LE FIGARO - Vous vous attaquez dans votre livre à l'idée que les nations sont les grandes responsables des deux guerres mondiales. Pourtant vous montrez aussi que c'est l'Allemagne qui déclenche l'incendie...
Jean-Pierre CHEVÈNEMENT - J'ai voulu mener une réflexion sur le déclin des nations européennes à travers les deux mondialisations dont la première, sous égide britannique, débouche sur la Première Guerre mondiale. Ce déclin fait contraste avec le dynamisme conquérant des nations émergentes, or ce discrédit des nations européennes n'est pas mérité. Paradoxalement, c'est un tout petit noyau de dirigeants de la puissance alors montante, l'Allemagne impériale, qui a pris en 1914 l'initiative d'une guerre préventive qui va entraîner successivement l'Empire britannique puis les États-Unis dans le conflit et se retourner contre eux.
Cela ne revient-il pas à dire que le nationalisme - allemand en l'occurrence - est fautif ?
Le peuple allemand n'a pas voulu la guerre : ses dirigeants, influencés par le discours pangermaniste, ont réussi, en 1914, à le persuader qu'il était menacé par la Russie. Les mêmes cercles dirigeants l'ont dressé contre le traité de Versailles parce qu'ils refusaient la défaite de 1918, contribuant ainsi à faire le lit du nazisme dont la cause principale est quand même la crise des années 1930 avec ses millions de chômeurs.
Jean-Pierre CHEVÈNEMENT - J'ai voulu mener une réflexion sur le déclin des nations européennes à travers les deux mondialisations dont la première, sous égide britannique, débouche sur la Première Guerre mondiale. Ce déclin fait contraste avec le dynamisme conquérant des nations émergentes, or ce discrédit des nations européennes n'est pas mérité. Paradoxalement, c'est un tout petit noyau de dirigeants de la puissance alors montante, l'Allemagne impériale, qui a pris en 1914 l'initiative d'une guerre préventive qui va entraîner successivement l'Empire britannique puis les États-Unis dans le conflit et se retourner contre eux.
Cela ne revient-il pas à dire que le nationalisme - allemand en l'occurrence - est fautif ?
Le peuple allemand n'a pas voulu la guerre : ses dirigeants, influencés par le discours pangermaniste, ont réussi, en 1914, à le persuader qu'il était menacé par la Russie. Les mêmes cercles dirigeants l'ont dressé contre le traité de Versailles parce qu'ils refusaient la défaite de 1918, contribuant ainsi à faire le lit du nazisme dont la cause principale est quand même la crise des années 1930 avec ses millions de chômeurs.
Faut-il vraiment que les Allemands regardent cette histoire-là, alors qu'ils ont déjà accompli un immense travail de vérité sur le nazisme ?
Il y a une continuité entre la Première Guerre mondiale et la Seconde. De Gaulle et Churchill parlaient même d'une « seconde guerre de trente ans ». Mais l'hitlérisme n'était nullement une fatalité de l'histoire allemande. Comme le dit, dans son livre d'entretiens avec Fritz Stern, l'ancien chef de la diplomatie allemande Joschka Fischer, le traité de Versailles n'a pas cassé les racines du militarisme prussien. Fischer montre qu'il aura fallu l'écroulement de l'Allemagne nazie en 1945 pour fonder une nouvelle Allemagne, profondément démocratique.
Faut-il pour autant tirer la conclusion, comme vous le faites, que les nationalismes européens ne sont pas les grands coupables de ces guerres ?
On a accablé les nations européennes de tous les maux pour mieux leur faire accepter l'hégémonie des États-Unis dans un cadre postnational conçu par Jean Monnet. Or, l'idée européenne n'a pas de sens comme substitut des nations dans lesquelles vit la démocratie. C'est de là que vient la crise actuelle de l'Europe. Les deux guerres mondiales ne suffiraient pas à expliquer son déclin. Dans un XXI e siècle où s'affirme la bipolarité Chine-États-Unis, il faut rebattre les cartes de la construction européenne.
Êtes-vous toujours souverainiste ?
Je n'ai jamais revendiqué cette épithète. Je suis républicain, tout simplement. Je défends une « Europe européenne », comme disait de Gaulle, du Maghreb à la Russie, où l'on met en commun certaines politiques, mais où chacun doit se responsabiliser. Nous devons concevoir une grande Europe qui nous permettra de constituer une confédération de peuples libres.
Depuis la fin du XIXe siècle, vous montrez que la France décroche. S'est-elle installée dans le déclin depuis plus d'un siècle ?
Elle connaît des périodes alternées de déclin et de renouveau. Et sur le plan politique, c'est un pays qui n'abandonne jamais. On voit qu'elle est capable de construire un empire colonial après la défaite de 1871. Il y a aussi, après 1945, les Trente Glorieuses qui remettent la France à flot. Malheureusement, le tournant de 1983 va casser cet élan.
Mitterrand pouvait-il éviter le tournant de la rigueur ?
La rigueur, non. La dérégulation complète de l'économie française, oui. Enfin, le choix de l'arrimage au mark préparant la monnaie unique, elle-même surévaluée, a été et reste dévastateur pour l'industrie française. On ne peut pas maintenir un « État social » sans une base productive vigoureuse.
Vous ne cessez de vanter les acquis de l'État social et en même temps vous appelez au redressement et à un choc de compétitivité. N'est-ce pas la quadrature du cercle ?
Pas du tout. Pour maintenir un État social, il ne suffit pas de le rénover. Il faut retrouver la croissance et donc la compétitivité. J'approuve les orientations du rapport Gallois. Nous avons perdu 15 points de compétitivité sur l'Allemagne depuis 2000. Pourrons-nous les récupérer par une dévaluation interne qui entraînera stagnation économique de longue durée et chômage de masse ? Ou plutôt par un ajustement monétaire ? La première solution sera un facteur de troubles sociaux et politiques graves, et la deuxième solution n'est pas possible aujourd'hui, sauf si, comme je le propose, nous transformons l'euro de monnaie unique en monnaie commune, en créant un SME bis avec un toit européen renforcé.
Les Allemands avec Schröder ont fait leurs réformes : ils sont moins payés pour travailler plus...
Cette politique a procuré un excédent massif à l'Allemagne. Sa contrepartie est le déficit de tous les autres. La politique de Schröder aurait dû se faire en concertation avec les autres Européens. La France n'aurait pas dû laisser se creuser cet écart. Il faut bien sûr rénover l'État social, trouver un équilibre entre les droits et les devoirs. Mais cet État social est un phare pour le reste de l'humanité. Les Chinois vont se doter d'une sécurité sociale, d'un droit du travail. L'Europe, pour retrouver la croissance, doit faire un effort de compétitivité et pour cela abaisser d'environ 20 % le cours moyen de l'euro.
Vous soutenez que la solution miracle serait une sortie de l'euro et un rétablissement de la monnaie commune. Êtes-vous nostalgique du serpent monétaire européen ?
Je pense surtout qu'il n'y a pas d'autre solution ! À terme, la monnaie unique n'est pas viable. C'est un tonneau des Danaïdes que l'Allemagne ne va pas accepter de remplir sans fin. Les moyens de sauvetage du mécanisme européen de solidarité sont tout à fait insuffisants pour remédier à la fragilité de certains États et de certaines banques. Les pays les plus riches ne sacrifieront pas leur compétitivité à long terme à une fiction monétaire...
Certains pays, comme l'Espagne et l'Italie, n'accomplissent-ils pas ces efforts avec succès ?
Mais à quel prix ? L'Espagne a 27 % de chômeurs ! Et elle a un excédent commercial qui résulte largement de la chute de ses importations. Une politique déflationniste « à la Laval » - modèle 1935 - n'apportera aucune solution au problème de la croissance européenne.
Le réformisme de Hollande va-t-il dans la bonne direction ?
Sur la sécurisation de l'emploi, sur le rapport Gallois, sur la programmation militaire, sur le Mali, il a fait des choix pertinents. Mais peut-on rattraper notre retard de compétitivité sur l'Allemagne avec seulement quelques réformes « structurelles » ? Je ne le crois pas. Comme disait Mendès France, « il n'y a pas de politique sans risques, mais il y a des politiques sans chances » .
Sur quelle majorité d'idées peut-il s'appuyer ?
Le président de la République, parce qu'il est « l'homme de la Nation », doit davantage faire appel au sens de l'intérêt national, bref au patriotisme des Français.
Vous avez mis en garde il y a quelques jours la « dictature de l'émotion » dans l'affaire Leonarda. François Hollande n'aurait-il pas dû s'en tenir à l'application stricte du droit ?
Il y a toujours eu un pouvoir d'évocation du ministre de l'Intérieur en matière de régularisation, mais seulement sur critères d'intégration. À plus forte raison du président de la République. Il appartient à Leonarda Dibrani de savoir si elle accepte de revenir à Pontarlier sans sa famille qui ne remplit aucune des conditions d'admission au séjour. Il y avait une autre possibilité : accueillir cette jeune fille dans une école française du Kosovo, à Mitrovica ou à Pristina. Cet accueil permettrait d'appliquer la loi sans la séparer de sa famille.
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Propos recueillis par Charles Jaigu.
Source : Le Figaro
Découvrez le nouveau livre de Jean-Pierre Chevènement 1914-2014 : l'Europe sortie de l'histoire? (éditions Fayard)
Il y a une continuité entre la Première Guerre mondiale et la Seconde. De Gaulle et Churchill parlaient même d'une « seconde guerre de trente ans ». Mais l'hitlérisme n'était nullement une fatalité de l'histoire allemande. Comme le dit, dans son livre d'entretiens avec Fritz Stern, l'ancien chef de la diplomatie allemande Joschka Fischer, le traité de Versailles n'a pas cassé les racines du militarisme prussien. Fischer montre qu'il aura fallu l'écroulement de l'Allemagne nazie en 1945 pour fonder une nouvelle Allemagne, profondément démocratique.
Faut-il pour autant tirer la conclusion, comme vous le faites, que les nationalismes européens ne sont pas les grands coupables de ces guerres ?
On a accablé les nations européennes de tous les maux pour mieux leur faire accepter l'hégémonie des États-Unis dans un cadre postnational conçu par Jean Monnet. Or, l'idée européenne n'a pas de sens comme substitut des nations dans lesquelles vit la démocratie. C'est de là que vient la crise actuelle de l'Europe. Les deux guerres mondiales ne suffiraient pas à expliquer son déclin. Dans un XXI e siècle où s'affirme la bipolarité Chine-États-Unis, il faut rebattre les cartes de la construction européenne.
Êtes-vous toujours souverainiste ?
Je n'ai jamais revendiqué cette épithète. Je suis républicain, tout simplement. Je défends une « Europe européenne », comme disait de Gaulle, du Maghreb à la Russie, où l'on met en commun certaines politiques, mais où chacun doit se responsabiliser. Nous devons concevoir une grande Europe qui nous permettra de constituer une confédération de peuples libres.
Depuis la fin du XIXe siècle, vous montrez que la France décroche. S'est-elle installée dans le déclin depuis plus d'un siècle ?
Elle connaît des périodes alternées de déclin et de renouveau. Et sur le plan politique, c'est un pays qui n'abandonne jamais. On voit qu'elle est capable de construire un empire colonial après la défaite de 1871. Il y a aussi, après 1945, les Trente Glorieuses qui remettent la France à flot. Malheureusement, le tournant de 1983 va casser cet élan.
Mitterrand pouvait-il éviter le tournant de la rigueur ?
La rigueur, non. La dérégulation complète de l'économie française, oui. Enfin, le choix de l'arrimage au mark préparant la monnaie unique, elle-même surévaluée, a été et reste dévastateur pour l'industrie française. On ne peut pas maintenir un « État social » sans une base productive vigoureuse.
Vous ne cessez de vanter les acquis de l'État social et en même temps vous appelez au redressement et à un choc de compétitivité. N'est-ce pas la quadrature du cercle ?
Pas du tout. Pour maintenir un État social, il ne suffit pas de le rénover. Il faut retrouver la croissance et donc la compétitivité. J'approuve les orientations du rapport Gallois. Nous avons perdu 15 points de compétitivité sur l'Allemagne depuis 2000. Pourrons-nous les récupérer par une dévaluation interne qui entraînera stagnation économique de longue durée et chômage de masse ? Ou plutôt par un ajustement monétaire ? La première solution sera un facteur de troubles sociaux et politiques graves, et la deuxième solution n'est pas possible aujourd'hui, sauf si, comme je le propose, nous transformons l'euro de monnaie unique en monnaie commune, en créant un SME bis avec un toit européen renforcé.
Les Allemands avec Schröder ont fait leurs réformes : ils sont moins payés pour travailler plus...
Cette politique a procuré un excédent massif à l'Allemagne. Sa contrepartie est le déficit de tous les autres. La politique de Schröder aurait dû se faire en concertation avec les autres Européens. La France n'aurait pas dû laisser se creuser cet écart. Il faut bien sûr rénover l'État social, trouver un équilibre entre les droits et les devoirs. Mais cet État social est un phare pour le reste de l'humanité. Les Chinois vont se doter d'une sécurité sociale, d'un droit du travail. L'Europe, pour retrouver la croissance, doit faire un effort de compétitivité et pour cela abaisser d'environ 20 % le cours moyen de l'euro.
Vous soutenez que la solution miracle serait une sortie de l'euro et un rétablissement de la monnaie commune. Êtes-vous nostalgique du serpent monétaire européen ?
Je pense surtout qu'il n'y a pas d'autre solution ! À terme, la monnaie unique n'est pas viable. C'est un tonneau des Danaïdes que l'Allemagne ne va pas accepter de remplir sans fin. Les moyens de sauvetage du mécanisme européen de solidarité sont tout à fait insuffisants pour remédier à la fragilité de certains États et de certaines banques. Les pays les plus riches ne sacrifieront pas leur compétitivité à long terme à une fiction monétaire...
Certains pays, comme l'Espagne et l'Italie, n'accomplissent-ils pas ces efforts avec succès ?
Mais à quel prix ? L'Espagne a 27 % de chômeurs ! Et elle a un excédent commercial qui résulte largement de la chute de ses importations. Une politique déflationniste « à la Laval » - modèle 1935 - n'apportera aucune solution au problème de la croissance européenne.
Le réformisme de Hollande va-t-il dans la bonne direction ?
Sur la sécurisation de l'emploi, sur le rapport Gallois, sur la programmation militaire, sur le Mali, il a fait des choix pertinents. Mais peut-on rattraper notre retard de compétitivité sur l'Allemagne avec seulement quelques réformes « structurelles » ? Je ne le crois pas. Comme disait Mendès France, « il n'y a pas de politique sans risques, mais il y a des politiques sans chances » .
Sur quelle majorité d'idées peut-il s'appuyer ?
Le président de la République, parce qu'il est « l'homme de la Nation », doit davantage faire appel au sens de l'intérêt national, bref au patriotisme des Français.
Vous avez mis en garde il y a quelques jours la « dictature de l'émotion » dans l'affaire Leonarda. François Hollande n'aurait-il pas dû s'en tenir à l'application stricte du droit ?
Il y a toujours eu un pouvoir d'évocation du ministre de l'Intérieur en matière de régularisation, mais seulement sur critères d'intégration. À plus forte raison du président de la République. Il appartient à Leonarda Dibrani de savoir si elle accepte de revenir à Pontarlier sans sa famille qui ne remplit aucune des conditions d'admission au séjour. Il y avait une autre possibilité : accueillir cette jeune fille dans une école française du Kosovo, à Mitrovica ou à Pristina. Cet accueil permettrait d'appliquer la loi sans la séparer de sa famille.
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Propos recueillis par Charles Jaigu.
Source : Le Figaro
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