- Le Point : On entend dire dans les cercles du pouvoir, pour affronter les questions d’islamisme, de laïcité, d’immigration, d’autorité : « Ah ! si l’on avait un Chevènement ! » Comment interprétez-vous cet appel ?
Jean-Pierre Chevènement : Il y a sûrement de jeunes Chevènement dans le paysage politique… Des gens capables de lucidité, et de s’inscrire dans une vision large, dans un temps long.
- Qu’entendez-vous par vision large ?
Une vision considérant que les problèmes d’immigration concernent autant les pays d’origine que d’accueil. J’approuve l’initiative d’Emmanuel Macron de se saisir de ce sujet crucial, même si je regrette que le débat parlementaire qu’il a initié se soit déroulé sans vote. On attend encore une grande politique d’immigration, indissociable de mesures pour l’intégration et se fondant sur le concours de deux volontés : celle des impétrants à notre nationalité, qui doivent accepter les lois républicaines, apprendre le français et travailler, et celle de la France, qui doit mettre en œuvre des politiques égalitaires sur l’emploi, le logement, l’éducation et faire vivre la fraternité. Il y a urgence à agir dans cette direction, si l’on veut éviter la poursuite de la fragmentation de la société française. Les guerres civiles commencent toujours à bas bruit. Je rappelle que les guerres de religion ont débuté par un premier bûcher dès 1523 et que les massacres de Vassy et de la Saint-Barthélemy n’ont eu lieu qu’en 1562 et 1572... Il en va de même avec nos attentats djihadistes. Les problèmes enflent au fil des décennies, je vois l’horizon s’assombrir depuis longtemps. En responsabilité, j’ai tout fait pour lutter contre cet « archipelisation de la France » dont parle aujourd’hui Jerome Fourquet : je voyais bien se creuser les fractures et les îles qui le composent s’éloigner de plus en plus… Les territoires perdus de la République, ce n’est pas une découverte récente ! Après les tueries du Bataclan et de Nice, les attentats de Marseille, Strasbourg et maintenant celui de la Préfecture de police de Paris, sans compter tous ceux qui ont été déjoués, témoignent que le mal continue de cheminer sur le terreau d’un ressentiment venu de loin.
- Votre nom est synonyme de fermeté républicaine. Qu’est-ce que cette acception signifie concrètement ?
A la fois la justice et la fermeté au service de l’intérêt public… Quand j’étais ministre de l’intérieur, le cabinet du Premier ministre voulait que je régularise 140 000 étrangers en situation irrégulière : j’ai résisté à cette facilité. On était juste après l’occupation de l’église Saint-Bernard, le contexte était brouillé par des jeux de rôle aussi bien du côté de l’ancien gouvernement que des associations « sans-papiéristes ». J’ai régularisé 80 000 personnes sur critères d’intégration, ceux qui étaient présents depuis 10 ans, parlaient français, disposaient d’un travail et d’un logement. Les autres, j’ai rejeté leur demande malgré les injonctions d’une partie de la gauche. À l’époque, 100 000 étrangers recevaient chaque année un titre de séjour : ils sont 255 000 aujourd’hui.
- Comment expliquer une telle inflation ?
On ne souligne pas assez qu’il existe deux voies d’accès à l’immigration clandestine. Il s’agit, d’une part, des visas touristiques qui, en dix ans, ont doublé, de 2,3 millions à plus de 4,3 millions ; et, d’autre part, des demandes d’asile qui ont elles aussi doublé mais en cinq ans (de 66.000 en 2013 à 130.000 en 2018). Or, la plupart des demandeurs sont des déboutés du droit d’asile de la part de pays voisins, en particulier l’Allemagne. Est-il normal que la France réexamine des dossiers rejetés par des pays fiables démocratiquement ? Est-il juste que 10 % des demandes d’asiles provenant d’Albanie soient acceptées par l’OFPRA, alors que l’Albanie est un « pays sûr » ? Il en va de même pour la Guinée et la Côte d’Ivoire 4e et 5e pays d’origine de la demande. En quoi ces demandeurs sont-ils menacés dans leurs pays ? Il y a un détournement du droit d’asile pointé par le président de la République lui-même.
- Comment actuellement faire preuve de fermeté tout en restant républicain ?
Il ne faut pas confondre la nation républicaine, communauté de citoyens et la nation ethnique que nous rejetons. Si l’on ne voit pas les dangers qui pèsent sur notre cohésion nationale et sociale à long terme, on ne peut pas faire de bonne politique à court terme. La République c’est aussi la lucidité.
- Qu’est-ce qu’être lucide à notre époque ?
Notre époque n’est pas différente de celle où Pascal écrivait : « Les hommes ne sont ni anges ni bêtes. Mais celui qui veut faire l’ange fait la bête ». Nous sommes face à un danger certain de fragmentation de la société française. Pourquoi beaucoup de Français regrettent-ils le monde d’avant ? Parce qu’il était plus cohérent et que les gens se faisaient davantage confiance. J’attends des autorités de l’État qu’elles prennent les problèmes à bras-le-corps pour restaurer cette confiance.
- Si vous aviez été en situation, comment auriez-vous réagi face à l’attentat qui a frappé le cœur de la préfecture de police de Paris ?
Je ne fais pas de politique fiction. Je ne vois pas comment mon lointain successeur aurait pu agir autrement qu’il l’a fait. Il n’était pas en fonction quand Mickaël Harpon a déclaré « bien fait ! » à propos de l’attentat de Charlie Hebdo. Et ce propos n’a pas été remonté dans la hiérarchie. Monsieur Castaner exerce une tâche très difficile ; il a la confiance du président de la République et celle du Premier ministre.
- François Fillon dans un tweet évoque le « poison du totalitarisme islamique » et une « idéologie radioactive qui attaque notre République ». Vous dressez le même diagnostic ?
La comparaison avec la radioactivité me trouble car la radioactivité n’épargne personne. Bien sûr, l’islamisme radical ne suscite pas seulement des émules : il traumatise toute une société, et peut nourrir le ressentiment. L’un heurtant l’autre, la situation peut dégénérer : on passe de quelques attentat à des massacres de masse comme au Bataclan et sur la promenade des Anglais, un sentiment d’insécurité se répand. La défiance mine les rapports sociaux... Toutes les conditions se créent à bas bruit pour qu’on aille vers des affrontements bien plus graves. Seul un État républicain fort peut enrayer cette spirale de violence et de ressentiment. Ceux qui ne voient pas la nécessité de la vigilance font inconsciemment le jeu des extrémistes. Certaines interventions extérieures, bien loin de purger le mal, l’ont exacerbé. Ainsi, pendant la guerre du Golfe, on s’est débarrassé de Saddam Hussein et on a récolté Daesh ; en Libye, on a fait sauter le verrou qui nous protégeait des flux migratoires en provenance de l’Afrique profonde, ou encore en Syrie, on n’a pas voulu voir que les islamistes étaient les opposants du régime bassiste depuis des décennies… L’usage de la force doit être proportionné, sauf à aggraver le mal. L’islamisme radical a sa logique propre, ses causes endogènes, une interprétation littéraliste qui plonge très loin dans l’histoire. Mais il y a aussi des facteurs externes. Des interventions militaires mal pensées peuvent déstabiliser des États comme l’Irak, livré à Al Qaïda puis Daech. Qui le dira, même encore aujourd’hui ? Ceux qui se sont trompés hier préfèrent radoter…
- Récemment, dans Le Point, Riss, le patron de « Charlie Hebdo », évoquait « l’esprit collabo » pour vilipender le confort intellectuel face à l’islamisme… Partagez-vous ce constat ?
Il faut rester vigilant, mais se méfier des outrances. La France n’est pas un pays occupé. Mais je discerne dans ses élites beaucoup de fragilités, beaucoup de complaisance vis-à-vis de manifestations attentatoires à la loi républicaine. L’affaire du voile avait déjà montré un certain aveuglement il y a… trente ans. Sur la longue durée, on perçoit l’extrême faiblesse de plusieurs de nos institutions y compris judiciaires.
- Il y a dans les élites un refus de nommer l’ennemi ?
Par un souci qui peut paraître louable de ne pas blesser, ou de contrevenir aux lois de l’hospitalité, certains tolèrent l’intolérable. Mais il faut éviter les surenchères et éviter de sombrer dans une paranoïa déstabilisatrice. La République doit tenir sur tous les fronts. Le sang-froid est nécessaire pour désamorcer à long terme le ressentiment de ceux qui veulent mettre à bas les lois de la République pour plonger le pays dans la guerre civile.
- La « culture du déni », que vous aviez dénoncé il y a quelques années, pousse-t-elle les élites à la cécité, retardant la mise en place de mesures pour lutter contre l’infiltration de l’islamisme ?
Je vais me laisser aller… Mais ce qui nous menace, et pas dans un horizon lointain, c’est la déferlante de la connerie. Celle-ci peut prendre des formes diverses.
- Le pouvoir macronien a-t-il un problème avec l’incarnation de l’autorité ?
Emmanuel Macron incarne bien la figure du Président de la République. Il a peut-être commis quelques erreurs dans la phase initiale mais il a su redresser la barre. Cela dit, sa majorité aurait intérêt à se ressourcer dans l’idée républicaine et dans l’esprit des institutions telles que les concevait le Général de Gaulle. Le président se doit d’être « l’homme de la nation ».
- D’une manière générale, ce pouvoir montre-t-il une certaine difficulté à se saisir des sujets régaliens ?
C’est ce que suggère, me semble-t-il, Emmanuel Macron. Mais je ne doute pas qu’il trouvera les « jeunes Chevènement » dont il dit avoir besoin, il peut en trouver au sein de son parti à condition de lui fournir la formation républicaine et civique nécessaire mais aussi parmi les naufragés des autres familles politiques. Il doit bien y avoir quelques « jeunes Chevènement » qui sont tombés à la mer
Source : Le Point