(L'intervention de Jean-Pierre Chevènement commence à 118min et 50 secondes et finit à 128min et 35 secondes)
Le Président de la République a justifié sa décision de réintégrer les structures militaires de l’OTAN par l’évolution du contexte stratégique depuis 1966.
A l’époque, le général de Gaulle craignait que la doctrine américaine de la « riposte graduée » fît de la France un champ de bataille alors même que ses intérêts directs n’auraient pas été directement engagés. Mais il craignait aussi que nous ne fussions entraînés dans des guerres qui ne seraient pas les nôtres, ainsi la guerre du Vietnam qu’il fustigea à la même époque dans son discours de Phnom-Penh. Cette éventualité n’a rien perdu de son actualité. Le risque de nouvelles guerres s’est déjà concrétisé, notamment en Irak, et nul ne sait ce qu’il en sera demain, au Proche Orient, en Iran, au Pakistan, dans le Caucase ou en Asie de l’Est.
Le Président de la République a évoqué, en reprenant les analyses du livre blanc sur la Défense, l’apparition de « nouvelles menaces » liées à la mondialisation, « facteur d’instabilité et incertitude stratégique ». Concept flou surtout qui ne décrit aucune logique claire mais énonce seulement la multiplicité des phénomènes contradictoires qui caractérisent la scène internationale contemporaine. Cette analyse néglige les Etats et l’évolution de la géographie de la puissance. La crise actuelle – crise financière et économique mais aussi enlisement militaire américain en Irak et en Afghanistan – manifeste que les Etats-Unis ne sont plus en mesure de dominer seuls le reste de la planète et peut-être même de le dominer du tout. La montée de pays milliardaires en hommes, comme la Chine et l’Inde, mais aussi le retour de la Russie et plus généralement d’anciennes nations ou le surgissement de puissances émergentes, structurera le paysage stratégique beaucoup plus que le concept-valise de « mondialisation ».
Le Président de la République a justifié sa décision de réintégrer les structures militaires de l’OTAN par l’évolution du contexte stratégique depuis 1966.
A l’époque, le général de Gaulle craignait que la doctrine américaine de la « riposte graduée » fît de la France un champ de bataille alors même que ses intérêts directs n’auraient pas été directement engagés. Mais il craignait aussi que nous ne fussions entraînés dans des guerres qui ne seraient pas les nôtres, ainsi la guerre du Vietnam qu’il fustigea à la même époque dans son discours de Phnom-Penh. Cette éventualité n’a rien perdu de son actualité. Le risque de nouvelles guerres s’est déjà concrétisé, notamment en Irak, et nul ne sait ce qu’il en sera demain, au Proche Orient, en Iran, au Pakistan, dans le Caucase ou en Asie de l’Est.
Le Président de la République a évoqué, en reprenant les analyses du livre blanc sur la Défense, l’apparition de « nouvelles menaces » liées à la mondialisation, « facteur d’instabilité et incertitude stratégique ». Concept flou surtout qui ne décrit aucune logique claire mais énonce seulement la multiplicité des phénomènes contradictoires qui caractérisent la scène internationale contemporaine. Cette analyse néglige les Etats et l’évolution de la géographie de la puissance. La crise actuelle – crise financière et économique mais aussi enlisement militaire américain en Irak et en Afghanistan – manifeste que les Etats-Unis ne sont plus en mesure de dominer seuls le reste de la planète et peut-être même de le dominer du tout. La montée de pays milliardaires en hommes, comme la Chine et l’Inde, mais aussi le retour de la Russie et plus généralement d’anciennes nations ou le surgissement de puissances émergentes, structurera le paysage stratégique beaucoup plus que le concept-valise de « mondialisation ».
A l’orée de ces temps nouveaux, le Président de la République, par occidentalo-centrisme, met d’emblée la France dans le sillage des Etats-Unis. En soulignant notre appartenance non pas à la famille humaine, mais à la « famille occidentale », il sape en fait – sans peut-être le mesurer – l’émergence potentielle, dans le monde multipolaire de demain, d’un pôle proprement européen en nous confondant dans l’OTAN. Celle-ci ne remplacera jamais l’ONU où nous siégeons comme membres permanents du Conseil de Sécurité aux côtés de la Chine et de la Russie. Votre décision est un contresens géopolitique !
Que nous demandent en fait les Américains, à nous Européens ? C’est d’être leurs auxiliaires dans la tâche qu’ils s’assignent de refondation de leur leadership. Laissez-moi vous citer M. Brzezinski, ancien conseiller spécial du Président Carter et toujours influent dans les milieux Démocrates :
« Tout en arguant qu’ils ne sont pas en mesure d’intervenir militairement, les Européens insistent pour prendre part aux décisions … Même si les Etats-Unis demeurent la première puissance mondiale, nous avons besoin d’une alliance forte avec l’Europe pour optimiser notre influence respective » … et il ajoute « L’Europe peut faire beaucoup plus sans déployer d’efforts surhumains et sans acquérir une autonomie telle qu’elle mette en danger ses liens avec l’Amérique » (1).
On ne peut être plus clair : l’OTAN est un moyen de solliciter davantage la contribution militaire des Européens à des opérations dont chacun sait très bien qu’elles se décident d’abord à Washington, tout en empêchant que l’Europe se dote d’une défense autonome. Or celle-ci est la condition d’une politique étrangère indépendante.
La décision du Président de la République de faire réintégrer par la France les Etats-majors de l’OTAN obéit donc à une logique américaine : celle d’un partage accru du fardeau mais nullement des décisions, au sein d’une alliance qu’ils dominent absolument.
Personne ne nous a demandé de réintégrer l’OTAN ni les Etats-Unis ni nos alliés européens. Cette décision du Président de la République a été prise sans débat préalable : à l’Assemblée Nationale le gouvernement a pris sa majorité en otage en utilisant l’article 49-1 de la Constitution. Au Sénat il n’y a eu ni débat ni vote. S’il y avait eu un véritable débat au Parlement et dans le pays, la réponse aurait été tout autre.
Vous prétendez que la France restera indépendante au sein de l’OTAN mais vous méconnaissez le poids des entraînements et celui des symboles.
Sept cents officiers dans les états-majors de l’OTAN, cela crée un tropisme dans nos armées qu’on déshabitue ainsi de penser national. L’argument selon lequel l’Allemagne ou la Turquie, dans une certaine mesure, ont pu, en 2003, se tenir à l’écart de l’invasion de l’Irak par l’armée américaine ne tient pas. Ce refus de participer est un fusil à un coup. Quand on est intégré, assis en permanence à la même table, on ne peut dire « non ! » tout le temps. Le Président de la République laisse à penser que la France en envoyant des officiers généraux dans les Etats-majors, et pas seulement des soldats sur le terrain, pourra peser sur les décisions. C’est un sophisme : chacun sait bien que les vraies décisions ne se prennent pas dans les états-majors de l’OTAN mais à la Maison Blanche. Nous serons mieux informés, dites-vous. Mais de quoi ? De décisions élaborées en dehors de nous !
Vous méconnaissez enfin et surtout le poids des symboles. Depuis 1966, la France avait maintenu une distance vis-à-vis de l’OTAN qui la faisait regarder comme un pays non-aligné, bref indépendant. C’est à cela que vous allez mettre fin. Vous protestez en déclarant qu’il ne s’agit que d’une impression. Mais en politique internationale, l’impression est tout.
Le Président de la République a justifié la réintégration complète de la structure militaire de l’OTAN par l’argument de la défense européenne. En nous faisant « plus blanc que blanc », nous dissiperions les suspicions qui auraient freiné les avancées de ladite défense européenne. C’est là une vue bien naïve des choses :
Il n’y a pas de défense européenne parce que les Etats-Unis ne le souhaitent pas, parce que les Britanniques s’opposent à la mise sur pied d’une structure d’Etat-major significative qui permettrait la planification et la mise en œuvre d’opérations proprement européennes, et enfin parce que les autres pays européens ne sont pas prêts à faire l’effort de se défendre par eux-mêmes. Et là est le risque pour la France aussi, dont l’effort de défense – 1,6 % du PIB – n’a jamais été historiquement aussi faible : en dehors de l’indépendance nationale la justification de l’effort à la longue disparaît. A long terme l’intégration à l’OTAN affaiblira l’esprit de défense.
Certes, il convient de saluer les nouvelles orientations du Président Obama, quant aux relations qu’il convient de tisser entre les Etats-Unis d’une part, la Russie, la Chine, et même l’Iran d’autre part. Mais il ne faut pas oublier que le Président élu entend bien refonder un nouveau « leadership américain » et ouvrir la voie, je le cite, à un « nouveau siècle américain ». Ne confondons pas le moment Obama et l’extrême difficulté des transitions inévitables. Qui peut dire que dans la crise profonde qui frappe l’économie mondiale, la guerre demain – en Iran ou ailleurs - ne sera pas, encore une fois, aux yeux de dirigeants aux abois, le moyen de forcer le destin ?
Votre décision de réintégration complète de l’OTAN accroît le risque que la France se laisse entraîner demain dans des guerres qui, selon l’expression du général de Gaulle, « ne seraient pas les siennes ».
Alors que nous nous apprêtons à fermer une base militaire en Afrique Centrale, traditionnelle zone d’influence française, mais aussi réservoir de richesses qui suscitent toutes les convoitises, nous ouvrons une nouvelle base à Abu Dhabi, dans le Golfe, région où notre autonomie stratégique est nulle.
Avec la Chine, grande puissance du XXIe siècle que le général de Gaulle avait reconnue le premier, en 1964, une brouille – espérons-le passagère et due peut-être à des impairs ou à des susceptibilités excessives – vient obscurcir notre relation. Mais qui peut croire que cette brouille n’illustre pas aussi notre changement de posture vis-à-vis des Etats-Unis ?
Je n’observe pas par ailleurs que les Etats-Unis aient renoncé à faire entrer un jour dans l’OTAN l’Ukraine et la Géorgie. Ce jour-là, notre partenariat stratégique avec la Russie deviendra rhétorique.
L’indépendance nationale ne se définit pas contre les Etats-Unis. On peut être indépendant et d’autant mieux allié des Etats-Unis. Je souhaite ainsi que nous venions à l’aide du Président Obama dans un puissant effort de relance coordonné à l’échelle mondiale. Mais dans le monde multipolaire de demain, il y a place pour une France indépendante qui donnerait une voix à l’Europe et contribuerait à l’existence – OTAN ou pas – d’un « pôle européen » capable de peser sur la scène du monde. Votre décision rendra cet objectif beaucoup plus difficilement accessible.
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1/ L’Amérique face au monde, Editions Pearson, novembre 2008.
L'intervention sera disponible sur le site de Public Sénat en format vidéo
Que nous demandent en fait les Américains, à nous Européens ? C’est d’être leurs auxiliaires dans la tâche qu’ils s’assignent de refondation de leur leadership. Laissez-moi vous citer M. Brzezinski, ancien conseiller spécial du Président Carter et toujours influent dans les milieux Démocrates :
« Tout en arguant qu’ils ne sont pas en mesure d’intervenir militairement, les Européens insistent pour prendre part aux décisions … Même si les Etats-Unis demeurent la première puissance mondiale, nous avons besoin d’une alliance forte avec l’Europe pour optimiser notre influence respective » … et il ajoute « L’Europe peut faire beaucoup plus sans déployer d’efforts surhumains et sans acquérir une autonomie telle qu’elle mette en danger ses liens avec l’Amérique » (1).
On ne peut être plus clair : l’OTAN est un moyen de solliciter davantage la contribution militaire des Européens à des opérations dont chacun sait très bien qu’elles se décident d’abord à Washington, tout en empêchant que l’Europe se dote d’une défense autonome. Or celle-ci est la condition d’une politique étrangère indépendante.
La décision du Président de la République de faire réintégrer par la France les Etats-majors de l’OTAN obéit donc à une logique américaine : celle d’un partage accru du fardeau mais nullement des décisions, au sein d’une alliance qu’ils dominent absolument.
Personne ne nous a demandé de réintégrer l’OTAN ni les Etats-Unis ni nos alliés européens. Cette décision du Président de la République a été prise sans débat préalable : à l’Assemblée Nationale le gouvernement a pris sa majorité en otage en utilisant l’article 49-1 de la Constitution. Au Sénat il n’y a eu ni débat ni vote. S’il y avait eu un véritable débat au Parlement et dans le pays, la réponse aurait été tout autre.
Vous prétendez que la France restera indépendante au sein de l’OTAN mais vous méconnaissez le poids des entraînements et celui des symboles.
Sept cents officiers dans les états-majors de l’OTAN, cela crée un tropisme dans nos armées qu’on déshabitue ainsi de penser national. L’argument selon lequel l’Allemagne ou la Turquie, dans une certaine mesure, ont pu, en 2003, se tenir à l’écart de l’invasion de l’Irak par l’armée américaine ne tient pas. Ce refus de participer est un fusil à un coup. Quand on est intégré, assis en permanence à la même table, on ne peut dire « non ! » tout le temps. Le Président de la République laisse à penser que la France en envoyant des officiers généraux dans les Etats-majors, et pas seulement des soldats sur le terrain, pourra peser sur les décisions. C’est un sophisme : chacun sait bien que les vraies décisions ne se prennent pas dans les états-majors de l’OTAN mais à la Maison Blanche. Nous serons mieux informés, dites-vous. Mais de quoi ? De décisions élaborées en dehors de nous !
Vous méconnaissez enfin et surtout le poids des symboles. Depuis 1966, la France avait maintenu une distance vis-à-vis de l’OTAN qui la faisait regarder comme un pays non-aligné, bref indépendant. C’est à cela que vous allez mettre fin. Vous protestez en déclarant qu’il ne s’agit que d’une impression. Mais en politique internationale, l’impression est tout.
Le Président de la République a justifié la réintégration complète de la structure militaire de l’OTAN par l’argument de la défense européenne. En nous faisant « plus blanc que blanc », nous dissiperions les suspicions qui auraient freiné les avancées de ladite défense européenne. C’est là une vue bien naïve des choses :
Il n’y a pas de défense européenne parce que les Etats-Unis ne le souhaitent pas, parce que les Britanniques s’opposent à la mise sur pied d’une structure d’Etat-major significative qui permettrait la planification et la mise en œuvre d’opérations proprement européennes, et enfin parce que les autres pays européens ne sont pas prêts à faire l’effort de se défendre par eux-mêmes. Et là est le risque pour la France aussi, dont l’effort de défense – 1,6 % du PIB – n’a jamais été historiquement aussi faible : en dehors de l’indépendance nationale la justification de l’effort à la longue disparaît. A long terme l’intégration à l’OTAN affaiblira l’esprit de défense.
Certes, il convient de saluer les nouvelles orientations du Président Obama, quant aux relations qu’il convient de tisser entre les Etats-Unis d’une part, la Russie, la Chine, et même l’Iran d’autre part. Mais il ne faut pas oublier que le Président élu entend bien refonder un nouveau « leadership américain » et ouvrir la voie, je le cite, à un « nouveau siècle américain ». Ne confondons pas le moment Obama et l’extrême difficulté des transitions inévitables. Qui peut dire que dans la crise profonde qui frappe l’économie mondiale, la guerre demain – en Iran ou ailleurs - ne sera pas, encore une fois, aux yeux de dirigeants aux abois, le moyen de forcer le destin ?
Votre décision de réintégration complète de l’OTAN accroît le risque que la France se laisse entraîner demain dans des guerres qui, selon l’expression du général de Gaulle, « ne seraient pas les siennes ».
Alors que nous nous apprêtons à fermer une base militaire en Afrique Centrale, traditionnelle zone d’influence française, mais aussi réservoir de richesses qui suscitent toutes les convoitises, nous ouvrons une nouvelle base à Abu Dhabi, dans le Golfe, région où notre autonomie stratégique est nulle.
Avec la Chine, grande puissance du XXIe siècle que le général de Gaulle avait reconnue le premier, en 1964, une brouille – espérons-le passagère et due peut-être à des impairs ou à des susceptibilités excessives – vient obscurcir notre relation. Mais qui peut croire que cette brouille n’illustre pas aussi notre changement de posture vis-à-vis des Etats-Unis ?
Je n’observe pas par ailleurs que les Etats-Unis aient renoncé à faire entrer un jour dans l’OTAN l’Ukraine et la Géorgie. Ce jour-là, notre partenariat stratégique avec la Russie deviendra rhétorique.
L’indépendance nationale ne se définit pas contre les Etats-Unis. On peut être indépendant et d’autant mieux allié des Etats-Unis. Je souhaite ainsi que nous venions à l’aide du Président Obama dans un puissant effort de relance coordonné à l’échelle mondiale. Mais dans le monde multipolaire de demain, il y a place pour une France indépendante qui donnerait une voix à l’Europe et contribuerait à l’existence – OTAN ou pas – d’un « pôle européen » capable de peser sur la scène du monde. Votre décision rendra cet objectif beaucoup plus difficilement accessible.
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1/ L’Amérique face au monde, Editions Pearson, novembre 2008.
L'intervention sera disponible sur le site de Public Sénat en format vidéo