- Nice Matin : On vous a parfois défini comme « gaullo-marxiste ». Au final, c’est le gaulliste qui paraît l’emporter chez vous…
Jean-Pierre Chevènement : J’ai été élevé dans une tradition socialiste modérée. Jeune homme, je me sentais proche de Pierre Mendès France. Mais j’ai voulu ensuite donner, à travers l’union de la gauche, une base sociale et populaire à la Ve République. J’approuvais les choix du général de Gaulle en matière d’institutions, de politique extérieure, ou de politique de défense. Je pense avoir contribué à rallier le Parti socialiste aux idées du général de Gaulle dans ces trois domaines. J’ai toujours mis en œuvre une stratégie de rassemblement dans tous les ministères que j’ai occupés. En pratique, je suis donc plus gaullien que marxiste. Je reconnais l’apport de Marx à l’analyse des sociétés, mais je ne partage pas son prophétisme. Bref, je suis un républicain.
- Vous reprochez à François Mitterrand son virage libéral de 1983 puis son soutien à l’Europe de Maastricht en 1992. Qu’auriez-vous fait à sa place ?
François Mitterrand, en rompant avec le projet de 1981, a composé avec le néo-libéralisme à partir de 1983. Je le retrace avec précision dans mon livre de mémoires. À travers « l’Acte unique », Jacques Delors, président de la Commission européenne, impose avec l’aval de Mitterrand la dérégulation à l’échelle de l’Europe et du monde. Ainsi la libération des mouvements de capitaux entrée en vigueur en 1990 a permis les délocalisations et la désindustrialisation de la France. Il était possible de promouvoir une politique industrielle et de développement technologique, dans la lignée de celle que le général de Gaulle et Georges Pompidou avaient initiée. La dérégulation et l’abandon de notre souveraineté monétaire pour une monnaie trop forte pour notre économie étaient la voie de la facilité.
- Vous esquissez un Mitterrand ni vraiment socialiste ni vraiment européen, mais politique madré et soucieux de sa trace dans l’histoire ? Vous a-t-il déçu ?
L’Europe a servi de cache-sexe au tournant néo-libéral. Mais Mitterrand restera dans l’Histoire pour d’autres raisons : 1981, la grande alternance, et 1992, Maastricht.
- Avez-vous regretté de l’avoir aidé à asseoir sa domination sur le PS et, à partir de là, à devenir Président ?
Non. Il n’y avait que lui à l’époque pour réaliser ce tour de force qu’était l’alternance. C’était un très grand stratège pour la conquête du pouvoir et sa conservation. François Mitterrand a installé le PS comme parti de gouvernement pour trois décennies et, en même temps, il a maintenu la Ve République. Ce n’était pas évident ! Et il a attaché son nom à de grandes réformes comme l’abolition de la peine de mort, les grands travaux de Paris ou la retraite à 60 ans, très appréciée des ouvriers dont l’espérance de vie était alors de 65 ans…
- La conversion du PS au social-libéralisme l’a-t-elle définitivement éloigné de l’électorat populaire ?
Les classes populaires se sont progressivement détournées du PS. A partir de 1984, au lendemain du tournant libéral, on a vu le vote Le Pen grimper. Le PS n’a cessé de perdre des voix dans les classes populaires. C’est le secret de sa chute (6% des voix en 2017). Très peu d’ouvriers ou d’employés votent encore aujourd’hui pour le PS.
- Ministre, vous parliez il y a vingt ans de « sauvageons ». On débat aujourd’hui de l’ensauvagement de la société. La situation s’est-elle dégradée ou est-ce un effet de loupe médiatique ?
« Sauvageon » est un vieux mot français qui désigne un arbre non greffé. Je l’ai utilisé pour pointer le défaut d’éducation d’enfants abandonnés à eux-mêmes par leurs parents. L’ensauvagement dont parle M. Darmanin, c’est autre chose : c’est la violence de plus en plus grande qui s’exerce à l’égard des policiers mais aussi de toute la société, notamment la violence contre les personnes. L’intensité de la violence s’est accrue et ce n’est, hélas, pas qu’un effet de loupe médiatique…
- Ministre de l’Intérieur, vous aviez développé la police de proximité. Faut-il y revenir ?
Elle mettait la police au contact de la population et elle aurait permis de contenir la radicalisation qu’on a observée. Mais elle demandait des effectifs et c’est sûrement l’une des raisons pour lesquelles Nicolas Sarkozy y a renoncé. A Nice, je vois qu’on augmente les effectifs de la police municipale. C’est un remède que je ne critique pas. Mais seules les villes riches peuvent le faire. Pour éviter une rupture d’égalité, il faut renforcer la police nationale !
- Qu’est-ce qui ne fonctionne plus dans notre modèle laïc face aux communautarismes ?
Ce qui fonctionne mal, c’est déjà l’intégration. Elle se fait disons à 50 %, mais il y a des gens qui ne s’intègrent pas et la cause en est aussi le défaut de République, l’absence de convictions laïques et républicaines fortes. Quand, dans l’affaire du voile de Creil (en 1989, ndlr), on a laissé les chefs d’établissement décider, on leur a laissé une responsabilité trop lourde. Il fallait l’interdire (ce que fit la loi de 2004 sur l’interdiction des signes religieux à l’école, ndlr). Il faut renouer avec l’idée de laïcité, à savoir l’idée qu’il y a un espace commun à l’intérieur duquel on doit se déterminer à la lumière d’une argumentation raisonnée, et non en imposant ses convictions religieuses. Nous ne pouvons accepter que des mœurs étrangères à notre histoire et à notre droit, par exemple contraires au principe d’égalité entre les hommes et les femmes, soient importées sur notre territoire. On l’a vu avec cette jeune fille tondue à Besançon parce que, musulmane, elle fréquentait un chrétien. C’est inadmissible ! Ceux qui ont eu ce comportement, comme l’a dit M. Darmanin, n’ont pas leur place sur notre territoire.
- Dans quelle proportion les deux guerres du Golfe, auxquelles vous vous êtes opposé, ont-elles exacerbé le terrorisme islamiste ?
Elles ont joué un rôle décisif dans l’expansion de l’islamisme radical. Celui-ci a certes des causes endogènes, mais la destruction de l’Irak laïque a contribué à faire prospérer Al-Qaïda puis Daesh. La guerre du Golfe a aussi instauré un Iran en position dominante au Moyen-Orient. Il y a eu un effet de souffle à partir de cette première « guerre des civilisations » décrite par Huntington. J’y étais opposé parce que j’avais compris que cette guerre, contraire à l’intérêt national, disproportionnée et parfaitement évitable, aurait des effets catastrophiques sur les rapports entre l’Occident et le monde musulman.
- Vous retrouvez-vous dans l’école des fondamentaux de Jean-Michel Banquer ?
L’accent mis sur les apprentissages de base, dès la grande section de maternelle, c’est tout à fait ce qu’il faut faire, tout comme la division des effectifs dans les quartiers difficiles. La revalorisation de la condition enseignante est aussi de bonne politique, à condition qu’elle s’inscrive dans la durée et aille de pair avec une meilleure formation des enseignants : les écoles normales d’autrefois avaient du bon !
- Comment lutter contre les discriminations à l’embauche sans passer par une discrimination positive qui ne vous emballe pas ?
Les bourses peuvent être multipliées. J’avais aussi créé des commissions d’accès à la citoyenneté, où les responsables des administrations et des grandes entreprises avaient pour consigne de recruter « à l’image de la population », mais sans passer par des « comptages ethniques » qui auraient beaucoup d’effets pervers. Il y a de plus en plus de jeunes Français dont les origines se situent de l’autre côté de la Méditerranée et qui réussissent. Il ne faut pas désespérer de la France : elle doit vouloir intégrer ces nouveaux citoyens à conditions que ceux-ci veuillent intégrer la France, ça va de pair !
- Vous avez favorisé l’essor des intercommunalités en 1999. Comment notre organisation territoriale doit-elle évoluer désormais ?
Les intercommunalités que j’avais créées pouvaient l’être à partir d’un seuil de 5 000 habitants. François Hollande a relevé ce seuil à 15 000. En obligeant ainsi à des regroupements excessifs, on a divisé par deux le nombre des intercommunalités. On ne peut pas diriger de façon démocratique une intercommunalité qui englobe soixante voire cent communes. C’est donner le pouvoir aux technocrates et l’enlever aux élus. Nous avons aussi de trop grandes régions, certaines pourraient être divisées pour y rendre la démocratie plus réelle.
- Le nouveau statut de la Corse, à l’origine de votre rupture avec Lionel Jospin, a-t-il vraiment changé la donne sur l’île ?
Cette rupture s’est faite formellement sur la délégation de la compétence législative à l’Assemblée de Corse qui me heurtait. Le Conseil constitutionnel a ensuite censuré cette disposition. En fait, la rupture s’est faite sur une conception de l’État. De reculade en reculade, un état d’esprit s’est répandu qui a donné le pouvoir en Corse aux nationalistes : on a supprimé les départements alors qu’un référendum s’était prononcé en sens contraire. Les nationalistes réclament aujourd’hui un « statut de résident » pour empêcher les continentaux d’acheter des maisons en Corse. Emmanuel Macron s’y est opposé, mais les nationalistes préviennent les agents immobiliers que d’éventuels acheteurs s’exposent à des risques certains, s’ils passent outre à la menace. La peur tétanise la justice et la police.
- Qui pourrait le mieux incarner vos idées en 2022 ?
J’ai beaucoup apprécié le discours d’Emmanuel Macron au Panthéon pour le 150e anniversaire de la IIIe République. C’était un très bon discours mais on ne peut pas en rester aux discours. Je jugerai sur les actes. La campagne présidentielle aujourd’hui n’est pas encore ouverte.
Source : Nice Matin