J’ai été fasciné et gêné à la fois par la lecture des Bienveillantes de Jonathan Littel. Ce roman touche en effet à l’énigme même du XXe siècle : comment le génocide des Juifs a-t-il pu être pensé et surtout exécuté dans un pays hautement civilisé comme l’Allemagne ? Les historiens s’y sont cassés les dents. Il y a, on le sait, deux thèses : les «intentionnalistes» et les «fonctionnalistes», ceux qui croient que la Shoah procède d’un dessein réfléchi et ceux qui pensent qu’elle s’est imposée comme un moment de radicalisation extrême dans le mouvement même de la guerre.
Le livre de Littel ne prétend pas éclaircir cette question, bien qu’il repose sur une documentation impressionnante (et peut-être pour cela même). Ce n’est pas cela qui m’a gêné mais la philosophie « révisionniste » implicite de l’ouvrage, c’est-à-dire le signe d’équation posé entre le nazisme et le communisme. Ce signe d’égalité apparaît dans la confrontation du narrateur, l’officier SS Max Aüe et le commissaire bolchevick fait prisonnier à Stalingrad : « Finalement, fait-il dire à celui-ci, nos systèmes ne sont pas si différents, dans le principe du moins … Quelle différence entre un national-socialisme et le socialisme dans un seul pays ? » (1)
Le livre de Littel ne prétend pas éclaircir cette question, bien qu’il repose sur une documentation impressionnante (et peut-être pour cela même). Ce n’est pas cela qui m’a gêné mais la philosophie « révisionniste » implicite de l’ouvrage, c’est-à-dire le signe d’équation posé entre le nazisme et le communisme. Ce signe d’égalité apparaît dans la confrontation du narrateur, l’officier SS Max Aüe et le commissaire bolchevick fait prisonnier à Stalingrad : « Finalement, fait-il dire à celui-ci, nos systèmes ne sont pas si différents, dans le principe du moins … Quelle différence entre un national-socialisme et le socialisme dans un seul pays ? » (1)
Que l’inhumanité ait été des deux côtés est certain, mais le dessein de détruire méthodiquement, industriellement, j’allais dire scientifiquement, une population sur un critère racial d’ailleurs complètement irrationnel relève de l’unique. Il me semble aussi que Jonathan Littel se trompe complètement quand il voit dans le nazisme l’exaltation de la nation et le triomphe ultime de l’idéologie de la soumission à l’Etat. Le nazisme en effet ne révérait pas les nations mais la race. Et même si la conception allemande de la nation faisait référence au « Volk », c’est-à-dire à la communauté de culture puis de souche, les nazis étaient partagés sur la définition du peuple supérieur : étaient-ce les Germains, c’est-à-dire les Allemands, y compris les Autrichiens et les Volksdeutschen d’Europe centrale et orientale ? Ou étaient-ce les seuls ressortissants d’une race « nordique » quelque part entre la Scandinavie et le nord de l’Allemagne ? Ou plus généralement les Européens ? Rauschning prête à Hitler ce mot : « L’Allemagne ne sera l’Allemagne que lorsqu’elle s’appellera l’Europe ».
La nation ne s’identifie pas à la race et pas davantage le nazisme ne reposait-il sur le culte de l’Etat, poussé à l’extrême : c’est au contraire le parti – le NSDAP – qui entendait réduire et, en définitive, absorber l’Etat. Les Bienveillantes sont écrites à travers les catégories politiques d’aujourd’hui largement inspirées de l’assimilation au « totalitarisme » du communisme et du nazisme par Hannah Arendt, assimilation reprise par les idéologues de la guerre froide et par les historiens révisionnistes allemands au milieu des années quatre-vingt. Cette assimilation qu’on retrouve dans la correspondance de François Furet avec Ernst Nolte occulte ce fait essentiel à mes yeux : le communisme soviétique et le nazisme procédaient de philosophies et de visions du monde opposées. L’un s’est effondré de lui-même. L’autre a dû être anéanti par le fer et par le feu.
Le livre de Jonathan Littel est en ce sens un livre « révisionniste ». Comme Ernst Nolte a cherché à relativiser le nazisme par le communisme, Jonathan Littel parvient à faire que chacun se sente interpellé dans sa conscience individuelle et jamais dans sa conscience civique, évacuant ainsi le rôle des forces politiques. La France n’est vue qu’à travers la collaboration, les copains de Max Aüe, Rebatet et Brasillach. Pas un mot sur la résistance. Voilà pourquoi ce grand livre me paraît porteur d’une vision du monde qui ne nous aide pas à vraiment comprendre notre époque. Il propage, même sans le savoir, l’idée d’un « post-totalitarisme », d’une sorte de fin de l’Histoire néo-libérale qui me paraît fausse. Cette vision méconnaît les tendances impérialistes et belligènes qui existent dans le capitalisme financier mondialisé, aujourd’hui comme avant 1914, et les forces d’obscurantisme qui peuvent être réactivées à travers toutes les formes d’intégrisme religieux, chrétien, musulman ou juif. Ce n’est pas la nation ni l’Etat qui recèlent l’explication en dernier ressort de la Shoah mais le rejet de l’idéologie des Lumières et de la démocratie poussé à son paroxysme dans le nazisme mais toujours présent dans notre société. C’est ce que le roman de Jonathan Littel ne permet pas de comprendre. Son officier SS est un personnage qui nous parle d’un autre temps qui nous fait apprécier la chance toute relative que nous avons de vivre dans le nôtre.
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1) Jonathan Littel, Les Bienveillantes, p. 364, Gallimard, 2006
La nation ne s’identifie pas à la race et pas davantage le nazisme ne reposait-il sur le culte de l’Etat, poussé à l’extrême : c’est au contraire le parti – le NSDAP – qui entendait réduire et, en définitive, absorber l’Etat. Les Bienveillantes sont écrites à travers les catégories politiques d’aujourd’hui largement inspirées de l’assimilation au « totalitarisme » du communisme et du nazisme par Hannah Arendt, assimilation reprise par les idéologues de la guerre froide et par les historiens révisionnistes allemands au milieu des années quatre-vingt. Cette assimilation qu’on retrouve dans la correspondance de François Furet avec Ernst Nolte occulte ce fait essentiel à mes yeux : le communisme soviétique et le nazisme procédaient de philosophies et de visions du monde opposées. L’un s’est effondré de lui-même. L’autre a dû être anéanti par le fer et par le feu.
Le livre de Jonathan Littel est en ce sens un livre « révisionniste ». Comme Ernst Nolte a cherché à relativiser le nazisme par le communisme, Jonathan Littel parvient à faire que chacun se sente interpellé dans sa conscience individuelle et jamais dans sa conscience civique, évacuant ainsi le rôle des forces politiques. La France n’est vue qu’à travers la collaboration, les copains de Max Aüe, Rebatet et Brasillach. Pas un mot sur la résistance. Voilà pourquoi ce grand livre me paraît porteur d’une vision du monde qui ne nous aide pas à vraiment comprendre notre époque. Il propage, même sans le savoir, l’idée d’un « post-totalitarisme », d’une sorte de fin de l’Histoire néo-libérale qui me paraît fausse. Cette vision méconnaît les tendances impérialistes et belligènes qui existent dans le capitalisme financier mondialisé, aujourd’hui comme avant 1914, et les forces d’obscurantisme qui peuvent être réactivées à travers toutes les formes d’intégrisme religieux, chrétien, musulman ou juif. Ce n’est pas la nation ni l’Etat qui recèlent l’explication en dernier ressort de la Shoah mais le rejet de l’idéologie des Lumières et de la démocratie poussé à son paroxysme dans le nazisme mais toujours présent dans notre société. C’est ce que le roman de Jonathan Littel ne permet pas de comprendre. Son officier SS est un personnage qui nous parle d’un autre temps qui nous fait apprécier la chance toute relative que nous avons de vivre dans le nôtre.
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1) Jonathan Littel, Les Bienveillantes, p. 364, Gallimard, 2006