Verbatim
- Adèle Van Reeth : L'expression "réparer la France" est de vous, Jean-Pierre Chevènement, vous qui publiez. Mais la réparation ne serait rien sans le diagnostic que vous livrez dans Passion de la France. Est-ce un passage obligé que de livrer des analyses après une telle expérience politique ?
Jean-Pierre Chevènement : Pour aider les jeunes générations à comprendre la France d'aujourd'hui, il faut leur raconter comment on en est venus là. Tout le monde ne peut pas aligner une telle longévité en politique ! J'ai été élu de Belfort pendant 41 ans, j'ai exercé un certain nombre de responsabilités qui m'ont permis d'entrer dans la compréhension de cette période. J'ai toujours voulu rester fidèle à l'idée que je me fais de la vérité : on ne peut pas gouverner en République contre la raison des citoyens. Un homme de gouvernement doit être clair quant à son cap, et il doit être en phase avec le peuple.
- Qu'est-ce que la vérité en politique ?
Ce vers quoi un certain nombre de choix nous conduisent. Par exemple, l'accrochage du Franc au Mark puis la monnaie unique surévaluée ont largement contribué à la désindustrialisation de la France. On parle de la crise du civisme, mais comment ne pas comprendre qu'à la racine de la crise, il y a une lente désagrégation de la société française, cette segmentation entre les banlieues, les quartiers riches, la France périphérique.
- Suivez-vous la vérité des faits ou votre idéal ?
Je suis exigeant : c'est la vérité des faits. Les convictions ne suffisent pas, il faut que les analyses soient justes. On s'est coulés spontanément dans le néolibéralisme alors que nous avions été élus pour autre chose ; on n'a pas cherché à inventer autre chose. Or, la France en avait les capacités au début des années 1980.
- Parlons littérature : vous nous dites dans Passion de la France que le romancier qui vous tient le plus en haleine est Dostoïevski, que celui que vous préférez est Stendhal, que celui qui a compté dans votre formation est le Marx des Ecrits philosophiques et politiques, mais aussi le Nietzsche de la Généalogie de la morale et du Gai savoir, enfin Elie Faure et son Histoire de l'Art.
Marx et Nietzsche peuvent paraître opposés, mais une lecture exigeante de Nietzsche joint le trait souvent cruel de Marx pour décrire la société politique de son temps. Il y a chez l'un et chez l'autre la philosophie du soupçon, c'est-à-dire qu'on ne s'en tient pas à la réalité superficielle des choses, on va derrière chercher ce qui est l'essentiel. En revanche, Nietzsche nous introduit à une conception tragique de la vie qui est en effet à l'opposé de celle de Marx qui est le dernier grand prophète juif : c'est le Messianisme de Marx ! Je n'adhère pas à la philosophie d'ensemble, mais la méthode d'analyse a été utile pour comprendre la société contemporaine et elle l'est encore aujourd'hui. Je me sens plus proche de la philosophie tragique de Nietzsche. Quand j'étais jeune sous-lieutenant, dans ma musette il y avait Nietzsche, Clément Rosset, Le réel et son double. Je crois que la vie est tragique. Personne ne peut prétendre résoudre l'énigme de la condition humaine.
- A quoi bon faire de la politique si l'on est convaincu que le fond de l'existence est tragique ?
Il est tragique car toute vie se termine par la mort, mais on peut agir pour améliorer les choses qui dépendent de nous. Si je ne me définis pas comme progressiste, je me définirais comme mélioriste !
- Stendhal vous est cher, c'est même le nom de votre promotion à l'ENA.
Oui, c'est moi qui l'ai choisi ! J'aime beaucoup Stendhal comme romancier, je trouve qu'il n'a absolument pas vieilli. J'aime ce regard froid, lucide, et peut-être que mon origine franc-comtoise est pour quelque chose ; Julien Sorel, le héros du Rouge et le Noir, vient du Haut-Doubs, il passe. Par Besançon puis monte à Paris, donc son itinéraire m'a intéressé. Au-delà, j'ai surtout découvert Lucien Leuwen, ce jeune sous-lieutenant républicain, La Chartreuse de Parme, Armance... Il ne faut pas voir Stendhal comme l'individualiste exacerbé : les héros qu'il campe à la période de l'histoire qu'est la Restauration sont toujours imbus d'idées libérales. Ce sont des contestataires, des anarchistes, ils veulent leur place au soleil mais en même temps, Julien Sorel choisir la mort ; du moins on la choisit pour lui.
- Dans votre livre, vous montrez comment La Débâcle de Zola peut être utile pour comprendre des phénomènes qui dépassent ceux qu'il dépeint à l'époque.
La Débâcle (1892) a été l'ouvrage de Zola qui s'est le mieux vendu. C'est la défaite de Sedan, l'effondrement de 1870-71. C'est un réquisitoire contre le Second Empire et, plus généralement, un réquisitoire contre un esprit de gloriole qui est celui de tout le 19è. La Légende des Siècles de Victor Hugo y participe : on vit dans le mythe de Napoléon, des victoires des armées de la Révolution et de l'Empire. La France subit une véritable commotion avec la défaite de 1870, à laquelle elle ne s'attendait pas du tout. C'est une armée de métier qui est jetée au devant de l'armée allemande, une armée de conscrits qui envahit la France mue par une puissante idée nationale. Notre 19è siècle frôle l'imposture quant à la manière dont on s'est raconté notre histoire. J'en fais le point de départ d'une réécriture du récit national : la guerre de 1870 est une telle commotion qu'elle va entraîner ce qu'un historien a appelé "la crise allemande de la pensée française", c'est-à-dire Maurras, Barrès, ce doute que la France républicaine éprouve sur elle-même. Zola, là encore, va jouer un rôle majeur avec l'affaire Dreyfus et son "J'accuse" - même si le titre était de Clemenceau. C'est un moment décisif, un moment de la conscience universelle. Comme disait son père à Romain Gary, "tu peux aller en France, car un pays où on s'étripe pour innocenter un petit capitaine d'infanterie ne peut pas être fondamentalement mauvais".
- Que reste-t-il de cette France-là aujourd'hui ?
Il est resté la IIIè République, qui a surmonté la crise, posé des fondamentaux solides et tenu bon dans l'épreuve immense qu'était la guerre de 1914-18. Je fais de 1914-18 la matrice de cette passion de la France au sens de souffrance. La France subit un choc qui l'affaiblit durablement et s'ensuit une crise profonde de longue durée. Le pacifisme de l'entre-deux guerres nous conduit tout droit à l'effondrement 1940 – dont moi je ne me suis pas remis parce que je l'ai vécu.
- Vous dites "on ne naît pas impunément en 1939".
D'abord, j'ai été privé de mon père, j'ai grandi avec ma mère. La maison de ma grand-mère a été incendiée et j'ai vu les occupants chez moi, dans la petite école du Haut-Doubs où ma mère et moi étions confinés au rez-de-chaussée. J'en ai des souvenirs très précis.
- Vous dites que le corporatisme de Vichy pèse toujours aujourd'hui.
Bien entendu, il y a des éléments de Vichy qui pèsent mais il ne faut rien enlever au mérite de la Résistance, à la France libre et à la geste du Général de Gaulle, qui permet à la France de continuer.
- Expliquez-vous ainsi votre choix de vous engager en politique ? S'agit-il de réparer quelque chose ?
Oui, il s'agissait de réparer cet effondrement inouï et sans précédent dans notre histoire. Je ne pensais que ça prendrait plus de la vie d'un homme, mais c'est ce qui m'a déterminé. J'ai pris l'engagement par l'angle gauche, j'aurais pu le prendre par l'autre mais étant fils d'instituteurs, cela s'imposait à moi, j'avais le sentiment d'appartenir à une classe populaire. Bien sûr j'avais de la sympathie pour le Général de Gaulle et j'ai emprunté des éléments au Gaullisme lorsque j'ai créé le Centre d'études et de recherches et d'éducation socialistes – le CERES : en matière de politique extérieure, de Défense, d'institutions. Mais il y avait quand même une base de gauche puissante sur le plan social, économique et éducatif même : je portais les idéaux de l'école laïque.
- Vous êtes entré par la gauche mais vous n'y êtes pas resté.
Au bout d'un moment, je me suis rendu compte qu'il était extrêmement difficile d'aller plus loin avec la gauche. Je ne pouvais pas être pour le traité de Maastricht, c'était vraiment le ralliement au libéralisme complet, l'abandon de la souveraineté monétaire et l'illusion qu'en choisissant une monnaie unique on allait arrimer l'Allemagne à l'Europe alors qu'on a arrimé l'Europe au libéralisme. L'esprit de vérité était plus fort que mon attachement à la gauche : si elle se trompait, je devais m'insurger.
Le parti socialiste est venu au pouvoir pour des raisons que je connais bien puisque j'en ai rédigé le programme, mais il a tourné le dos à son orientation dès 1983 parce qu'il y avait la perspective de rester au pouvoir. Je pensais que le PS reviendrait à sa vocation, donc j'ai cherché à l'infléchir du dedans ou du dehors, jusqu'au jour où j'ai constaté qu'il fallait enjamber la fameuse ligne de crête, au-dessus la droite et la gauche.
Dans la France d'aujourd'hui, il faut que les Français puissent se comprendre à nouveau. Cela suppose qu'on change de politique.
- Certaines régions ont souffert de la désindustrialisation, comme le montre Vincent Jarousseau, qui rejoint le plateau.
J'ai été le champion d'une politique industrielle active, avec des dotations aux entreprises nationales, des contrats de plan qui permettaient d'éponger la souffrance quand elle se produisait. C'est cette politique qui a été mise en question au printemps 1983. J'en ai tiré les conclusions. L'autre choix était le maintien dans le système monétaire européen et l'accrochage au Mark dont on voit où il nous a conduits.
- On en revient au récit national : qu'écrit-on ensemble ?
Il faut que les différentes couches sociales se parlent, qu'il y ait du rassemblent. Le rôle des responsables politiques est un rôle pédagogique, qu'ils fassent en sorte que toutes ces couches se comprennent. Ils doivent prendre des mesures qui fassent à nouveau converger cette société. Il faut voir d'où vient la crise actuelle et la comprendre. Il fallait par exemple restructurer la sidérurgie, dire le contraire ne serait pas juste, mais on pouvait le faire de manière plus humaine, en l'étalant davantage dans le temps et en utilisant les moyens de la puissance publique pour que ces implantations soient modifiées de telle manière que la population conserve un avenir.
- Pourquoi avez-vous démissionné ? N'aurait-il pas fallu rester pour défendre votre position ?
J'ai démissionné car c'était un choix majeur : pour ou contre une politique industrielle. A partir de 1983, le choix néolibéral s'est imposé : Jacques Delors allait devenir président de la Commission européenne, la France allait signer l'Acte unique puis le traité de Maastricht est arrivé. Par rapport aux programmes socialistes que nous avions faits depuis 1965, programmes auxquels j'avais prêté ma plume, c'était un changement de cap absolument décisif. Je n'ai jamais démissionné pour le plaisir. A chaque fois, j'avais le sentiment que l'essentiel était en jeu.
- Quid du Grand débat ?
Face à une crise qui s'est développée sur 40 ans d'histoire, on ne peut pas remonter le courant en quelques mois. Peut-on inverser le cycle néolibéral ? Que fait-on aujourd'hui ? Il faut attendre de voir quelles réponses seront apportées. Certaines mesures me paraissent aller tout à fait dans le bon sens, notamment celles prises par le ministre Blanquer. Par exemple la division par deux des effectifs des petites classes est très positif.
- Je vous ai demandé, comme à chacun de nos invités, d'apporter trois livres. Quel est votre choix ?
J'ai pris les livres que j'étais en train de lire ! Le Journal secret de Curzio Malaparte, des épisodes de la Seconde Guerrre mondiale en Finlande et en Italie. Les Cigognes sont immortelles d'Alain Mabanckou, une vision fraîche de ce qui se passe en Afrique noire à travers les yeux d'un petit garçon et ses parents dans un petit village. C'est un miroir de la société africaine. Enfin, Les défis chinois, d'Eric de la Maisonneuve. Il y a du yin et du yang, c'est intéressant et équilibré.
Source : Livres et vous - Public Sénat
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