Le passage de Jean-Pierre Chevènement peut être écouté en replay
Verbatim
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- Yves Thréard : Nous recevons Jean-Pierre Chevènement, ancien ministre de l’Industrie, de l’Education nationale, de la Défense ou encore de l’Intérieur. Nous parlerons de deux sujets : la laïcité à l’école et la gestion de la pandémie par le Gouvernement. Je rappelle que vous avez récemment publié vos mémoires Qui veut risquer sa vie la sauvera, aux éditions Robert Laffont. Il y a trois mois, Samuel Paty, enseignant dans un collège de banlieue parisienne, était décapité pour avoir montré des caricatures de Mahomet dans le cadre d’un cours sur la liberté d’expression. Un récent sondage de l’Ifop pour la fondation Jean Jaurès montre qu’un enseignant sur deux s’autocensure dans les enceintes éducatives lorsqu’il enseigne. Est-ce que cela vous étonne ?
Jean-Pierre Chevènement : Il faut revenir à la signification du mot « autocensure ». D’une part, il y a les programmes, qui doivent être enseignés. D’autre part, il y a l’esprit avec lequel ils sont enseignés, qui doit exclure la provocation et qui tient compte de la conscience des élèves dans la droite ligne de la "lettre de Jules Ferry aux instituteurs" (1883). Notre époque diffère cependant en ceci que l’Islam est aujourd’hui une religion implantée en France métropolitaine et peut se révéler susceptible. Il faut enseigner la liberté d’expression en montrant comment il a pu y être contrevenu, notamment avec les attentats de Charlie Hebdo, c’est ce qu’a fait Samuel Paty et l’on ne saurait l’en blâmer.
- Yves Thréard : Vous qui avez été ministre de l’Education nationale, estimez-vous que cette institution soutient suffisamment les enseignants ?
Jean-Pierre Chevènement : C’est un travail extrêmement délicat. Jean-Michel Blanquer a nommé des référents valeurs républicaines qui soutiennent les enseignants d’une manière générale et les conseillent. Je ne critique pas la politique du ministre, je considère qu’il fait le maximum.
- Yves Thréard : Un projet de loi confortant le respect des principes de la République a été présenté par le Gouvernement en Conseil des ministres en décembre 2020. Est-ce que cela vous étonne qu’il n’y soit pas fait mention du mot « Islam » ?
Jean-Pierre Chevènement : Il faut distinguer l’islamisme radical, qui est notre adversaire et qui doit être éradiqué, de l’Islam, qui est la religion d’1,8 milliard de personnes dans le monde qui la pratiquent de manière tranquille, et, en France, de manière républicaine, c’est-à-dire en se conformant aux règles de la République.
La laïcité n’est pas opposée aux religions, elle permet leur libre expression dans l’espace républicain, où les citoyens, à l’aide de leur raison, s’attachent ensemble à définir les sujets d’intérêt commun, dits d’intérêt général. Si l'on accepte ce principe de séparation, entre l’espace de transcendance et l’espace républicain, tout le monde s’en trouvera bien.
L’islam fait face à une crise à l’échelle mondiale, dont le président de la République a parlé. Des variantes islamistes se sont développées, notamment les Frères Musulmans en 1928 au lendemain de la chute du Califat ou encore le wahhabisme qui est le produit d’une alliance entre des imams religieux et la dynastie des Séouds. Les chocs pétroliers ont donné aux Wahhabites d’immenses pouvoirs financiers, leur permettant d’alimenter le monde de mosquées et d’imams formés à leur école. Il y a incontestablement quelque chose à revoir, et c’est un problème qui intéresse plus notre politique étrangère que notre politique intérieure.
- Yves Thréard : Ce projet de loi veut justement couper ces financements étrangers.
Jean-Pierre Chevènement : Le projet de loi veut rendre ces financements publics. Je crois que l’Arabie saoudite est entrain de prendre un virage ; je le souhaite. Mais il faudra le constater sur le terrain. La grande difficulté que va rencontrer ce texte, c’est qu’il ne traite pas de la formation des imams : leurs choix, leur habilitation et le cas échéant leur révocation. Si nous n’obtenons pas du Conseil français du culte musulman (CFCM) qu’il mette sur pied un conseil national des imams qui se dote de ce pouvoir, nous aurons fait chou blanc. Le grand danger de cette discussion, c’est qu’elle n’aborde pas ce sujet de fond en raison de la laïcité, c’est-à-dire la loi de 1905, qui nous interdit d’intervenir dans le champ de la religion. Mais il ne faut pas que la laïcité soit comme la morale de Kant dont on dit qu’elle a les mains pures mais qu’elle n’a pas de mains.
- Yves Thréard : Vous avez été président de la Fondation de l’Islam de France (FIF). C’est parfois difficile d’accorder toutes les associations, notamment lorsqu’elles ont des influences étrangères.
Jean-Pierre Chevènement : Il faut bien distinguer la Fondation de l’Islam de France, qui est une fondation laïque à vocation culturelle, des associations cultuelles et du CFCM, qui n’est d’ailleurs pas une association cultuelle mais plutôt un rassemblement de mosquées d’obédiences diverses qui tend à regrouper sur le territoire français des divisions qui tiennent aux pays d’origine. Il faut que le CFCM se réforme.
- Yves Thréard : Est-ce que le CFCM est entre les mains d’organisations radicales ?
Jean-Pierre Chevènement : Je ne dirais pas ça. Mais un système tournant a été organisé, faisant que le président est alternativement un Algérien, Dalil Boubakeur (2003-2008 puis de 2013-2015), un Marocain, Mohammed Moussaoui (2008-2013, 2020-) agrégé de mathématiques et professeur de l’enseignement supérieur, et enfin un Turc, Ahmet Ogras (2017-2019). Or cela n’est pas compatible avec la représentation des musulmans en tant que religion. Il faut que des imams désignent directement un président du Conseil des imams, qui prévoit les conditions dans lesquelles les imams peuvent être désignés, habilités et, le cas échéant, révoqués.
- Yves Thréard : Mais est-ce possible ?
Jean-Pierre Chevènement : Je crois que cela est possible avec de la bonne volonté, que nous n’avons pas depuis une vingtaine d’années. Je pense que nous n’éviterons pas l’usage de la loi. Elle sera nécessaire pour organiser l’Islam. Il faudra convaincre les laïcs purs : pour que la loi de 1905 soit appliquée, il faut qu’un certain nombre d’associations cultuelles soient rendues obligatoires afin qu’un contrôle puisse s’exercer sur ces sujets clés, notamment la formation des imams. Dans un pays qui a connu des attaques terroristes faisant plus de 300 morts depuis 2015, nous ne pouvons pas faire comme si cela n’existait pas. L’Etat est fondé à intervenir en tant que responsable de la sécurité publique, de la cohésion sociale et de la santé publique.
- Yves Thréard : Faut-il changer la loi de 1905 ?
Jean-Pierre Chevènement : Il faut la compléter pour tenir compte du fait que l’Islam n’était pas présent sur le territoire métropolitain. En dépit de la présence de l’Islam en Algérie, les pouvoirs publics ont, à l’époque, considéré que cette loi ne s’appliquait pas aux musulmans, la France pouvait ainsi salarier les kadis et les imams.
- Yves Thréard : L’actualité m’incite à changer de sujet. La gestion de la pandémie se fait à tâtons partout dans le monde. En France, le reproche est celui d’un excès de bureaucratie, est-ce votre opinion ?
Jean-Pierre Chevènement : L’administration, depuis qu’elle ne distribue plus de crédits, à tendance à produire des normes, au risque d’excès occasionnels. Toutefois, cela est parfois nécessaire, comme dans le cas de l’homologation des vaccins. On ne peut pas demander à l’administration, dans ce cas précis, de ne rien faire. Il est certain qu’un retard a été pris au départ. Toutefois, c’est une affaire qui se juge sur une année. Il est essentiel qu’à la fin de l’année, l’ensemble des Français qui le souhaitent, et j’espère qu’ils seront nombreux, soient vaccinés.
- Yves Thréard : Vous ferez-vous vacciner ?
Jean-Pierre Chevènement : Je le ferai pour l’exemple, bien qu’ayant eu la Covid-19 de manière asymptomatique je sois en principe vacciné ; mais je serai donc deux fois vacciné !
- Yves Thréard : Est-ce que le pouvoir exécutif a appréhendé correctement cette pandémie ?
Jean-Pierre Chevènement : L’exécutif a commis des erreurs au même titre que les pays voisins. Si l’on regarde le nombre de morts, on constate que la France se situe à un rang tout à fait honorable. Nous sommes derrières les Etats-Unis, la Grande-Bretagne, l’Italie et l’Espagne, et même l’Allemagne, qui se caractérise depuis le début de l’année par sa bonne gestion, a aujourd’hui plus de cas diagnostiqués que la France.
- Yves Thréard : La leçon de cette crise est-elle que nos services publics, parfois tant décriés (santé, éducation, sécurité, etc.), sont essentiels ?
Jean-Pierre Chevènement : Vous avez tout à fait raison. Toutefois, les services publics ont été réformés mais pas toujours dans le bon sens. Par exemple, avec les Agences régionales de santé (ARS), nous avons voulu faire des économies. Etait-ce vraiment l’axe majeur ? Est-ce que la prévention des pandémies, par exemple, a suffisamment occupé les décideurs ? Il en va de même pour l’Education nationale. Les questions de cohésion sociale, qui se traduisent dans les classes ou dans les incidents qui peuvent exister entre élèves et professeurs, nécessitent un traitement sérieux et solide. Il faut réformer la formation des professeurs, c’est un axe majeur.
- Yves Thréard : Certains, dans la classe politique notamment, disent que la France pèche par excès de Jacobinisme et de centralisme, qu’il faut faire davantage confiance aux élus locaux, est-ce votre regard également ?
Jean-Pierre Chevènement : Foutaise ! Le Jacobinisme a bon dos, les gens ne savent même plus ce que c’est ! Nous avons besoin d’une administration qui sache agir et être efficace. Cela n’exclut pas la décentralisation, mais il n’y a pas de solution bonne par elle-même. Regardez les pays décentralisés, comme les Etats-Unis, ils pâtissent fortement de cette crise. N’en faisons pas une affaire de doctrine politique.
- Yves Thréard : Vous avez récemment dit que vous ne voyez personne battre Macron en 2022, est-ce toujours votre opinion ?
Jean-Pierre Chevènement : Effectivement, je demande à ceux qui voient un candidat capable de battre Emmanuel Macron de le désigner. Pour le moment je ne le vois pas. Je ne dis pas qu’il ne peut pas exister, il peut très bien se produire qu’un troisième homme arrivé de nulle part surgisse sur le devant de la scène. L’exemple a été donné par Emmanuel Macron lui-même. Mais aujourd’hui, Emmanuel Macron est un homme dont on peut reconnaître l’intelligence et l’audace, bien qu’il ne soit peut-être pas compris par une partie des Français. C’est cette absence de pédagogie à laquelle il doit remédier. Par exemple, lorsqu’il dit qu’il faut reconquérir notre indépendance industrielle et technologique, il faudrait dire comment, car aujourd’hui la loi reste l’approvisionnement dans les pays à bas coûts. Si l’on regarde les textes européens, ils sont imprégnés d’une philosophie de la concurrence pure, parfaite et non faussée. Il y a quelque chose qui ne va pas. Il faut mettre des réalités derrière les paroles : il faut des actes, des orientations. En d’autres termes, il faut quelque chose de convaincant : c’est ce que demande le peuple.
- Yves Thréard : Emmanuel Macron a récemment dit qu’il était gaullo-mitterrandien. Est-ce possible ?
Jean-Pierre Chevènement : C’est une expression forgée par Hubert Védrine, qui a surtout pour but de s’opposer à la tendance illustrée par M. Kouchner à la tête du ministère des Affaires Etrangères sous le quinquennat de Nicolas Sarkozy et poursuivie par Jean-Yves Le Drian. Cette tendance allait plutôt vers l’ingérence et, au nom d’un occidentalisme mal pensé, voulait imposer la démocratie. Or il convient de parler de cette époque au passé, car les Américains ont décidé de mettre fin aux guerres en chaînes et débuté un vaste processus de retrait, d’Afghanistan, d’Irak de Syrie, etc.
Par conséquent, je crois que c’est une expression un peu à contre-emploi, qui date d’une période ancienne. Elle a un sens si on veut s’opposer à un occidentalisme frénétique qui nous alignerait systématiquement sur les Etats-Unis. La bonne ligne, c’est l’indépendance, qui veut que nous défendions nos intérêts en refusant de s’aligner systématiquement sur le grand frère.
- Yves Thréard : Faut-il retirer nos troupes du Sahel ?
Jean-Pierre Chevènement : Nous ne pouvons pas nous retirer comme cela. Il faut prévoir le maintien d’une force, même modeste, et aider les pays du Sahel à se gérer eux-mêmes, à régler en interne leurs propres affaires et à se constituer des armées et devenir des Etats dignes de ce nom. Je dis cela depuis très longtemps.
- Yves Thréard : Nous allons continuer avec Alban Barthélemy et les questions des internautes.
- Alban Barthélemy : M. Chevènement, vous êtes représentant spécial de la France pour la Russie. C’est Emmanuel Macron qui vous a confié cette responsabilité. Sylvie2 se demande : "Pourquoi faudrait-il traiter la Russie différemment d’autres régimes autoritaires comme la Chine par exemple ?"
Jean-Pierre Chevènement : La Russie est un grand pays européen et a été l’allié de la France durant les deux guerres mondiales. Nous entretenons des coopérations lancées par le Général de Gaulle, qui continuent de fructifier dans des secteurs de pointe. Je pense à l’aéronautique, au spatial ou encore à l’atome. Par conséquent, il faut prendre la Russie pour ce qu’elle est : un grand pays, et non pas l’hyperpuissance qu’elle a été. Il ne faut ni tout craindre ni tout attendre de la Russie : ce sont les deux erreurs à éviter. La Russie fait partie de la famille des peuples européens mais nous l’avons repoussée vers la Chine par des sanctions mal pensées. Un jour, la Russie pensera à revenir vers l’Europe. C’est ce qu’Emmanuel Macron avait en tête lorsqu’il a invité Vladimir Poutine à Brégançon.
- Alban Barthélemy : Steeve sur le Figaro.fr vous demande comment relancer l’industrie en France.
Jean-Pierre Chevènement : Il faudrait d’abord un ministère de l’Industrie digne de ce nom, ce n’est plus le cas aujourd’hui, avec des équipes d’ingénieurs compétents qui connaissent les dossiers. Ensuite il faudrait se doter d’un faisceau de moyens : crédits d’Etat, mesures fiscales, dispositions normatives, orientations de la politique industrielle européenne, avec le remarquable Commissaire au Marché intérieur Thierry Breton. Il y a là un faisceau de moyens permettant d’orienter notre politique vers les secteurs que nous souhaitons développer, comme la robotique ou encore la recherche médicale, ou pharmaceutique, que vous avons laissée se délocaliser. Etait-ce bien sage d’accepter que la moitié de notre industrie soit envoyée de l’autre côté de la terre ? C’était la loi de la maximisation du profit pour l’actionnaire, mais était-ce bien intelligent ? Nous sommes dans une situation où la quasi totalité des produits fondamentaux en pharmacie viennent de Chine ou d’Inde. Pour l’agriculture, la France a longtemps été excédentaire, mais aujourd’hui, s’il n’y avait pas les boissons, nous serions en déficit. Je pourrais multiplier les exemples, car nous avons laisser partir des fleurons magnifiques de notre industrie : avant Alstom, Pechiney, Arcelor devenu Arcelor-Mittal, Rhône-Poulenc, Technip, Lafarge, etc. Tous les noms ne me viennent pas à l’esprit, ils me reviennent comme ça, le nombre de pépites que nous avons laissées disparaître est considérable : cela fait mal ! Par exemple Technip, qui est une création de l’Institut Français du Pétrole (IFP), soit une institution publique qui s’est faite sur fonds publics, et qui est l’un des majors de la recherche pétrolière, mais que nous avons vendue pour une bouchée de pain aux Américains.
- Alban Barthélemy : Nous avons une question de comparaison internationale d’un internaute, qui dit que la France ne gère pas mieux la crise de la Covid-19 que les Etats-Unis et vous demande ce que vous pensez de la situation outre-Atlantique.
Jean-Pierre Chevènement : Je pense que la France fait mieux que les Etats-Unis pour l’instant, et j’espère qu’avec le vaccin, qui est la réponse scientifique à cette crise, nous pourrons mieux maîtriser cette crise. En ce qui concerne la situation aux Etats-Unis, j’évite le plus possible de m’ingérer dans les affaires des pays étrangers. Ce sont leurs affaires, c’est une situation complexe sur laquelle il y aurait beaucoup à dire. Je pense néanmoins qu’il faut respecter les règles de la démocratie, M. Trump a été battu, c’est l’avis des Cours et de la Cour Suprême, il faut en tirer les conséquences.
- Yves Thréard : Merci Monsieur Chevènement d’avoir répondu à nos questions pour Le Figaro dans Le Talk.
Source : Le Talk - Le Figaro Live