1%, c’est très très faible ! Sur la question de l’immigration, les problèmes sont toujours sur la table, il n’y a aucun accord qui se dégage.
- Vous défendez depuis toujours cette Europe des Nations qui était chère au Général de Gaulle, et le mot Nation a d’ailleurs une importance particulière dans votre livre. En France aujourd’hui, on a pourtant l’impression que le mot « Nation » est un mot tabou.
Ce qui est grave, c’est qu’on oublie que la Nation est le cadre de la démocratie. Pour qu’une minorité accepte la loi de la majorité, il faut qu’il y ait un sentiment d’appartenance puissant. Ce sentiment d’appartenance existe au niveau des Nations, pas au niveau de l’Europe. Bien entendu, l’Europe est une famille de Nations qui ont beaucoup de choses en commun mais il n’y a pas cette force du sentiment national qui est la condition de la démocratie.
- Pourquoi certains voient-ils dans l’Europe des Nations le rejet de l’autre et le repli sur soi ?
Parce qu’ils ont une fausse conception de la Nation ! La Nation est républicaine, c’est une communauté de citoyens. La nation française ne se définit pas par la race, l’ethnie ou la religion : c’est une communauté de citoyens tous à égalité quelles que soient leur origine ou leur religion. Mais ils doivent accepter les lois de la République, les principes à la base du modèle républicain.
- Le Président Macron entend-il la notion d’Europe des Nations ?
Emmanuel Macron utilise une formule, celle de « souveraineté européenne », qui est ambiguë. Elle suppose qu’il y ait un peuple européen, or même le tribunal constitutionnel de Karlsruhe en Allemagne le dit, il n’y a pas de peuple européen. Et le Parlement européen n’est pas un vrai Parlement : c’est la juxtaposition de l’expression de 27 peuples. Ce n’est pas moi qui le dis, c’est l’autorité suprême en matière constitutionnelle en Allemagne !
- Quand le Président Macron parle du « peuple européen », ça ne renvoie à rien de concret ?
Le peuple européen n’existe pas. Il y a une trentaine de peuples en Europe et il y a une solidarité entre ces peuples. Je suis moi-même résolument européen mais je suis pour construire l’Europe dans le prolongement des Nations. Il y a beaucoup de choses qu’il faut revoir. On pourrait faire cette conférence, comme celle qu’a évoquée le Président de la République, pour remettre les choses à plat : on garde le marché unique mais on veut des autorités qui soient responsables et aient des comptes à rendre par exemple devant les Parlements nationaux, lesquels seraient beaucoup plus qualifiés pour exercer un contrôle démocratique que le Parlement européen que nous allons réélire.
- Quand Emmanuel Macron parle d’un « peuple européen », vous inquiétez-vous d’une dilution de la Nation française qui serait souhaitable à ses yeux ?
Je ne suis pas sûr qu’il ait employé cette expression. Il s’est adressé aux « citoyens d’Europe », ce qui est évidemment une façon de dire qu’il y a un peuple européen, peut-être… Il vaut mieux employer des mots dont la définition est claire et précise.
- Est-ce que le Président Macron pourrait défendre l’Europe des Nations ?
Il peut y être conduit par le fait que sa première démarche n’a pas réussi : il voulait donner satisfaction à l’Allemagne en respectant les critères de Maastricht, et en échange que l’Allemagne favorise une relance contracyclique à hauteur de plusieurs points de PIB. Madame Merkel ne le voulait pas, et puis elle ne le pouvait plus après les élections allemandes. Puisque l’Allemagne ne renvoie pas l’ascenseur, il faut rebattre les cartes. L’Europe à géométrie variable, à partir des Nations qui veulent aller dans un certain sens, est la voie raisonnable.
- Le Président de la République voit un clivage entre les progressistes et les nationalistes.
Il me semble qu’il a mis un peu d’eau dans son vin ; cette opposition est trop manichéenne. On se sent Européen, mais on se sent d’abord Français, Allemand etc. Il ne faut pas opposer le sentiment national et le sentiment européen. Il faut être plus souple et réaliste.
- Il faut pouvoir parler de Nation et de Souveraineté sans se faire qualifier de xénophobe ou se faire insulter ? Vous êtes vous-même un souverainiste.
Bien entendu, même si je ne me définis pas comme souverainiste mais comme républicain. Cela dit, le titre 1er de la Constitution est « De la souveraineté nationale », donc qu’est-ce que la République ? Un peuple de citoyens qui s’exprime souverainement sur les affaires qui le concernent. Il peut déléguer des compétences à condition de vérifier comment elles sont exercées.
- Le livre de Philippe de Villiers fait couler beaucoup d’encre : il assassine les pères fondateurs de l’Europe.
Je l’ai dit beaucoup mieux ! Dans Passion de la France, j’exprime ce qui est essentiel à mes yeux depuis 50 ans sur l’Europe, Jean Monnet, et le trio Jacques Delors, Helmut Kohl, François Mitterrand. J’explique ce qui s’est passé à travers des idées, je n’ai pas besoin d’aller chercher un procès-verbal ou un chéquier qu’on aurait laissé traîner. C’est vrai que Jean Monnet était très proche de Roosevelt et de Harry Hopkins.
- Philippe de Villiers dit que Jean Monnet était à la solde des Américains, que c’était un agent de la CIA.
Jean Monnet a écrit à propos du Général de Gaulle en 1943 : « il faut le détruire », quand il s’opposait au Général Giraud ! Il ne faut pas pour autant enlever à Jean Monnet son honnêteté fondamentale : il concevait le monde comme un marché. C’était un homme d’affaires, à l’origine marchand de cognac puis banquier américain, c’est vrai. Son idée était de faire de l’Europe un marché et de s’en remettre aux Etats-Unis pour la défense et la politique étrangère. Il a donc privé l’Europe de toute capacité stratégique.
- Et Robert Schuman ? Philippe de Villiers dit de lui que c’est un lâche, un pétainiste corrompu par les Etats-Unis.
Je ne décrirais pas Schuman de cette manière. C’était un mosellan, il avait été allemand puis était redevenu français. Il a défendu l’idée qu’il se faisait de l’Europe de manière ardente, comme dans sa fameuse déclaration de 1950. Je fais une critique intellectuelle et politique de son action, comme de celle de Monnet, mais je ne vais pas chercher dans les poubelles. Ce qui a été déterminant, ce sont les choix politiques de Jean Monnet, qui était un adversaire de la souveraineté nationale depuis la guerre de 1914-18, quand il a cornaqué le comité d’approvisionnement des alliés à partir de l’Amérique du Nord. Il se situait déjà ailleurs que dans la ligne de la souveraineté nationale.
- « La France : la patrie dont je ne saurais déraciner mon cœur. J’y suis né, j’ai bu aux sources de sa culture. J’ai fait mien son passé, je ne respire bien que sous son ciel. Je me suis efforcé à mon tour de la défendre de mon mieux ». Vous pourriez faire vôtre cette citation de Marc Bloch ?
Oui, parce que je me sens très près de l’idée de la Nation et que nous sommes attachés à la France par son histoire, mais d’abord parce que nous sommes des citoyens de la République française.
- 50 ans d’engagement politique. Quels responsables politiques aujourd’hui ont encore cette passion de la France ?
Il y a des patriotes, mais qui souvent s’ignorent car ils ont oublié que c’est dans la Nation que s’enracine la démocratie donc la force de l’État républicain. Si on veut assurer la pérennité de notre modèle républicain, il faut faire retour à la Nation. C’est à partir de la Nation que nous pourrons construire l’Europe européenne, stratégique, telle que la pensait De Gaulle au contraire de Jean Monnet qui n’a raisonné qu’en homo economicus et non en citoyen.
- A-t-on perdu l’esprit de la Vème République ?
On s’en est beaucoup éloigné. Au départ, c’était un parlementarisme rationalisé, il y a eu l’élection du Président de la République au suffrage universel puis une certaine dérive vers une monarchie républicaine qui n’est pas l’esprit de la Vème telle que De Gaulle l’avait définie dans son discours de Bayeux ou dans celui d’Épinal.
Le quinquennat a encore durci cette Vème République en faisant qu’il n’y ait plus qu’une seule élection qui compte, la présidentielle. Ensuite on élit des députés pour que le président puisse appliquer son programme. Ils deviennent non plus les représentants du peuple mais ceux du Président auprès du peuple. Ça ne va pas !
Je propose de déconnecter la durée du mandat présidentiel et celle du mandat des parlementaires : de revenir à 7 ans pour le Président, 5 ans pour le député, ou 6 ans et 4 ans. Cela donnera de la souplesse au système, permettra de respirer et peut-être les Français s’aimeront et s’écouteront-ils davantage pour surmonter la crise que nous vivons aujourd’hui.
Source : Les Voix de l'Info - C News
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