Les mémoires de Jean-Pierre Chevènement ont manqué d’être emportées par la deuxième vague du Covid et celle de l’islamisme. Cela aurait été injuste. Car Qui veut risquer sa vie la sauvera éclaire mieux qu’aucun article d’actualité les crises que nous traversons. Le titre lui-même fait écho aux tragédies du présent. Il est emprunté à une parole de saint Matthieu que Chevènement avait à l’esprit lorsqu’il était officier en Algérie. «Qui veut sauver sa vie la perdra. Qui veut risquer sa vie la sauvera», cette formule résume sa philosophie de vie personnelle, mais aussi politique. Une philosophie de combat. Dans cette autobiographie d’une densité exceptionnelle, Chevènement n’omet aucun événement marquant de son aventure politique. Du Ceres et du pari de l’Union de la gauche au tournant libéral de 1983 qui marque sa première rupture avec le Parti socialiste ; de son opposition au traité de Maastricht à sa candidature à l’élection présidentielle de 2002 ambitionnant de rassembler les républicains des deux rives.
Mais la première partie consacrée à son enfance et sa jeunesse reste sans doute la plus puissante. Chevènement, et c’est probablement ce qui le distingue des hommes politiques contemporains, a été façonné par la guerre, la vraie. Il naît le 9 mars 1939 à Belfort, six mois avant le début du second conflit mondial. Son père est fait prisonnier en 1940 et envoyé en Allemagne. Ses premiers souvenirs sont ceux de l’Occupation. Marqué par la défaite, Chevènement consacre sa vie à aider la France à se relever d’un désastre sans précédent dont la profondeur explique encore une partie des désordres actuels.
À rebours du discours dominant qui condamne la passivité des Français de 1940 à 1944, «comme s’ils avaient choisi d’eux-mêmes de se mettre en dehors de l’Histoire et comme s’il était si facile de résister», Chevènement souligne la «résistance instinctive» et l’hostilité aux «Boches» de la majorité d’entre eux, rappelant que le gouvernement de Vichy n’est pas venu au pouvoir par les urnes mais par un armistice démobilisateur. «Mille souvenirs de ma petite enfance s’insurgent contre cette réécriture contemporaine et me font mieux voir le fossé qui, déjà à cette époque-là, séparait le peuple et les élites». Cette vision dévoyée de notre histoire nourrit, selon lui, l’esprit de repentance et de renoncement des dirigeants d’aujourd’hui.
Chevènement décrit également la France de cette époque comme indissociablement laïque et catholique. Sa mère, institutrice apôtre de l’école publique était pourtant assidue à la messe le matin sans que cela ne contredise en rien le combat laïc qu’elle poursuivait l’après-midi. Chevènement lui-même fréquenta le catéchisme, ce qui, selon lui, contribua à affiner sa sensibilité. Ceux qui voient dans le chevènementisme un laïcisme hors-sol commettent donc un contresens. La laïcité, qu’il a, par ailleurs, toujours défendue, s’inscrit, pour lui, dans un héritage culturel chrétien qui la dépasse: elle constitue le prolongement, sous le drapeau de la liberté et de l’émancipation, de «la foi des anciens jours». Et c’est probablement seulement compris ainsi qu’elle peut constituer un antidote à l’islamisme.
L’autre expérience fondatrice a été la guerre d’Algérie. Chevènement se porte volontaire pour rejoindre la fournaise d’Oran, convaincu comme le général de Gaulle que «si l’Algérie doit devenir indépendante, il vaut mieux que ce soit avec la France que contre elle». À 22 ans, il observe la mort de près, ainsi que le cauchemar de la guerre civile, aussi bien entre Français qu’entre Algériens. Un souvenir qui le hante encore et lui fait redouter un épisode similaire dans la société française contemporaine. Pour autant, il refuse les raccourcis historiques. La guerre d’Algérie était, selon lui, un mouvement de libération nationale et non le premier épisode du «djihad global» ; la vague islamiste qui a submergé le pays dans les années 1990 procède d’une autre histoire dont les racines sont au Moyen-Orient, explique-t-il.
Son expérience vécue entre 1961 et 1963 lui a donné une grille de lecture pour comprendre les enjeux de la période qui a suivi, de l’échec du nationalisme arabe à la montée en puissance de l’islamisme. C’est pour ne pas alimenter cette expansion de l’islam radical qu’il s’opposera à la première guerre du Golfe en 1991 allant jusqu’à démissionner de son poste de ministre de la Défense sous François Mitterrand. Dès cette époque, il considère que faire la guerre à l’Irak revient à briser le pays qui permet de maintenir un équilibre au Moyen-Orient. Rétrospectivement, l’Histoire lui a donné raison puisque la destruction de l’État irakien par les deux guerres du Golfe a libéré en Irak d’abord, mais aussi dans tout le monde musulman puis dans le monde occidental, les forces d’al-Qaida, le terrorisme, le fondamentalisme sunnite et enfin Daech.
Sur bien des points, le «Che» avait vu juste. À propos du spectre de la désindustrialisation qui le hante dès 1983 et dont nous payons aujourd’hui les conséquences. À propos du traité de Maastricht, dont il pressent qu’il creusera les fractures géographiques et sociales au sein de l’Europe. À propos de la nécessité de «faire turbuler le système»: sa campagne de 2002, bien que perdante, a préfiguré l’effondrement de la droite et de la gauche de gouvernement. Mais le «Che» aura eu raison trop tôt et son destin politique conserve un goût d’inachevé. À l’heure où la technocratie et la communication tendent à remplacer la politique, il n’apparaît pas moins comme un véritable homme d’État. De ceux qui réfléchissent à l’horizon des cinquante prochaines années. «J’écris ce livre pour qu’il ait une suite que je n’écrirai pas, conclut-il. C’est aux jeunes générations de la faire»…
À rebours du discours dominant qui condamne la passivité des Français de 1940 à 1944, «comme s’ils avaient choisi d’eux-mêmes de se mettre en dehors de l’Histoire et comme s’il était si facile de résister», Chevènement souligne la «résistance instinctive» et l’hostilité aux «Boches» de la majorité d’entre eux, rappelant que le gouvernement de Vichy n’est pas venu au pouvoir par les urnes mais par un armistice démobilisateur. «Mille souvenirs de ma petite enfance s’insurgent contre cette réécriture contemporaine et me font mieux voir le fossé qui, déjà à cette époque-là, séparait le peuple et les élites». Cette vision dévoyée de notre histoire nourrit, selon lui, l’esprit de repentance et de renoncement des dirigeants d’aujourd’hui.
Chevènement décrit également la France de cette époque comme indissociablement laïque et catholique. Sa mère, institutrice apôtre de l’école publique était pourtant assidue à la messe le matin sans que cela ne contredise en rien le combat laïc qu’elle poursuivait l’après-midi. Chevènement lui-même fréquenta le catéchisme, ce qui, selon lui, contribua à affiner sa sensibilité. Ceux qui voient dans le chevènementisme un laïcisme hors-sol commettent donc un contresens. La laïcité, qu’il a, par ailleurs, toujours défendue, s’inscrit, pour lui, dans un héritage culturel chrétien qui la dépasse: elle constitue le prolongement, sous le drapeau de la liberté et de l’émancipation, de «la foi des anciens jours». Et c’est probablement seulement compris ainsi qu’elle peut constituer un antidote à l’islamisme.
L’autre expérience fondatrice a été la guerre d’Algérie. Chevènement se porte volontaire pour rejoindre la fournaise d’Oran, convaincu comme le général de Gaulle que «si l’Algérie doit devenir indépendante, il vaut mieux que ce soit avec la France que contre elle». À 22 ans, il observe la mort de près, ainsi que le cauchemar de la guerre civile, aussi bien entre Français qu’entre Algériens. Un souvenir qui le hante encore et lui fait redouter un épisode similaire dans la société française contemporaine. Pour autant, il refuse les raccourcis historiques. La guerre d’Algérie était, selon lui, un mouvement de libération nationale et non le premier épisode du «djihad global» ; la vague islamiste qui a submergé le pays dans les années 1990 procède d’une autre histoire dont les racines sont au Moyen-Orient, explique-t-il.
Son expérience vécue entre 1961 et 1963 lui a donné une grille de lecture pour comprendre les enjeux de la période qui a suivi, de l’échec du nationalisme arabe à la montée en puissance de l’islamisme. C’est pour ne pas alimenter cette expansion de l’islam radical qu’il s’opposera à la première guerre du Golfe en 1991 allant jusqu’à démissionner de son poste de ministre de la Défense sous François Mitterrand. Dès cette époque, il considère que faire la guerre à l’Irak revient à briser le pays qui permet de maintenir un équilibre au Moyen-Orient. Rétrospectivement, l’Histoire lui a donné raison puisque la destruction de l’État irakien par les deux guerres du Golfe a libéré en Irak d’abord, mais aussi dans tout le monde musulman puis dans le monde occidental, les forces d’al-Qaida, le terrorisme, le fondamentalisme sunnite et enfin Daech.
Sur bien des points, le «Che» avait vu juste. À propos du spectre de la désindustrialisation qui le hante dès 1983 et dont nous payons aujourd’hui les conséquences. À propos du traité de Maastricht, dont il pressent qu’il creusera les fractures géographiques et sociales au sein de l’Europe. À propos de la nécessité de «faire turbuler le système»: sa campagne de 2002, bien que perdante, a préfiguré l’effondrement de la droite et de la gauche de gouvernement. Mais le «Che» aura eu raison trop tôt et son destin politique conserve un goût d’inachevé. À l’heure où la technocratie et la communication tendent à remplacer la politique, il n’apparaît pas moins comme un véritable homme d’État. De ceux qui réfléchissent à l’horizon des cinquante prochaines années. «J’écris ce livre pour qu’il ait une suite que je n’écrirai pas, conclut-il. C’est aux jeunes générations de la faire»…