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"On fait comme si la France ne pouvait qu'emboîter le pas à l'Allemagne"


Entretien de Jean-Pierre Chevènement à Marianne2.fr (1ère partie), mardi 3 janvier 2012.


"On fait comme si la France ne pouvait qu'emboîter le pas à l'Allemagne"
Marianne2.fr: La BCE vient de prêter 489 milliards aux établissements bancaires à un taux très avantageux. Même si ce dispositif permettait de faire baisser le taux des emprunts souverains, il octroie aux banques la possibilité de réaliser des plus-values faciles avec un risque minimal. Est-il normal qu’à chaque étape de la crise, l’argent public, en l’occurrence celui de la BCE refinance les banques avant de laisser les états subir les ukase des agences de notation ?
Jean-Pierre Chevènement:
C’est un effet peut-être pervers, mais peut-être aussi délibéré du dogmatisme qui a présidé à la définition de l’architecture de la zone euro : la Banque centrale peut prêter aux banques de manière illimitée mais elle ne peut pas prêter aux Etats, contrairement à ce qui se fait aux Etats Unis au Japon ou en Grande Bretagne. Cette règle résulte du fait que ce sont les Allemands, en l’occurrence Karl-Otto Pöhl, alors gouverneur de la Bundesbank, qui ont dicté les règles de la monnaie unique à Jacques Delors lequel les a fait ensuite entériner par le conseil européen de Madrid en juin 1989. Naturellement, le traité de Maastricht en décembre 1991 a repris cette rédaction. La BCE n’a qu’une seule mission, la lutte contre l’inflation. En d’autres termes, on a transposé à la monnaie unique européenne les règles régissant le Deutsche Mark et la Bundesbank allemande.

A l’arrière-plan de ces règles c’est la hantise de l’inflation qui s’exprime, issu du traumatisme subi par les épargnants allemands en 1948, au moment de la création du Deutsche Mark, quand 85% de leurs avoirs en banque ont été confisqués. La psychorigidité allemande s’inscrit ainsi dans l’histoire particulière du pays.

Mais la monnaie forte convient aussi à l’économie allemande du fait de sa puissance industrielle et de son tissu très développé de grandes entreprises et de PMI bénéficiant de positions monopolistiques à l’échelle mondiale (voitures haut de gamme, bien d’équipement, chimie fine). L’erreur, si erreur il y a eu, a été de considérer qu’une monnaie faite pour l’Allemagne car l’euro est un mark bis, pouvait s’appliquer aux autres pays européens.

Reste que cette malformation congénitale a engendré les conséquences bizarres que vous avez décrites. Les banques peuvent emprunter à 1% à la banque centrale et prêter à 4-5-6% aux Etats.

Cette psychorigidité allemande est cependant paradoxale : elle s’applique aux finances publiques mais épargne la gestion privée : si les banques sont en difficulté, n’est-ce pas aussi à cause de leur gestion, qui les a conduites à prendre des risques que le marché pourrait sanctionner ?
Vous avez raison : c’est ce qui a amené à relever les ratios prudentiels en matière de fonds propres (normes dites de Bâle III), mais la réalité qui s’impose dans l’immédiat est l’existence d’un risque de « crédit Crunch » : les banques refusent de se prêter entre elles. C’est pour éviter ce risque que la BCE ne met aucune limite à leur financement

On voit arriver des technocrates bruxellois ou des banquiers centraux ou privés à la tête des Etats en Grèce et en Italie. Sommes nous encore en démocratie ? Pensez-vous que la politique joue encore un rôle dans la destinées des nations et qu’est ce qui nous permet de l’espérer actuellement ?
Les marchés financiers ont évidemment imposé des changements politiques à la tête de la Grèce de l’Italie mais même de l’Espagne et du Portugal où les gouvernements ont été conduits à procéder à des élections anticipées. Toute la bien-pensance a applaudi à l’esprit de sacrifice de Monsieur Zapatero qui a, en fait, transmis le pouvoir de façon anticipée à M. Rajoy.

J’observe néanmoins qu’en Grèce comme en Italie, les partis politiques représentés au Parlement se tiennent en embuscade. En Grèce, le Pasok a conservé ses sièges au gouvernement et la plupart des ministères-clés malgré l’ouverture vers la droite et l’extrême droite. De même, si M. Monti n’a composé qu’un gouvernement de technocrates, M. Berlusconi n’a pas dit son dernier mot. Je ne crois pas que cette victoire des marchés financiers soit durable. D’abord parce que les politiques imposées de l’extérieur par Mme Merkel M. Sarkozy et les institutions européennes conduisent l’Europe toute entière à une récession généralisée. Les technocrates qui ont pris le pouvoir sont à la merci d’un vote de défiance ou d’une élection malheureuse. Nous entrons dans une ère de forte instabilité sociale et politique : il y aura des élections générales en 2012 en France et en Grèce, et en 2013 en Allemagne et en Italie.

Quel bilan faut-il tirer du règne de Jean-Claude Trichet ? Globalement négatif ?
Le même bilan que celui de la monnaie unique. Au moment où celle-ci fait naufrage, on célèbre à grands sons de trompe les accomplissements de M. Trichet. J’ai même entendu Valéry Giscard d’Estaing lui promettre un avenir de ministre des finances européen !

M. Trichet a conduit une politique monétaire qui a laissé s’envoler excessivement le cours de l’euro. La surévaluation de l’euro est l’une des explications du taux de chômage de la zone euro, qui avoisine les 10% de la population active. M. Trichet répondra que son action est conforme au mandat que lui a donné le traité de Maastricht. La BCE considère que, pour maintenir durablement le taux de l’inflation annuel en deçà de 2%, la politique économique implique un taux de chômage d’environ 9%. Cette théorie implicite, jamais écrite dans les traités est la philosophie du conseil des gouverneurs de la BCE : c’est le NAIRU (Non accelerating inflation rate of unemployement taux de chômage n’accélérant pas l’inflation). M. Trichet a donc raison : le Traité de Maastricht est désastreux, et il est en effet son meilleur défenseur. C’est l’histoire du pont de la rivière Kwaï. M. Trichet me fait penser à cet officier britannique qui, dans la forêt birmane, réalisait la prouesse technique de construire un pont au service de l’envahisseur japonais. Bravo Trichet donc, mais pas bravo Maastricht !

Pensez-vous, comme certains le suggèrent, tel Emmanuel Todd, qu’il faut annuler la dette des pays développés?
Cela rejoint l’option que je préconise de la dette perpétuelle : une dette qui se renouvellerait constamment et dont la souscription ne serait plus le monopole des banques mais serait ouverte aux particuliers comme au Japon.

Depuis le début de la crise, Nicolas Sarkozy ne semble s’être vraiment intéressé qu’à aboutir à des positions communes avec l’Allemagne, comme si notre diplomatie devait se « merkéliser ». Ne conviendrait-il pas de discuter avec d’autres pays, comme l’Italie, l’Espagne ou le Portugal ?
Cette observation est juste. Mais elle omet le fait que tous ces autres gouvernements, comme le nôtre d’ailleurs, sont soumis à la pression des marchés financiers. Un pas de côté et voilà leurs taux d’emprunt qui s’élèvent. Tout se passe comme si la France à notre époque et c’est la conséquence du choix de la monnaie unique, n’avait plus d’autres destin que d’emboiter le pas à l’Allemagne. Or, si celle-ci s’accommode d’une monnaie forte, il n’en va pas de même pour la France pour des raisons qui tiennent à la fois à sa démographie et à ses structures industrielles. La démographie : nous avons chaque année 160 000 naissances de plus que l’Allemagne. Ses structures industrielles : la France a généré des grands groupes internationalisés, 18 parmi les 200 premiers mondiaux plus que l’Allemagne (une douzaine), mais elle l’a fait au détriment de son tissu de PME-PMI que les gouvernements successifs n’ont pas su protéger malgré les politiques dites de filières que j’ai jadis cherché à mettre en œuvre.

Enfin et surtout ces grands groupes font leurs bénéfices et réinvestissent à l’étranger. Ils ne renvoient pas l’ascenseur. On admirera à contrario le souci de la cohésion industrielle et sociale du patronat et des syndicats allemands.

L’éclatement de l’euro n’est-il pas la seule solution permettant d’ajuster la monnaie de chaque pays à sa situation, de façon à pouvoir renouer avec la croissance, quitte à passer par une étape difficile ?
Je n’étais pas partisan d’une telle issue, qui, si elle n’est pas organisée, peut déboucher sur des convulsions graves : dévaluations sauvages, défauts des Etats, faillites des banques et des entreprises. Mais pour sauver la monnaie unique il aurait fallu réviser profondément son architecture : permettre à la BCE des politiques de création monétaire, lancer un grand plan européen d’investissement fondé sur l’emprunt, susciter dans les pays dont la compétitivité le permet, des politiques de relance salariale modérée. Nous nous heurtons ici encore à la psychorigidité allemande. Est-il possible de la contourner ? Un succès limité a été obtenu grâce à la mise en œuvre de politiques non conventionnelles de la BCE. Depuis mai 2010, la BCE rachète en petite quantité des titres de dette émis par les Etats que les marchés mettent sous tension. Mais cette politique n’a pas permis de casser la spéculation. L’Italie de M. Monti doit financer au taux de 7 % ses emprunts à dix ans. C’est pourquoi j’ai proposé un plan B dans un livre paru voici trois mois (1) : négocier la mutation de l’euro de monnaie unique en monnaie commune. L’euro demeurerait comme monnaie de réserve internationale et devise utilisable dans les échanges internationaux mais il deviendrait un panier de monnaies nationales. Bref, on recréerait un système monétaire européen bis sous un toit monétaire commun avec un euro dont le cours rejoindrait sans doute assez vite son cours de lancement : un euro pour 1,16 dollar. Un courtier japonais Nomura a étudié cette solution qui serait tout à fait praticable en cas de défaut italien, pour peu qu’elle ait été préparée à l’avance. Une telle dévaluation d’environ 10 % de l’euro transformé en monnaie commune permettrait une reprise européenne en même temps que la correction des déséquilibres commerciaux intracommunautaires. On ne dira jamais assez qu’un excédent allemand de 150 à 200 milliards d’euros réalisé à plus de 60% sur la zone euro est pour celle-ci un puissant facteur de déséquilibre. Je rappelle que la France a enregistré en 2011 un déficit commercial de 75 milliards dont 25 environ sur l’Allemagne et une trentaine sur la Chine.

Vous affirmez entrevoir les clefs d’une approche différente de la relation franco-allemande. En quoi pourriez-vous obtenir des résultats meilleurs que ceux obtenus par les différents gouvernements depuis dix ans ?
Une chose est sûre : les destins de la France et de l’Allemagne sont liés. Avec l’Allemagne il faut une dialogue permanent. Ne jamais rompre le contact. Or, je constate que la plupart de nos hommes politiques connaissent très mal ce pays et n’ont pas réfléchi à ce que pourrait être une véritable solidarité de destin entre la France et l’Allemagne. Il est vrai que la situation aujourd’hui n’est pas simple. Comme l’avait prévu le chancelier Kohl, l’Allemagne est devenu le n° 1 en Europe, par sa démographie, son industrie son excédent commercial, sa position géocentrée et l’influence prépondérante qu’elle exerce non seulement dans les pays d’Europe centrale mais également en Ukraine, en Russie au Kazakstan, etc.

L’Allemagne a-t-elle un projet ? Thomas Mann faisait remarquer que l’Allemagne était trop grande pour ne pas chercher à dominer l’Europe, mais aussi trop petite pour y parvenir. A défaut d’Europe allemande il prônait une Allemagne européenne. Je constate que depuis 20 ans, l’Allemagne est passée du point de vue de ses représentations, du postnational cher à Jürgen Habermas, à une situation de nation normale qui défend ses intérêts propres tels qu’elle les définit à tort ou à raison : mercantislisme commercial, monnaie forte, etc. Avec la sortie du nucléaire, l’Allemagne met les gaz à l’Est, dans un rapprochement privilégié avec la Russie.

L’Allemagne a eu besoin de l’Europe pour sa réunification, celle-ci est accomplie, la jurisprudence de la Cour constitutionnelle de Karlsruhe affirme d’une manière non ambiguë la souveraineté nationale recouvrée du peuple allemand et les droits du Bundestag. Cette façon d’être était inévitable et elle est tout à fait normale. La question que je pose est simplement de savoir si l’Allemagne ne définit pas ses intérêts de manière trop étroite, quasi « sollipsiste ». L’Allemagne par exemple peut-elle imposer à toute l’Europe une monnaie qui de toute évidence ne convient pas aux autres ? Est-il raisonnable de faire reposer sur l’OTAN seule la défense de l’Europe alors que les Etats unis se tournent de plus en plus vers l’Asie ? Avec le nouveau projet de traité européen dont les bases ont été posées le 9 décembre dernier, M. Sarkozy s’est engagé à réduire de cinq points de PIB, soit 100 milliards d’euros, notre déficit public à l’horizon 2016 : c’est la certitude d’une stagnation de longue durée, la France n’est pas le brillant second de l’Allemagne. Elle devient une sorte de « Junior Partner » ! Ce n’est pas acceptable ! Finalement, la souveraineté nationale n’était pas une mauvaise invention. Comme disait le général de Gaulle, elle est l’art de rendre égales les choses inégales.

A mon sens nous n’avons jamais discuté sérieusement avec l’Allemagne de ce que pouvait être une Europe européenne, pour parler comme le Général de Gaulle. Ce ci explique pourquoi nous n’avons ni politique économique européenne commune ni politique énergétique, ni politique militaire (voir la question des armes nucléaires) ni politique extérieure (voir l’Union pour la Méditerranée et la Lybie). Je crains que l’Allemagne, si elle mène une politique de « cavalier seul », n’agisse comme accélérateur du déclin européen au plan démographique, économique, diplomatique et même moral avec la vogue de l’idéologie de la peur qui a fleuri Outre Rhin (principe de précaution, « heuristique de la peur », « société du risque », etc.) et qui n’est pas sans rencontrer d’échos de ce côté-ci.

(1) Sortir la France de l'impasse (2011, Fayard)

Propos recueillis par Philippe Cohen

Source : Marianne2.fr

Lire la 2nde partie de l'entretien à Marianne2.fr


Rédigé par Chevenement.fr le Mardi 3 Janvier 2012 à 15:40 | Lu 3104 fois



1.Posté par France RÉPUBLIQUE le 03/01/2012 21:50
Bien évidemment, JPC sera voué aux gémonies par la Doxa pour oser émettre l'idée que l'Allemagne n'est pas nécessairement la partenaire désinteressé célébré par la quasi-intégralité de la classe politique française.

Même un Hubert Védrine, que l'on ne saurait taxer d'anti-européisme, dit et répète qu'il faut cesser, à tout bout de champ, d'entonner les péans de l'alliance franco-allemande ne serait-ce que parcequ'il n'en est jamais question Outre-Rhin, dans les discours politiques allemands.
L'Allemagne poursuit strictement ses interêts nationaux, et force est de constater qu'ils ne corroborent pas les interêts nationaux français : merci, JPC, de le dire.

2.Posté par Thierry MERLAUD le 06/01/2012 01:29
Discours à lire et relire, de plus ce discours sera hélas toujours vrai.
L'Allemagne ne partage rien. C'est elle et elle seule qui décide. Nous devenons des suivistes !
Les Allemands sont des pragmatistes alors que nous Français sommes des idéalistes. Cela ne marchera jamais entre nous dans une union constructive, la meilleure preuve c'est bien l'Europe qui est vassalisée de plus en plus par les Allemands. Les rapports avec les Allemands sont faux, malgré les guerres, ils n'ont rien compris au partage et à la construction d'une Europe solidaire et innovante. Aujourd'hui je doute fortement que l'Allemagne comme l'Angleterre aussi, aient été les partenaires idéales pour construires cette fameuse idée. Nous aurions plus d'intérêt à construire une force méditerranéenne où des pays jeunes et émergents démocratiquement ont besoin de nous.

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