Carnet de Jean-Pierre Chevènement

Fracture muséale ou fracture sociétale ?


Depuis quelques semaines, une querelle des anciens et des modernes divise le monde des musées.


Pour ma part, je ne m’indigne pas que nos grands musées veuillent partager avec les publics de Shanghai, Atlanta, Abou Dhabi, Sao Paolo l’accès au patrimoine artistique inaliénable dont ils ont la garde. Ils contribuent ainsi au rayonnement de la culture française dans le monde, et des valeurs dont elle est porteuse. Cette façon de diffuser l’esprit des Lumières, lequel est à l’origine de l’invention des musées, relève d’un bon usage de la mondialisation.

Je ne suis pas choqué non plus qu’en retour nos musées tirent de cette coopération internationale des recettes supplémentaires qui serviront à restaurer leurs collections ou à mieux accueillir leur public.

Plutôt que d’entrer dans une vaine polémique, je préfère m’interroger sur la façon dont en France même se partage l’accès au patrimoine, aux valeurs, aux émotions artistiques qui fondent une communauté de culture.

Nos musées reçoivent de plus en plus de visiteurs, mais cette hausse, dont on doit se réjouir, est surtout due à la fréquentation touristique internationale, et bien peu à une fréquentation de proximité qui traduirait un élargissement sociologique de leur public.

L’observation vaut pour la plupart des services publics culturels et des spectacles subventionnés : à l’augmentation de l’offre ne répond pas une augmentation parallèle de la fréquentation. En revanche, les Français passent de plus en plus de temps devant l’écran de leur téléviseur, de leur ordinateur, et même de leur téléphone. Par ces appareils, ils ont accès à toutes sortes de services, y compris et massivement, à des services de nature culturelle.

Le résultat, c’est une séparation de plus en plus sensible entre deux cultures : d’une part une culture élitaire, où des publics peu nombreux fréquentent des œuvres reconnues comme capitales, d’autre part une culture populaire, où toutes les autres catégories sociales, et notamment celles tenues pour marginales, défavorisées ou exclues, consomment des productions culturelles tenues elles aussi en marge de la culture cultivée, souvent formatées en Amérique, et qui disposent d’un formidable avantage économique : leur caractère industrialisable.

Jamais la distance entre culture cultivée et culture populaire n’a paru aussi grande. Et pourtant, pour faire vivre la République, les citoyens doivent aussi partager un socle commun d’émotions artistiques et de références culturelles.

Comment réduire cette fracture ?

On ne le remarque pas assez, les bibliothèques de lecture publique sont les seuls équipements culturels dont la fréquentation augmente régulièrement depuis une vingtaine d’années. A la différence des musées, le public qui les fréquente est un public de proximité, et on y observe beaucoup plus de mixité sociale.

En outre, les bibliothèques deviennent des médiathèques, qui permettent à leurs usagers d’accéder à Internet aussi bien que d’emprunter ou de consulter tous les supports analogiques ou numériques. On peut y voir des expositions et elles sont souvent dotées d’un auditorium qui peut accueillir conférences, projections, lectures, concerts ou spectacles de petite forme.

Aujourd’hui, chaque bibliothèque municipale ou intercommunale a vocation à devenir un lieu d’accueil de toutes les disciplines artistiques en même temps qu’un lieu où se crée du lien social autour du savoir, de la culture et des arts.

C’est en s’appuyant sur ce réseau qu’on peut travailler à réduire « la fracture culturelle ». Une grande ambition de la gauche devrait être demain de faire une médiathèque dans chaque canton, dans chaque cité, voire dans chaque quartier.


Mots-clés : culture, inégalités, musées
Rédigé par Jean-Pierre Chevènement le Vendredi 9 Février 2007 à 12:03 | Lu 6374 fois



1.Posté par Eric MARTIN le 09/02/2007 12:34
Je suis bien d'accord avec l'ambition d'assurer un maillage territorila complet de bibliothèque-médiathèqye de proximité.
Mais il me semble qu'il ne faut pas abandonner les musées pour autant, notamment en gardant la volonté de créer ou rénover des musées locaux modernes, de qualité mais accessibles à tous :
- grâce à l'utilisation d'outils pédagogiques et éducatifs modernes, attrayants etc. ;
- grâce à un accompagnement humain adéquat des visiteurs (éducateur, animateur du patrimoine, enseignant, etc.)
- grâce surtout au retour des oeuvres jalousement, injustement et inutilement gardées dans les caves du Louvre ou d'autres musées nationaux (car !moins prestigieuses quoique d'excellente qualité artistique et historique, faute de place pour les exposer, elles restent invisbles aux citoyens)
Le projet du Louvre 2 à Lens est réputé s'inscrire dans ce genre de recherche de "musée local moderne". Il sera intéressant de suivre la mise en oeuvre concrète de ce projet, d'en tirer les leçons et de démultiplier l'expérience de la façon la plus rationnelle possible.

2.Posté par Elie Arié le 09/02/2007 14:47
Rappelons, au passage, que dans la Grande-Bretagne blairiste et post-thatchérienne, les grands musées nationaux (comme le British Museum, équivalent du Louvre) sont toujours gratuits...

3.Posté par Yves Robert le 09/02/2007 19:56
D'accord pour les médiathèques, déjà une bonne réussite française, à développer comme vecteurs de diversité culturelle. Mais aussi, améliorons l'enseignement artistique à l'école, dans un sens à la fois patrimonial et créatif!
A propos de l'exportation temporaire des oeuvres, Michel Laclotte, conservateur en chef des peintures et comme directeur, artisan successivement de la création du Musée d'Orsay puis du Grand Louvre, a donné à Libération* il y a quelques jours une opinion où il met pour le moins en doute l'intérêt de ces projets. Il dément que, sauf exception, des trésors dorment dans les réserves, qui abritent surtout des pièces intéressant les chercheurs, fragiles, et de second rang.
Les chefs d'oeuvres, cibles des demandeurs, ne voyagent pas sans danger. Et pourquoi aller à Paris, Londres, Madrid, etc. si ce que l'on vient y voir est ailleurs, ou risque d'y être? Où?
Dans des villes riches, pouvant payer la location.
Facilitons plutôt les voyages, l'accueil des étudiants et le développement d'un tourisme culturel populaire, hors des schémas des tours operators. Pratiquons les échanges ponctuels et motivés entre musées. Et pour les oeuvres intéressantes des réserves, montrons-les dans des expositions temporaires, donnons-les aux musées de province. (*Lire cet artcle si vous pouvez encore).

4.Posté par camille jouffrault le 10/02/2007 15:11
Dans la Grande-Bretagene blairiste et post-thatchérienne, l'accès aux collections permanentes des musées nationaux est gratuit, mais l'accès aux expositions temporaires des mêmes musées est très cher (plus qu'en France). N'est-ce pas un peu hypocrite ? Au demeurant, les enquêtes de fréquentation montrent que la gratuité augmente en apparence le nombre de visiteurs, mais que ce sont les mêmes visiteurs qui profitent de la gratuité pour venir plus souvent : la gratuité n'attire pas de nouvelles catégories de visiteurs. Le musée reste un équipement culturel "intimidant" pour ceux qui n'ont pas reçu en héritage la "culture cultivée" (celle de la "distinction" selon Bourdieu), ce qui n'est pas le cas, ou beaucoup moins, de la bibliothèque municipale qu'on trouve près de chez soi.


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