La dégradation de l'environnement stratégique de l'Europe (unilatéralisme américain, accès de la Chine aux hautes technologies, montée de l'islamisme radical au Moyen-Orient et en Afrique, crises migratoires à venir) nous fait découvrir la sagesse de l'adage prêté à Sun Tzu : « Si tu veux la paix, ne laisse pas le désordre s'installer à tes portes. » En tout domaine, nos dépendances et nos vulnérabilités sont destinées à s'accroître. La construction de l'Europe était censée nous prémunir contre ces menaces. Placés désormais au pied du mur, les Européens s'aperçoivent que les plans de la maison qu'on leur a construite étaient faux. L'Europe telle qu'elle a été pensée par Jean Monnet a été fondée sur l'idée du marché. Pour tout ce qui est la défense et la stratégie, elle s'en est remise, dès les années 50, aux Etats-Unis.
Au cœur du « marché unique » dont Jacques Delors a été l'artisan principal, il y a le principe néolibéral de la concurrence que la Commission européenne a été chargée de mettre en œuvre. L'essentiel de ce qui est stratégique (défense, politique industrielle, construction de « champions numériques ») a été laissé en jachère. Certes, l'existence d'un grand marché est un atout dont il ne faut pas priver nos entreprises. Encore faudrait-il que ce grand marché soit défendu vis-à-vis de l'extérieur et harmonisé à l'intérieur. Or, l'Europe à 27 n'a pas de conscience stratégique ni de ferme volonté politique : elle avance peut-être, mais au « rythme européen », c'est-à-dire à pas de tortue. La monnaie unique a ralenti la croissance de la zone euro et a accru les divergences en son sein. Surévaluée pour les pays de l'Europe du Sud, au dire du FMI lui-même, elle est sous-évaluée pour l'Allemagne. Il en résulte des distorsions insoutenables sur le long terme.
Au cœur du « marché unique » dont Jacques Delors a été l'artisan principal, il y a le principe néolibéral de la concurrence que la Commission européenne a été chargée de mettre en œuvre. L'essentiel de ce qui est stratégique (défense, politique industrielle, construction de « champions numériques ») a été laissé en jachère. Certes, l'existence d'un grand marché est un atout dont il ne faut pas priver nos entreprises. Encore faudrait-il que ce grand marché soit défendu vis-à-vis de l'extérieur et harmonisé à l'intérieur. Or, l'Europe à 27 n'a pas de conscience stratégique ni de ferme volonté politique : elle avance peut-être, mais au « rythme européen », c'est-à-dire à pas de tortue. La monnaie unique a ralenti la croissance de la zone euro et a accru les divergences en son sein. Surévaluée pour les pays de l'Europe du Sud, au dire du FMI lui-même, elle est sous-évaluée pour l'Allemagne. Il en résulte des distorsions insoutenables sur le long terme.
Par ailleurs, l'euro ne peut pas être un rival du dollar pour faire pièce à l'extraterritorialité du droit américain, car il faudrait pour cela une capacité politique à affronter les Etats-Unis qui n'existe pas, notamment en Allemagne, devenue pays leader. Elle n'entend pas, enfin, affronter la superpuissance monétaire et militaire américaine dont elle craint les mesures de rétorsion commerciale. C'est pourquoi l'euro ne peut jouer le rôle international que les signataires du traité de Maastricht faisaient jadis miroiter aux électeurs. Il faudrait pour cela une révolution des mentalités qui prévalent outre-Rhin. A défaut d'une négociation qui substituerait à la monnaie unique une monnaie commune et restaurerait des marges de flexibilité entre les pays utilisateurs, la monnaie unique est un carcan qui nous expose à des secousses à répétition. C'est ainsi que la méthode des « faits accomplis » chère à Jean Monnet crée des « effets de cliquet » rendant la marche arrière impraticable.
De même a-t-on voulu créer avec les accords de Schengen un espace de libre circulation qui a consisté à reculer nos frontières aux côtes italiennes, espagnoles ou grecques, indéfendables ou mal défendues. Or, on ne peut pas attendre raisonnablement de tous ces pays qu'ils se conforment à des règles et surtout à des pratiques communes. Le rétablissement des frontières nationales, d'ailleurs prévu par les accords de Schengen, est devenu une pratique quasi permanente.
Dès lors, la question se pose aux gouvernements : que faire ? Je propose d'y répondre avec pragmatisme. Bien évidemment, il faut d'abord conserver le marché unique, si possible en le renforçant. Est-ce possible dans l'état actuel de la construction européenne ? Il faut l'essayer. C'est pourquoi l'idée d'une conférence européenne sur le modèle de la conférence de Messine (1955) mérite d'être soutenue. Pourra-t-on modifier les traités pour doter l'Europe d'une véritable politique commerciale, pour instaurer un contrôle des investissements étrangers dans les secteurs stratégiques ? Ce serait déjà bien d'y parvenir, à défaut de réformer les institutions européennes elles-mêmes. On voit bien pour cela ce qu'il faudrait faire : créer une confédération européenne à géométrie variable, avec des institutions resserrées et rendues plus fonctionnelles, et un contrôle démocratique effectif, réintroduisant les parlements nationaux dans le circuit des décisions. Mais, en dehors d'une crise majeure, ces objectifs paraissent beaucoup trop ambitieux à ce jour.
C'est pourquoi, au risque de paraître timoré, je propose qu'on recherche un « traité dans le traité » avec les pays qui souhaitent que l'Europe, au XXIe siècle, se définisse comme une « union stratégique », et pas seulement comme un marché. Ce traité devrait au moins réunir idéalement les quatre premiers pays de l'Union européenne : Allemagne, France, Italie, Espagne. Il pourrait s'élargir au Royaume-Uni pour ce qui concerne la défense. Il ne paraît pas raisonnable aujourd'hui que ce traité s'élargisse à la Pologne qui adonné trop de gages de la priorité accordée aux Etats-Unis pour assurer sa défense. Si nous voulons que l'Europe reste ou plutôt redevienne, au XXI siècle, un acteur stratégique autonome à vocation mondiale, il faudra mettre sur pied un budget spécifique, en dehors du budget actuel de l'Union européenne.
Il faudra en effet financer des Gafam européens, des programmes d'armement qui ne nous rendent pas dépendants de partenaires extérieurs. Ces outils sont la condition d'une autonomie stratégique européenne. A défaut d'une confédération en bonne et due forme, nous retomberions dans la nécessité d'en passer par les coopérations renforcées, structurées, voire tout simplement par des accords d'Etat à Etat, tels ceux signés récemment entre l'Allemagne et la France pour le char ou le système aérien du futur. En tout domaine, nous nous heurtons à la question de la volonté politique, et d'abord en Allemagne. Celle-ci semble considérer qu'elle peut se conduire comme une grosse Suisse de 82 millions d'habitants. C'est une profonde erreur.
Trump et Xi Jinping ou leurs successeurs sont là pour longtemps et les déséquilibres du monde inscrits à l'horizon ne feront que s'accentuer. Pour être au rendez-vous de l'histoire, il faudra que les grands chocs à venir suscitent au niveau des grands Etats, de la France à la Russie en passant par l'Allemagne, la mobilisation psychologique et politique nécessaire. Espérons qu'il sera encore temps de réagir. Aujourd'hui, nous ne pouvons que préparer le terrain au surgissement de cette confédération européenne que le général de Gaulle appelait « l'Europe européenne ». Et il faudra, bien sûr, répondre à la question principale : à quels défis devrons-nous prioritairement faire face ? La sécurité européenne passe par le règlement du conflit ukrainien et la restauration d'un partenariat stratégique avec la Russie. Celle-ci n'est pas une menace que l'Europe ne peut contenir. Au contraire, nous avons beaucoup d'intérêts géostratégiques en commun. N'usons pas nos forces à préparer les guerres du passé.
Les principaux défis s'appellent le développement de l'Afrique, la stabilité et la paix au Moyen-Orient. L'extrême fragilité de beaucoup d'Etats au sud et au sud-est de l'Europe peut offrir au djihadisme et à l'islamisme radical des bases offensives que l' « archipélisation » des sociétés européennes peut rendre redoutables. Il y a par ailleurs le « grand jeu » mondial entre les Etats-Unis et la Chine qui rend nécessaire que l'Europe puisse exister stratégiquement, indépendamment de ces deux hyperpuissances. Pour jouer dans la cour des grands, l'Europe doit retrouver l'usage de ses vieilles nations. Ce sont elles qui ont porté son histoire dans le passé, et ce sont elles, mais cette fois unies et confédérées, qui lui permettront de la continuer.
Source : Marianne
De même a-t-on voulu créer avec les accords de Schengen un espace de libre circulation qui a consisté à reculer nos frontières aux côtes italiennes, espagnoles ou grecques, indéfendables ou mal défendues. Or, on ne peut pas attendre raisonnablement de tous ces pays qu'ils se conforment à des règles et surtout à des pratiques communes. Le rétablissement des frontières nationales, d'ailleurs prévu par les accords de Schengen, est devenu une pratique quasi permanente.
Dès lors, la question se pose aux gouvernements : que faire ? Je propose d'y répondre avec pragmatisme. Bien évidemment, il faut d'abord conserver le marché unique, si possible en le renforçant. Est-ce possible dans l'état actuel de la construction européenne ? Il faut l'essayer. C'est pourquoi l'idée d'une conférence européenne sur le modèle de la conférence de Messine (1955) mérite d'être soutenue. Pourra-t-on modifier les traités pour doter l'Europe d'une véritable politique commerciale, pour instaurer un contrôle des investissements étrangers dans les secteurs stratégiques ? Ce serait déjà bien d'y parvenir, à défaut de réformer les institutions européennes elles-mêmes. On voit bien pour cela ce qu'il faudrait faire : créer une confédération européenne à géométrie variable, avec des institutions resserrées et rendues plus fonctionnelles, et un contrôle démocratique effectif, réintroduisant les parlements nationaux dans le circuit des décisions. Mais, en dehors d'une crise majeure, ces objectifs paraissent beaucoup trop ambitieux à ce jour.
C'est pourquoi, au risque de paraître timoré, je propose qu'on recherche un « traité dans le traité » avec les pays qui souhaitent que l'Europe, au XXIe siècle, se définisse comme une « union stratégique », et pas seulement comme un marché. Ce traité devrait au moins réunir idéalement les quatre premiers pays de l'Union européenne : Allemagne, France, Italie, Espagne. Il pourrait s'élargir au Royaume-Uni pour ce qui concerne la défense. Il ne paraît pas raisonnable aujourd'hui que ce traité s'élargisse à la Pologne qui adonné trop de gages de la priorité accordée aux Etats-Unis pour assurer sa défense. Si nous voulons que l'Europe reste ou plutôt redevienne, au XXI siècle, un acteur stratégique autonome à vocation mondiale, il faudra mettre sur pied un budget spécifique, en dehors du budget actuel de l'Union européenne.
Il faudra en effet financer des Gafam européens, des programmes d'armement qui ne nous rendent pas dépendants de partenaires extérieurs. Ces outils sont la condition d'une autonomie stratégique européenne. A défaut d'une confédération en bonne et due forme, nous retomberions dans la nécessité d'en passer par les coopérations renforcées, structurées, voire tout simplement par des accords d'Etat à Etat, tels ceux signés récemment entre l'Allemagne et la France pour le char ou le système aérien du futur. En tout domaine, nous nous heurtons à la question de la volonté politique, et d'abord en Allemagne. Celle-ci semble considérer qu'elle peut se conduire comme une grosse Suisse de 82 millions d'habitants. C'est une profonde erreur.
Trump et Xi Jinping ou leurs successeurs sont là pour longtemps et les déséquilibres du monde inscrits à l'horizon ne feront que s'accentuer. Pour être au rendez-vous de l'histoire, il faudra que les grands chocs à venir suscitent au niveau des grands Etats, de la France à la Russie en passant par l'Allemagne, la mobilisation psychologique et politique nécessaire. Espérons qu'il sera encore temps de réagir. Aujourd'hui, nous ne pouvons que préparer le terrain au surgissement de cette confédération européenne que le général de Gaulle appelait « l'Europe européenne ». Et il faudra, bien sûr, répondre à la question principale : à quels défis devrons-nous prioritairement faire face ? La sécurité européenne passe par le règlement du conflit ukrainien et la restauration d'un partenariat stratégique avec la Russie. Celle-ci n'est pas une menace que l'Europe ne peut contenir. Au contraire, nous avons beaucoup d'intérêts géostratégiques en commun. N'usons pas nos forces à préparer les guerres du passé.
Les principaux défis s'appellent le développement de l'Afrique, la stabilité et la paix au Moyen-Orient. L'extrême fragilité de beaucoup d'Etats au sud et au sud-est de l'Europe peut offrir au djihadisme et à l'islamisme radical des bases offensives que l' « archipélisation » des sociétés européennes peut rendre redoutables. Il y a par ailleurs le « grand jeu » mondial entre les Etats-Unis et la Chine qui rend nécessaire que l'Europe puisse exister stratégiquement, indépendamment de ces deux hyperpuissances. Pour jouer dans la cour des grands, l'Europe doit retrouver l'usage de ses vieilles nations. Ce sont elles qui ont porté son histoire dans le passé, et ce sont elles, mais cette fois unies et confédérées, qui lui permettront de la continuer.
Source : Marianne