Verbatim
Olivia Gesbert : Jean-Pierre Chevènement, souverainiste de gauche et républicain, a-t-on l’habitude de dire à votre sujet, quelle est votre conception de la République ?
Jean-Pierre Chevènement : La République est au-dessus de la droite et de la gauche telles qu’elles sont devenues, comme je l’ai dit en 2001. La suite vous la connaissez, le système a fini par turbuler : nous avons une situation originale avec Emmanuel Macron et puis une gauche et une droite qui ne sont plus aux affaires.
Il y a toujours un idéal républicain exigeant qui implique d’être bien compris : il faut revenir à l’idée de souveraineté populaire, d’un peuple constitué de citoyens qui doivent déterminer ce qu’est leur intérêt commun. Cela suppose des citoyens éduqués, une école laïque, un champ politique dans lequel les gens peuvent s’écouter. Il y a aujourd’hui une crise du civisme terrible à laquelle il faut remédier pour refaire un peuple de citoyens.
La République est-elle un cadre ou un ensemble de valeurs ?
Les deux. C’est à la fois un cadre conceptuel, car il n’y a pas de légitimité hors des Nations et des peuples, et un corps de valeurs, de principes qui ont été énoncés pour l’essentiel dans la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen.
Olivia Gesbert : Jean-Pierre Chevènement, souverainiste de gauche et républicain, a-t-on l’habitude de dire à votre sujet, quelle est votre conception de la République ?
Jean-Pierre Chevènement : La République est au-dessus de la droite et de la gauche telles qu’elles sont devenues, comme je l’ai dit en 2001. La suite vous la connaissez, le système a fini par turbuler : nous avons une situation originale avec Emmanuel Macron et puis une gauche et une droite qui ne sont plus aux affaires.
Il y a toujours un idéal républicain exigeant qui implique d’être bien compris : il faut revenir à l’idée de souveraineté populaire, d’un peuple constitué de citoyens qui doivent déterminer ce qu’est leur intérêt commun. Cela suppose des citoyens éduqués, une école laïque, un champ politique dans lequel les gens peuvent s’écouter. Il y a aujourd’hui une crise du civisme terrible à laquelle il faut remédier pour refaire un peuple de citoyens.
La République est-elle un cadre ou un ensemble de valeurs ?
Les deux. C’est à la fois un cadre conceptuel, car il n’y a pas de légitimité hors des Nations et des peuples, et un corps de valeurs, de principes qui ont été énoncés pour l’essentiel dans la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen.
Vous êtes passé par la SFIO, le PS, le MDC ; vous êtes fils d’instituteur, passé par l’ENA, enfant de la République né en 1939. Vous parlez de la Deuxième Guerre mondiale comme d’un « désastre inouï » dont vous étiez loin de mesurer la profondeur quand vous vous êtes engagé en politique.
Mon parcours politique s’enracine en effet dans les événements traumatisants que j’ai vécus enfant dans un petit village occupé, avec la maison de ma grand-mère incendiée, mon père prisonnier, et le tête-à-tête que j’ai eu avec ma mère dans les six premières années de ma vie. Ce poids oppressant de l’occupant – qui en outre trouvait moyen de loger au-dessus de ma tête puisqu’il avait réquisitionné l’étage de la petite école où nous étions – me laisse un souvenir qui n’est pas que traumatisant puisque je me souviens que les soldats allemands m’offraient des oranges que ma mère m’avait interdit de manger. Bien sûr j’ai bravé l’interdit et me suis aperçu que ces Allemands n’étaient peut-être pas aussi méchants que ma mère le prétendait ! Passons sur cette anecdote, le sentiment d’une France enfoncée, dépréciée, a marqué mon enfance et mon adolescence ; je n’ai rien trouvé de plus motivant finalement que d’aider à la redresser.
Mendès France et de Gaulle ont été les deux icônes de mon adolescence. J’ai pensé qu’à travers eux la France pourrait sortir du bourbier dans lequel elle se débattait à l’époque de la IVè République. Puis il y a eu la Guerre d’Algérie et ce détour par le PS pour construire l’union de la gauche. J’ai été à l’origine du PS d’Epinay, de ceux qui ont été chargés de faire son programme et de l’appliquer par la suite. C’est une histoire instructive que je raconte dans Passion de la France ; la comprendre donnera des clés à la jeune génération, des outils nécessaires pour reconstruire non seulement la droite, la gauche, mais la France, la République. Il faut comprendre pourquoi nous en sommes arrivés là. J’espère que cet ouvrage aidera les jeunes générations à reconstruire une offre politique, comme j’ai essayé de le faire en mon temps.
De Gaulle est l’une des grandes figures qui vous ont accompagné, tout comme François Mitterrand dont vous dites que le parcours pendant l’occupation reflète les mouvements qui, dans ces années de guerre, ont agité l’âme du peuple français : d’abord pétainiste de résignation puis résistant, « il résume toute l’ambivalence d’un peuple assommé par une défaite sans précédent dans son histoire ». Cette ambivalence vous a-t-elle également travaillé ?
Je ne le crois pas car ma mère était vraiment dressée contre ceux qu’elle appelait « les Boches ». Cette réaction viscérale a dominé mon enfance. Dans ma famille, nous savions très bien qui était l’ennemi. Pour moi, il n’y a donc jamais eu l’ombre d’un doute mais je comprends humainement François Mitterrand à travers les épisodes qu’il a vécus : il est né l’année de Verdun en 1916, il a combattu en 1940 et a été fait prisonnier. C’est un homme blessé, un homme qui me confiera en 1979 que nous étions lui et moi d’accord sur tout sauf sur un point : la France ne pouvait plus, selon lui, que « passer à travers les gouttes ». Nous regardions toujours la position des Etats-Unis, celle de l’Allemagne, et nous oubliions ce que devait être la position de la France.
François Mitterrand a beaucoup œuvré pour la relation franco-allemande, comme Emmanuel Macron qui croit aujourd’hui en ce couple comme moteur de l’Europe. Comment qualifiez-vous cette relation que la France a avec l’Allemagne historiquement ? Vous paraît-elle équitable ?
Elle était déséquilibrée en faveur de la France lorsqu’elle a tendu la main à l’Allemagne en 1950. Aujourd’hui, par le jeu de la réunification, de l’implosion de l’Union soviétique, l’élargissement de l’Union européenne à l’est, cette relation s’est déséquilibrée dans l’autre sens. La puissance qui domine l’Europe aujourd’hui est l’Allemagne, qui est la fois centrale et économiquement prépondérante. Nous sommes en situation difficile, pour autant la France a encore un certain nombre d’atouts essentiellement diplomatiques et militaires, que l’Allemagne demande d’ailleurs à partager en utilisant le siège de membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU. La France a éludé cette demande, qui d’ailleurs ne serait pas juridiquement possible.
Comment penser la relation franco-allemande ? Emmanuel Macron a fait des avances à l’Allemagne, s’est mis dans les clous de Maastricht, et le retour qu’il attendait n’est pas venu. La proposition d’Emmanuel Macron avait du sens mais c’est une occasion manquée par la faute de l’Allemagne. C’est un tournant du quinquennat d’Emmanuel Macron. Il lui faut maintenant repenser la construction européenne de manière à ce que la France puisse y retrouver ses marques. Il faut repenser l’Europe dans une autre dimension géographique, jusqu’à la Russie, car il n’y a pas d’Europe qui tienne la route au 21è siècle entre les Etats-Unis et la Chine si elle n’inclut pas la Russie – qui ne compte que 147 millions d’habitants, donc on surestime énormément sa puissance.
Vous racontez dans Passion de la France votre rencontre avec Vladimir Poutine. Que lui avez-vous dit ?
C’était tout au début de la crise ukrainienne. J’ai esquissé avec les lui les grandes lignes du Format Normandie (ie format diplomatique de référence dans la résolution de la crise ukrainienne réunissant le France, l’Allemagne, la Russie et l’Ukraine sans les Etats-Unis). Malheureusement ça n’a rien donné, faute de volonté politique, mais c’est fort dommage. J’ai essayé.
A l’époque du congrès d’Epinay, Mitterrand parle de « révolution », d’une nécessaire « rupture » avec l’ordre établi et avec la société capitaliste pour être socialiste. Mais la promesse n’a pas été tenue et en 1983, ce fut la conversion au libéralisme. Quel bilan ?
Il y avait un autre chemin : celui d’une conversion républicaine. Il fallait préserver l’orientation qui avait été donnée au congrès d’Epinay en l’accommodant à l’environnement extérieur car évidemment Reagan et Thatcher étaient au pouvoir, puis Kohl en Allemagne, donc c’était difficile. Mais la mise en œuvre d’une stratégie industrielle aurait préservé notre tissu économique. Quand on songe que nous avons perdu la moitié de notre industrie, que l’Allemagne a vu croître sa production industrielle de 36% depuis 2000 alors que la France a vu la sienne décliner de 3%, l’Italie de 16%. Quand on voit les conséquences de ces choix…
Jean Monnet a pensé l’Europe en termes marché, comme si l’homme était l’homo economicus et pas le citoyen. C’est une erreur conceptuelle dès le départ. Jean Monnet s’est d’ailleurs heurté à de Gaulle qui ne se reconnaissait pas vraiment dans cette construction européenne. De Gaulle était, à sa manière, résolument européen, mais il voulait suivre un autre chemin. La suite a été écrite par des gens qui étaient partisans de l’Europe post-nationale, réduite à un marché et dominée par le principe unique de la concurrence : c’est l’Acte unique, négocié en 1985, ratifié en 1987, d’où vont découler toutes les directives de la Commission européenne. Cela installe le capitalisme financier à l’échelle mondiale. Ce choix est un choix majeur dont nous ressentons les conséquences aujourd’hui et dont on blâme le Président Macron alors qu’il n’est là que depuis 18 mois…
Quelles sont les conséquences de tous ces choix ?
La désindustrialisation de la France, l’accoutumance à un chômage de masse, le creusement des inégalités, la fracture territoriale, l’éloignement des centres de décision à Bruxelles… Les citoyens ont l’impression qu’ils n’ont plus de leviers sur lesquels s’appuyer, d’où le discrédit de la représentation, que je déplore. La démocratie représentative reste celle qui permet le débat républicain. Je ne crois pas beaucoup au référendum d’initiative citoyenne. Je ne suis pas contre, de temps en temps, il peut avoir un sens, mais pour qu’une démocratie vive au quotidien, il faut le débat, l’instruction, la culture, l’éducation civique.
Les Gilets jaunes sont favorables au RIC. Selon vous, cela ne réglera pas le déficit démocratique ?
Il faut refaire une démocratie de citoyens. Cela prend du temps. Il faut aussi remédier à cette fracture européenne qui fait que l’Europe est aujourd’hui tellement lointaine qu’elle paraît presque un vestige à beaucoup de citoyens. On ne va pas sortir de cette crise qui a des racines très anciennes en l’espace de quelques mois. On peut bien entendu donner la parole au peuple français sur un certain nombre de sujets qui posent problème. C’est surtout un travail de réorientation, le choix d’une autre politique et une sortie du cycle néolibéral, dont le Président est au moins conscient qu’il a fait son temps.
La Révolution française fut avant tout, à vos yeux, une révolution conceptuelle et peut-être même spirituelle, qui a mis la souveraineté populaire au premier plan. Les Gilets jaunes se revendiquent de 1789, mais nous voyons aujourd’hui une grande violence. Pourquoi n’arrivons-nous pas à la maîtriser ?
Je suis très sensible à la violence qui s’est manifestée contre la police. Elle est inadmissible. Je ne comprends pas pourquoi ces Black blocs n’ont pas été identifiés et pourquoi ils n’ont pas été neutralisés avant les manifestations. Il y a sûrement un problème de moyens car les policiers sont épuisés. Il y a un problème de doctrine : ne fallait-il pas défendre aussi les biens et pas seulement les personnes ? Faut-il ne pas aller au contact ? Ce sont des questions que l’on peut se poser. Je vois que l’avocat Mignard a proposé d’interdire toute manifestation sur les Champs Elysées ; je me demande si, dans l’immédiat, ce n’est pas la solution raisonnable en attendant de revoir les paramètres du maintien de l’ordre. On voit se développer une très grande violence contre les policiers, à laquelle ils sont bien obligés de répondre. Cela a un caractère totalement inadmissible. La République ne peut pas accepter cela.
N’y a-t-il pas également une multiplication des violences policières ?
La réponse de la police doit toujours être proportionnée. Pour autant, il ne faut pas renverser totalement les responsabilités : il ne faut pas oublier qu’à l’origine il y a des agressions insoutenables avec des cocktails Molotov, des jets de pavés, des barres de fer et même des grilles de fer, les clôtures de Tuileries arrachées dont on se sert comme projectiles. Si on retire les LDB aux policiers, que met-on à la place ? Bien sûr, les policiers doivent viser les jambes et non le visage, il faut faire attention.
Comment en sortir ?
Les forces de l’ordre finiront par avoir le dernier mot. La France n’est pas à la merci d’un millier de Black Blocs. Nous avons la possibilité de les identifier, de les arrêter de manière préventive sur ordre du juge, tout cela n’est pas hors de portée.
Ce qui est important, c’est de définir un projet politique qui réponde à la situation dans laquelle nous sommes. Il faut que le Président de la République mesure bien que ce qui était son intention initiale est aujourd’hui dans une impasse du fait du contexte européen.
Quand vous entendez la majorité des partis de gauche jusqu’au centre réclamer davantage de fédéralisme, qu’en pensez-vous ?
Un redressement est nécessaire. Il a commencé, notamment sur les travailleurs détachés, mais tout reste à faire. Le rythme des institutions européennes est beaucoup trop lent, il y a une remise en cause qui devrait être possible à travers cette conférence européenne qu’a annoncée le Président de la République mais il faut de la volonté politique. C’est cette volonté politique que j’interroge.
Ministre, vous avez démissionné à de nombreuses reprises pour manifester votre désaccord profond, vous avez également quitté le PS. La colère comme moteur de l’engagement politique est-elle essentielle ?
Pour moi, la colère, l'indignation restent intactes car je me sens comptable des engagements que j’ai pris vis-à-vis des Français. Il vaut mieux être clair et net. L’histoire jugera.
Aujourd’hui, quelle est votre famille politique ?
Je suis socialiste, mes parents étaient socialistes, j’ai participé à la construction du parti socialiste, mais à partir du moment où le socialisme a versé dans le social-libéralisme, dans l’européisme sans rivages, je m’en suis écarté. J’ai ressenti que la République était ma vraie famille. La République est une exigence très forte, une éthique, une façon d’agir. Si je pouvais participer à la construction de quelque chose aujourd’hui, je le ferais, mais pour le moment, je ne vois pas d’alternative à Emmanuel Macron, ni à droite ni à gauche.
Sources : France Culture - La Grande table idées
Mon parcours politique s’enracine en effet dans les événements traumatisants que j’ai vécus enfant dans un petit village occupé, avec la maison de ma grand-mère incendiée, mon père prisonnier, et le tête-à-tête que j’ai eu avec ma mère dans les six premières années de ma vie. Ce poids oppressant de l’occupant – qui en outre trouvait moyen de loger au-dessus de ma tête puisqu’il avait réquisitionné l’étage de la petite école où nous étions – me laisse un souvenir qui n’est pas que traumatisant puisque je me souviens que les soldats allemands m’offraient des oranges que ma mère m’avait interdit de manger. Bien sûr j’ai bravé l’interdit et me suis aperçu que ces Allemands n’étaient peut-être pas aussi méchants que ma mère le prétendait ! Passons sur cette anecdote, le sentiment d’une France enfoncée, dépréciée, a marqué mon enfance et mon adolescence ; je n’ai rien trouvé de plus motivant finalement que d’aider à la redresser.
Mendès France et de Gaulle ont été les deux icônes de mon adolescence. J’ai pensé qu’à travers eux la France pourrait sortir du bourbier dans lequel elle se débattait à l’époque de la IVè République. Puis il y a eu la Guerre d’Algérie et ce détour par le PS pour construire l’union de la gauche. J’ai été à l’origine du PS d’Epinay, de ceux qui ont été chargés de faire son programme et de l’appliquer par la suite. C’est une histoire instructive que je raconte dans Passion de la France ; la comprendre donnera des clés à la jeune génération, des outils nécessaires pour reconstruire non seulement la droite, la gauche, mais la France, la République. Il faut comprendre pourquoi nous en sommes arrivés là. J’espère que cet ouvrage aidera les jeunes générations à reconstruire une offre politique, comme j’ai essayé de le faire en mon temps.
De Gaulle est l’une des grandes figures qui vous ont accompagné, tout comme François Mitterrand dont vous dites que le parcours pendant l’occupation reflète les mouvements qui, dans ces années de guerre, ont agité l’âme du peuple français : d’abord pétainiste de résignation puis résistant, « il résume toute l’ambivalence d’un peuple assommé par une défaite sans précédent dans son histoire ». Cette ambivalence vous a-t-elle également travaillé ?
Je ne le crois pas car ma mère était vraiment dressée contre ceux qu’elle appelait « les Boches ». Cette réaction viscérale a dominé mon enfance. Dans ma famille, nous savions très bien qui était l’ennemi. Pour moi, il n’y a donc jamais eu l’ombre d’un doute mais je comprends humainement François Mitterrand à travers les épisodes qu’il a vécus : il est né l’année de Verdun en 1916, il a combattu en 1940 et a été fait prisonnier. C’est un homme blessé, un homme qui me confiera en 1979 que nous étions lui et moi d’accord sur tout sauf sur un point : la France ne pouvait plus, selon lui, que « passer à travers les gouttes ». Nous regardions toujours la position des Etats-Unis, celle de l’Allemagne, et nous oubliions ce que devait être la position de la France.
François Mitterrand a beaucoup œuvré pour la relation franco-allemande, comme Emmanuel Macron qui croit aujourd’hui en ce couple comme moteur de l’Europe. Comment qualifiez-vous cette relation que la France a avec l’Allemagne historiquement ? Vous paraît-elle équitable ?
Elle était déséquilibrée en faveur de la France lorsqu’elle a tendu la main à l’Allemagne en 1950. Aujourd’hui, par le jeu de la réunification, de l’implosion de l’Union soviétique, l’élargissement de l’Union européenne à l’est, cette relation s’est déséquilibrée dans l’autre sens. La puissance qui domine l’Europe aujourd’hui est l’Allemagne, qui est la fois centrale et économiquement prépondérante. Nous sommes en situation difficile, pour autant la France a encore un certain nombre d’atouts essentiellement diplomatiques et militaires, que l’Allemagne demande d’ailleurs à partager en utilisant le siège de membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU. La France a éludé cette demande, qui d’ailleurs ne serait pas juridiquement possible.
Comment penser la relation franco-allemande ? Emmanuel Macron a fait des avances à l’Allemagne, s’est mis dans les clous de Maastricht, et le retour qu’il attendait n’est pas venu. La proposition d’Emmanuel Macron avait du sens mais c’est une occasion manquée par la faute de l’Allemagne. C’est un tournant du quinquennat d’Emmanuel Macron. Il lui faut maintenant repenser la construction européenne de manière à ce que la France puisse y retrouver ses marques. Il faut repenser l’Europe dans une autre dimension géographique, jusqu’à la Russie, car il n’y a pas d’Europe qui tienne la route au 21è siècle entre les Etats-Unis et la Chine si elle n’inclut pas la Russie – qui ne compte que 147 millions d’habitants, donc on surestime énormément sa puissance.
Vous racontez dans Passion de la France votre rencontre avec Vladimir Poutine. Que lui avez-vous dit ?
C’était tout au début de la crise ukrainienne. J’ai esquissé avec les lui les grandes lignes du Format Normandie (ie format diplomatique de référence dans la résolution de la crise ukrainienne réunissant le France, l’Allemagne, la Russie et l’Ukraine sans les Etats-Unis). Malheureusement ça n’a rien donné, faute de volonté politique, mais c’est fort dommage. J’ai essayé.
A l’époque du congrès d’Epinay, Mitterrand parle de « révolution », d’une nécessaire « rupture » avec l’ordre établi et avec la société capitaliste pour être socialiste. Mais la promesse n’a pas été tenue et en 1983, ce fut la conversion au libéralisme. Quel bilan ?
Il y avait un autre chemin : celui d’une conversion républicaine. Il fallait préserver l’orientation qui avait été donnée au congrès d’Epinay en l’accommodant à l’environnement extérieur car évidemment Reagan et Thatcher étaient au pouvoir, puis Kohl en Allemagne, donc c’était difficile. Mais la mise en œuvre d’une stratégie industrielle aurait préservé notre tissu économique. Quand on songe que nous avons perdu la moitié de notre industrie, que l’Allemagne a vu croître sa production industrielle de 36% depuis 2000 alors que la France a vu la sienne décliner de 3%, l’Italie de 16%. Quand on voit les conséquences de ces choix…
Jean Monnet a pensé l’Europe en termes marché, comme si l’homme était l’homo economicus et pas le citoyen. C’est une erreur conceptuelle dès le départ. Jean Monnet s’est d’ailleurs heurté à de Gaulle qui ne se reconnaissait pas vraiment dans cette construction européenne. De Gaulle était, à sa manière, résolument européen, mais il voulait suivre un autre chemin. La suite a été écrite par des gens qui étaient partisans de l’Europe post-nationale, réduite à un marché et dominée par le principe unique de la concurrence : c’est l’Acte unique, négocié en 1985, ratifié en 1987, d’où vont découler toutes les directives de la Commission européenne. Cela installe le capitalisme financier à l’échelle mondiale. Ce choix est un choix majeur dont nous ressentons les conséquences aujourd’hui et dont on blâme le Président Macron alors qu’il n’est là que depuis 18 mois…
Quelles sont les conséquences de tous ces choix ?
La désindustrialisation de la France, l’accoutumance à un chômage de masse, le creusement des inégalités, la fracture territoriale, l’éloignement des centres de décision à Bruxelles… Les citoyens ont l’impression qu’ils n’ont plus de leviers sur lesquels s’appuyer, d’où le discrédit de la représentation, que je déplore. La démocratie représentative reste celle qui permet le débat républicain. Je ne crois pas beaucoup au référendum d’initiative citoyenne. Je ne suis pas contre, de temps en temps, il peut avoir un sens, mais pour qu’une démocratie vive au quotidien, il faut le débat, l’instruction, la culture, l’éducation civique.
Les Gilets jaunes sont favorables au RIC. Selon vous, cela ne réglera pas le déficit démocratique ?
Il faut refaire une démocratie de citoyens. Cela prend du temps. Il faut aussi remédier à cette fracture européenne qui fait que l’Europe est aujourd’hui tellement lointaine qu’elle paraît presque un vestige à beaucoup de citoyens. On ne va pas sortir de cette crise qui a des racines très anciennes en l’espace de quelques mois. On peut bien entendu donner la parole au peuple français sur un certain nombre de sujets qui posent problème. C’est surtout un travail de réorientation, le choix d’une autre politique et une sortie du cycle néolibéral, dont le Président est au moins conscient qu’il a fait son temps.
La Révolution française fut avant tout, à vos yeux, une révolution conceptuelle et peut-être même spirituelle, qui a mis la souveraineté populaire au premier plan. Les Gilets jaunes se revendiquent de 1789, mais nous voyons aujourd’hui une grande violence. Pourquoi n’arrivons-nous pas à la maîtriser ?
Je suis très sensible à la violence qui s’est manifestée contre la police. Elle est inadmissible. Je ne comprends pas pourquoi ces Black blocs n’ont pas été identifiés et pourquoi ils n’ont pas été neutralisés avant les manifestations. Il y a sûrement un problème de moyens car les policiers sont épuisés. Il y a un problème de doctrine : ne fallait-il pas défendre aussi les biens et pas seulement les personnes ? Faut-il ne pas aller au contact ? Ce sont des questions que l’on peut se poser. Je vois que l’avocat Mignard a proposé d’interdire toute manifestation sur les Champs Elysées ; je me demande si, dans l’immédiat, ce n’est pas la solution raisonnable en attendant de revoir les paramètres du maintien de l’ordre. On voit se développer une très grande violence contre les policiers, à laquelle ils sont bien obligés de répondre. Cela a un caractère totalement inadmissible. La République ne peut pas accepter cela.
N’y a-t-il pas également une multiplication des violences policières ?
La réponse de la police doit toujours être proportionnée. Pour autant, il ne faut pas renverser totalement les responsabilités : il ne faut pas oublier qu’à l’origine il y a des agressions insoutenables avec des cocktails Molotov, des jets de pavés, des barres de fer et même des grilles de fer, les clôtures de Tuileries arrachées dont on se sert comme projectiles. Si on retire les LDB aux policiers, que met-on à la place ? Bien sûr, les policiers doivent viser les jambes et non le visage, il faut faire attention.
Comment en sortir ?
Les forces de l’ordre finiront par avoir le dernier mot. La France n’est pas à la merci d’un millier de Black Blocs. Nous avons la possibilité de les identifier, de les arrêter de manière préventive sur ordre du juge, tout cela n’est pas hors de portée.
Ce qui est important, c’est de définir un projet politique qui réponde à la situation dans laquelle nous sommes. Il faut que le Président de la République mesure bien que ce qui était son intention initiale est aujourd’hui dans une impasse du fait du contexte européen.
Quand vous entendez la majorité des partis de gauche jusqu’au centre réclamer davantage de fédéralisme, qu’en pensez-vous ?
Un redressement est nécessaire. Il a commencé, notamment sur les travailleurs détachés, mais tout reste à faire. Le rythme des institutions européennes est beaucoup trop lent, il y a une remise en cause qui devrait être possible à travers cette conférence européenne qu’a annoncée le Président de la République mais il faut de la volonté politique. C’est cette volonté politique que j’interroge.
Ministre, vous avez démissionné à de nombreuses reprises pour manifester votre désaccord profond, vous avez également quitté le PS. La colère comme moteur de l’engagement politique est-elle essentielle ?
Pour moi, la colère, l'indignation restent intactes car je me sens comptable des engagements que j’ai pris vis-à-vis des Français. Il vaut mieux être clair et net. L’histoire jugera.
Aujourd’hui, quelle est votre famille politique ?
Je suis socialiste, mes parents étaient socialistes, j’ai participé à la construction du parti socialiste, mais à partir du moment où le socialisme a versé dans le social-libéralisme, dans l’européisme sans rivages, je m’en suis écarté. J’ai ressenti que la République était ma vraie famille. La République est une exigence très forte, une éthique, une façon d’agir. Si je pouvais participer à la construction de quelque chose aujourd’hui, je le ferais, mais pour le moment, je ne vois pas d’alternative à Emmanuel Macron, ni à droite ni à gauche.
Sources : France Culture - La Grande table idées
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