La décision quant à la conclusion du cycle de Doha a été reportée à la demande de la nouvelle Administration américaine qui a demandé un délai pour pouvoir examiner ce qu’il y a sur la table.
Ce report est une relativement bonne nouvelle car, comme l’Europe, les Etats-Unis, depuis Roosevelt, protègent leur agriculture. Ils n’ont d’ailleurs pas maintenu le découplage des aides qu’ils ont introduit pendant deux ans. Ce report nous donne un délai de réflexion opportun avant la révision de la politique agricole commune prévue après 2013.
L’agriculture, en effet, comme les industries lourdes, exige des investissements à long terme. Les éleveurs qui quittent leurs exploitations ne se remplacent pas. La population active agricole dans le monde représente encore plus de deux hommes sur cinq. Elle est souvent majoritaire dans les pays du Sud, comme en Chine ou en Inde ou en Afrique. En Europe, la moyenne exploitation agricole façonne la plupart de nos paysages. L’alimentation enfin est une préoccupation qui s’impose prioritairement à tout gouvernement en quantité et en qualité.
(l'intégralité de l'intervention de Jean-Pierre Chevènement en vidéo)
Ce report est une relativement bonne nouvelle car, comme l’Europe, les Etats-Unis, depuis Roosevelt, protègent leur agriculture. Ils n’ont d’ailleurs pas maintenu le découplage des aides qu’ils ont introduit pendant deux ans. Ce report nous donne un délai de réflexion opportun avant la révision de la politique agricole commune prévue après 2013.
L’agriculture, en effet, comme les industries lourdes, exige des investissements à long terme. Les éleveurs qui quittent leurs exploitations ne se remplacent pas. La population active agricole dans le monde représente encore plus de deux hommes sur cinq. Elle est souvent majoritaire dans les pays du Sud, comme en Chine ou en Inde ou en Afrique. En Europe, la moyenne exploitation agricole façonne la plupart de nos paysages. L’alimentation enfin est une préoccupation qui s’impose prioritairement à tout gouvernement en quantité et en qualité.
(l'intégralité de l'intervention de Jean-Pierre Chevènement en vidéo)
C’est pourquoi nous ne pouvons qu’être inquiets en lisant les propos de M. Lamy, directeur général de l’OMC le 10 mai 2009 :
« L’intégration mondiale en matière agricole nous permet d’envisager l’efficience au-delà des frontières nationales … en déplaçant la production agricole vers les lieux plus appropriés. » M. Lamy précise que les rendements sont généralement plus élevés sur les grandes propriétés foncières que sur les petites exploitations. « Nous devons nous rappeler, ajoute-t-il, que les frontières nationales n’ont été définies par rien d’autre qu’un long jeu historique de chaises musicales. »
Ce mépris des sociétés rurales et des communautés historiquement constituées que sont les nations est tout à fait caractéristique de la pensée libérale la plus dogmatique. Malheureusement c’est cette pensée dogmatique qui domine les travaux de l’OMC appliqués à l’agriculture. Trois orientations dominent la négociation :
- l’amélioration de l’accès aux marchés,
- la réduction tendant vers l’élimination des subventions à l’exportation,
- la réduction substantielle des mesures de soutien interne « ayant pour effet de distordre les échanges », tout se passant comme si un libre-échangisme sans frontières et des prix qui sont bien souvent des prix de braderie devaient servir d’étalon ou de paradigme aux politiques agricoles.
Ainsi la négociation se déroule-t-elle dans un cadre libéral fixé à l’avance. Si le projet de libéralisation des marchés agricoles s’était concrétisé avant 2006, on peut être sûr que la crise alimentaire de 2007-2008 aurait été beaucoup plus grave. Cette orientation « laissez-fairiste » pèse évidemment dès aujourd’hui sur l’adaptation de la politique agricole européenne commune et déboucherait à terme en 2014 sur son démantèlement, s’il n’y était mis bon ordre d’ici là.
Il est regrettable que, sous présidence française, les 11 et 12 décembre 2008, dans le cadre d’un « bilan de santé de la PAC », la décision ait été prise de relever de 1% chaque année les quotas laitiers, en attendant leur suppression définitive en 2014. Cette décision était particulièrement inopportune, compte tenu de la chute des prix du lait, d’environ 50% depuis leur pic à l’automne 2007. Plus généralement la réduction des droits de douane qui résulterait d’un accord à l’OMC se traduirait par des importations massives de viande bovine, ce qui pénaliserait un grand nombre de petites et moyennes exploitations françaises dans des régions de moyenne montagne.
Certes la PAC actuelle est critiquable. Elle a été minée dès le départ par la fixation de prix irréalistes et mal hiérarchisés. Devant des excédents imprévus à l’origine, il a été mis fin à la politique de soutien des marchés. La politique agricole commune, révisée en 1992 à l’initiative du Commissaire Mac Sharry, a instauré des paiements directs aux agriculteurs, en contrepartie de baisses de prix drastiques.
Les réformes ultérieures, en 1999 et 2003, ont persévéré dans la même voie : celle du découplage des soutiens et des prix en favorisant des rentes de situation rigides, au prorata des surfaces exploitées, sans aucune modulation liée à la conjoncture ou aux productions qu’il eût fallu ou non encourager. Il faut rompre avec la pensée libérale dogmatique qui gouverne une politique agricole commune inefficace, coûteuse, et par conséquent fragile. Il faut, pour cela, fonder la future politique agricole commune, de l’après 2013, sur un concept cohérent basé sur l’objectif d’une relative autosuffisance alimentaire de l’Europe.
Les grands pays d’Asie dont la population dépasse le milliard chercheront leur sécurité alimentaire, sans qu’on puisse exclure qu’ils deviennent, au-delà de la crise économique actuelle et au fur et à mesure de leur industrialisation, des importateurs de produits agricoles, du fait de la rareté de leurs ressources en terres et en eau et de la montée de classes moyennes, dont les habitudes alimentaires se modifieront profondément. Ces pays devront limiter ces importations pour privilégier leurs propres producteurs qui représentent encore plus de la moitié de leur population active. C’est ainsi qu’on a déjà vu l’Inde, l’an dernier, refuser la conclusion du cycle de Doha plutôt que de sacrifier ses 700 millions de petits agriculteurs. Si ces pays acceptaient que leurs paysans quittent leurs terres, l’exode rural ne se dirigerait pas seulement vers leurs villes. Il contribuerait aussi à gonfler le nombre des migrants vers nos pays.
Comme l’a fort bien écrit M. Pierre Lelong, ancien directeur du Fonds de régularisation des marchés agricoles, prenant le contrepied de M. Lamy : « La théorie des avantages comparatifs ignore le fait qu’à l’échelle planétaire, les hommes et les sociétés ne sont guère délocalisables ». Quant aux Etats-Unis ils ne peuvent à la fois soutenir un libéralisme de principe, subventionner leur agriculture et inonder de leurs produits les économies des pays les moins avancés.
Il faut donc revenir à des notions simples :
1. D’abord admettre qu’il n’y a pas de vérité en matière de prix agricoles en dehors d’une zone géographique donnée, tant les paramètres sociaux, géographiques et environnementaux sont nombreux et hétérogènes. Il y a quelque chose de juste dans la recherche d’une certaine autosuffisance agricole à l’échelle de grandes régions du globe : non que le marché n’ait plus aucun rôle à jouer, mais ce rôle, s’il n’est pas marginal, ne saurait être essentiel. Le commerce agricole ne représente d’ailleurs qu’une faible partie de la production agricole et moins du dixième du commerce mondial. C’est dire que l’exception libre-échangiste britannique telle qu’elle a existé depuis 1846 ne peut se comprendre que dans le cadre d’un monde organisé pour le plus grand profit de la puissance impériale dominante qu’était alors le Royaume-Uni.
2. En second lieu, il faut dire que l’intervention sur les marchés et donc par les prix, est la façon la moins coûteuse et la plus efficace de soutenir le revenu des agriculteurs et d’orienter les productions. Il faudrait donc rompre avec le système qui privilégie les aides directes. Or, c’est justement pour se conformer aux exigences de l’OMC, celui d’aides censées « ne pas distordre la concurrence », qu’on remplit des « boites vertes » de mesures budgétaires coûteuses et à l’efficacité problématique. Or, l’évolution probable des prix agricoles vers une hausse modérée à long terme, telle qu’elle résulte d’une prévision récente de l’OCDE et de la FAO, offre une opportunité exceptionnelle pour revenir aux concepts raisonnables qui fondaient la première politique agricole commune.
3. En troisième lieu, cette action doit être conçue en terme de régularisation plutôt que de soutien, en fonction d’une grille de prix ne s’écartant pas trop, par souci d’économie, des prix internationaux observés sur le long terme, et tenant compte de multiples paramètres régionaux (hommes, terroirs, ressources en eau, débouchés, etc.).
4. En quatrième lieu, les mécanismes de régularisation doivent, autant que possible, associer les producteurs d’une manière décentralisée et converger avec les actions de conversion et d’orientation nécessaires.
Bref, il faut trouver un équilibre, à travers des prix modérés, entre les exigences de la cohésion à l’intérieur de l’Union européenne et le souci de nos relations avec les pays tiers, sans oublier le cas spécifique des pays d’Afrique.
Pour élaborer un concept cohérent, à même de fonder une PAC renouvelée et viable, il faut donc partir d’une idée simple : le monde de demain ne sera pas celui des marchés agricoles unifiés sur lesquels s’effectuerait l’essentiel des transactions en fonction de prix internationaux variables et difficilement prévisibles. L’agriculture ne peut s’accommoder d’aussi grands aléas.
Le monde de demain sera composé de quelques grands espaces agricoles dont il faudra organiser les relations commerciales. Chacun d’eux recherchera autant qu’il le pourra à atteindre une certaine autosuffisance. Mais la dépendance par rapport aux marchés et donc aux prix internationaux ne s’exercera qu’à la marge. Une telle orientation permettrait de sauver les paysanneries européennes ou plutôt ce qu’il en reste. Cela éviterait un immense gaspillage, car il sera coûteux et difficile de rebâtir des systèmes agricoles, après qu’on les aura laissé péricliter voire disparaître. Une telle orientation doit commander notre attitude dans les négociations à l’OMC.
Disons les choses clairement : ces négociations ont été mal engagées sur des bases faussées dès l’origine.
Le projet de l’OMC concernant l’agriculture de juillet 2008 était fondé, je le rappelle :
1. sur la réduction globale du soutien interne censé avoir des « effets de distorsion sur les échanges » ;
2. sur une réduction des tarifs empêchant le libre accès aux marchés ;
3. sur la suppression des aides à l’exportation.
Comme chacun le sait, ce projet n’a pas abouti à ce jour et le Directeur général de l’OMC l’a remis en chantier, sans pour autant s’écarter des principes qui le fondent, à savoir la théorie libérale des avantages comparatifs.
1. C’est ainsi que la mesure globale de soutien (MGS) censée fausser les échanges devrait être réduite de 80% pour l’Union européenne, 70 % pour les Etats-Unis et le Japon, 55 % pour le reste. Ces réductions auraient été mises en œuvre sur cinq ans pour les pays développés, huit ans pour les pays sous-développés.
Trois observations s’imposent à ce stade :
a) L’Union européenne est le continent le plus pénalisé.
b) Les pays en voie de développement constituent une catégorie fourre-tout : on y trouve aussi bien certains pays du groupe de Cairns que les pays les moins avancés. Ce choix privilégie les grandes exploitations latifondiaires au détriment de la moyenne exploitation agricole européenne.
c) Enfin, les réductions s’appliquent pour l’essentiel à la catégorie « orange » et épargne la catégorie dite « verte », c’est-à-dire les aides découplées du revenu. Conclure sur ces bases la négociation engagée à l’OMC ce serait figer la politique agricole commune qui repose déjà, pour l’essentiel, sur le découplage des aides d’avec la production et la fragiliser gravement pour l’avenir.
L’Union européenne ne devrait pas accepter de conduire à l’OMC un accord qui l’empêcherait de revenir à un système d’aides plus raisonnable, fondé principalement sur des prix garantis modérés à la production. Un tel système éviterait le gaspillage et permettrait de réduire le coût de la PAC, dans des conditions qui seraient à la fois conformes aux intérêts de la France, compte tenu des avantages agricoles naturels dont elle dispose et à celui des paysanneries européennes, et acceptable pour nos partenaires européens.
2. Par ailleurs, les réductions de tarifs selon la méthode de l’étagement frapperaient plus sévèrement l’Union européenne que ses concurrents potentiels. Pour l’Union européenne, l’abaissement prévu est de :
- 70 % pour les tarifs supérieurs à 75 %
- 64 % pour les tarifs compris entre 50 % et 75 %
- 57 % pour les tarifs compris entre 20 % et 50 %
- 50 % pour les tarifs inférieurs à 20 %
Il resterait peu de choses de la protection tarifaire pour l’agriculture européenne. Par comparaison, les pays dits en voie de développement, parmi lesquels des grands pays comme le Brésil verraient abaisser de :
- 46,7 % les tarifs supérieurs à 130 %
- 42,7 % les tarifs compris entre 80 % et 130 %
- 38 % les tarifs compris entre 30 % et 80 %
- 33,3 % les tarifs inférieurs à 30 %
C’est donc d’un véritable démantèlement tarifaire qu’il s’agirait pour l’Europe et de surcroît asymétrique, avec des pays comme le Brésil disposant d’avantages comparatifs supérieurs aux nôtres.
La politique agricole commune initiale avait été fondée sur le principe des prélèvements à l’importation, remplacés, sous la pression de l’OMC, par des droits de douane, d’abord variables, puis fixes. Le dernier acte serait accompli avec le véritable démantèlement tarifaire dont le projet de l’OMC a dessiné la perspective. Si on peut admettre que les PMA d’Afrique disposent de contingents tarifaires en franchise de droits, il est légitime de protéger nos agriculteurs contre la concurrence de « pays neufs » qui pour des raisons géographiques peuvent produire à très bas coût.
3. Une troisième catégorie de mesures concerne l’élimination d’ici 2013 de subventions à l’exportation, à commencer par leur réduction de moitié dans une première étape. Il n’est pas du tout certain que ces mesures bénéficient aux agriculteurs de pays les moins avancés qui, en cas de famine ou de crise alimentaire grave ou même de pénurie structurelle, peuvent avoir besoin d’importer à bas prix. Il faudrait veiller qu’au-delà de l’aide alimentaire d’urgence, nos exportations vers les grands pays importateurs de demain ne seront pas handicapées. La visibilité manque pour prendre aujourd’hui de pareils engagements. Mais j’admets que plutôt qu’aux subventions à l’exportation on préfère développer les possibilités de stockage pour reporter la production sur une période moins excédentaire. Une certaine régulation de la production éviterait d’ailleurs tout écart durable entre production et consommation.
D’une manière générale il faut opposer au libre-échangisme doctrinaire le principe d’une concurrence équitable dans les échanges internationaux. Nous voyons les produits industriels fabriqués dans les pays à bas coût envahir nos marchés à des prix de dumping, qu’il s’agisse de dumping social, monétaire ou environnemental. La France et l’Europe seraient bien inspirées de ne pas poursuivre dans le domaine agricole le désarmement unilatéral auquel elles ont procédé en matière industrielle.
De lourdes menaces pèsent sur l’avenir de l’agriculture française à l’OMC et au niveau européen dans le cadre de la révision de la PAC après 2013 dont on peut craindre le démantèlement, si la négociation de Doha aboutit à une diminution drastique de la protection douanière et des subventions agricoles.
Or nous savons très bien que d’autres intérêts sont en jeu, notamment dans les services et que le gouvernement peut très bien être tenté de faire prévaloir l’intérêt de quelques multinationales sur celui des agriculteurs. Ces multinationales ne sont bien souvent françaises que de nom. Leur logique de développement, essentiellement financière, est très éloignée des intérêts de l’économie française.
Nous demandons à être rassurés quant à votre détermination pour éviter que la Commission européenne ne soit tentée, encore une fois, de brader les intérêts de l’agriculture. Ce n’est pas le protectionnisme qui a créé la crise économique actuelle. C’est la liberté absolue laissée aux capitaux de spéculer et aux multinationales de se déplacer, et dans une économie totalement ouverte qui nous désarme face à la concurrence sauvage du dollar ou des pays à très bas coûts salariaux.
Je souhaite que la France défende ses intérêts qui sont aussi ceux de l’Europe. Celle-ci doit assumer pour l’essentiel son autosuffisance alimentaire. Elle doit veiller à l’équilibre de sa société où il n’est pas nécessaire que l’exode rural vienne gonfler le nombre des chômeurs. Elle doit veiller à la protection de ses paysages et à la qualité de son alimentation. Bien entendu il convient de traiter à part les pays les moins avancés dont le destin est lié au nôtre – je pense à l’Afrique et aux Caraïbes. Ces pays ont besoin de pouvoir accéder à notre marché pour leurs productions qui généralement ne concurrencent guère les nôtres, pour des raisons climatiques. Ces pays en voie de développement ne sont pas ceux du groupe de Cairns. Ceux-ci ne sont plus depuis longtemps des pays en voie de développement.
La crise alimentaire de 2006-2008 a montré que l’équilibre alimentaire du monde était loin d’être assuré dans le long terme. La situation de l’Afrique est à cet égard particulièrement préoccupante. L’Europe, en raison de son histoire mais aussi de sa proximité géographique, a le devoir de s’en préoccuper si l’on veut éviter de grands mouvements migratoires. On ne peut confier cette mission aux seules lois du marché.
L’Afrique est le prolongement naturel de l’Europe. Notre continent a le droit de se protéger vis-à-vis des grands pays neufs qui n’ont pas les mêmes contraintes. L’Europe peut pourvoir pour l’essentiel à ses besoins alimentaires. Cet objectif d’une relative autosuffisance alimentaire ne nous coupera pas du marché mondial, mais le remettra à sa place qui ne saurait être la première. Car d’autres considérations économiques, sociales, sanitaires, environnementales, doivent primer.
C’est pourquoi nous attendons, Madame la Ministre, que la France utilise, le cas échéant, son droit de veto à l’OMC pour faire obstacle à la conclusion d’une négociation qui empêcherait une réorientation efficace de la politique agricole commune. Mieux vaut une absence d’accord qu’une négociation bâclée, car l’avenir de l’agriculture française et européenne est incompatible avec l’acceptation du cadre libéral mondialisé. L’OMC mériterait mieux son nom si les marchés étaient véritablement organisés. C’est l’organisation qui manque. Dans le sigle de l’OMC, le « O » aujourd’hui n’a pas sa place. Nous ne voulons pas que notre agriculture disparaisse comme ont déjà disparu des pans entiers de notre industrie. Nous voulons une Europe qui protège et non une Europe ouverte et offerte, simple relais du libéralisme mondialisé.
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Voir aussi les actes du colloque du 9 juin 2008 de la Fondation Res Publica "Quelle politique agricole, au défi de la crise alimentaire mondiale ?".
« L’intégration mondiale en matière agricole nous permet d’envisager l’efficience au-delà des frontières nationales … en déplaçant la production agricole vers les lieux plus appropriés. » M. Lamy précise que les rendements sont généralement plus élevés sur les grandes propriétés foncières que sur les petites exploitations. « Nous devons nous rappeler, ajoute-t-il, que les frontières nationales n’ont été définies par rien d’autre qu’un long jeu historique de chaises musicales. »
Ce mépris des sociétés rurales et des communautés historiquement constituées que sont les nations est tout à fait caractéristique de la pensée libérale la plus dogmatique. Malheureusement c’est cette pensée dogmatique qui domine les travaux de l’OMC appliqués à l’agriculture. Trois orientations dominent la négociation :
- l’amélioration de l’accès aux marchés,
- la réduction tendant vers l’élimination des subventions à l’exportation,
- la réduction substantielle des mesures de soutien interne « ayant pour effet de distordre les échanges », tout se passant comme si un libre-échangisme sans frontières et des prix qui sont bien souvent des prix de braderie devaient servir d’étalon ou de paradigme aux politiques agricoles.
Ainsi la négociation se déroule-t-elle dans un cadre libéral fixé à l’avance. Si le projet de libéralisation des marchés agricoles s’était concrétisé avant 2006, on peut être sûr que la crise alimentaire de 2007-2008 aurait été beaucoup plus grave. Cette orientation « laissez-fairiste » pèse évidemment dès aujourd’hui sur l’adaptation de la politique agricole européenne commune et déboucherait à terme en 2014 sur son démantèlement, s’il n’y était mis bon ordre d’ici là.
Il est regrettable que, sous présidence française, les 11 et 12 décembre 2008, dans le cadre d’un « bilan de santé de la PAC », la décision ait été prise de relever de 1% chaque année les quotas laitiers, en attendant leur suppression définitive en 2014. Cette décision était particulièrement inopportune, compte tenu de la chute des prix du lait, d’environ 50% depuis leur pic à l’automne 2007. Plus généralement la réduction des droits de douane qui résulterait d’un accord à l’OMC se traduirait par des importations massives de viande bovine, ce qui pénaliserait un grand nombre de petites et moyennes exploitations françaises dans des régions de moyenne montagne.
Certes la PAC actuelle est critiquable. Elle a été minée dès le départ par la fixation de prix irréalistes et mal hiérarchisés. Devant des excédents imprévus à l’origine, il a été mis fin à la politique de soutien des marchés. La politique agricole commune, révisée en 1992 à l’initiative du Commissaire Mac Sharry, a instauré des paiements directs aux agriculteurs, en contrepartie de baisses de prix drastiques.
Les réformes ultérieures, en 1999 et 2003, ont persévéré dans la même voie : celle du découplage des soutiens et des prix en favorisant des rentes de situation rigides, au prorata des surfaces exploitées, sans aucune modulation liée à la conjoncture ou aux productions qu’il eût fallu ou non encourager. Il faut rompre avec la pensée libérale dogmatique qui gouverne une politique agricole commune inefficace, coûteuse, et par conséquent fragile. Il faut, pour cela, fonder la future politique agricole commune, de l’après 2013, sur un concept cohérent basé sur l’objectif d’une relative autosuffisance alimentaire de l’Europe.
Les grands pays d’Asie dont la population dépasse le milliard chercheront leur sécurité alimentaire, sans qu’on puisse exclure qu’ils deviennent, au-delà de la crise économique actuelle et au fur et à mesure de leur industrialisation, des importateurs de produits agricoles, du fait de la rareté de leurs ressources en terres et en eau et de la montée de classes moyennes, dont les habitudes alimentaires se modifieront profondément. Ces pays devront limiter ces importations pour privilégier leurs propres producteurs qui représentent encore plus de la moitié de leur population active. C’est ainsi qu’on a déjà vu l’Inde, l’an dernier, refuser la conclusion du cycle de Doha plutôt que de sacrifier ses 700 millions de petits agriculteurs. Si ces pays acceptaient que leurs paysans quittent leurs terres, l’exode rural ne se dirigerait pas seulement vers leurs villes. Il contribuerait aussi à gonfler le nombre des migrants vers nos pays.
Comme l’a fort bien écrit M. Pierre Lelong, ancien directeur du Fonds de régularisation des marchés agricoles, prenant le contrepied de M. Lamy : « La théorie des avantages comparatifs ignore le fait qu’à l’échelle planétaire, les hommes et les sociétés ne sont guère délocalisables ». Quant aux Etats-Unis ils ne peuvent à la fois soutenir un libéralisme de principe, subventionner leur agriculture et inonder de leurs produits les économies des pays les moins avancés.
Il faut donc revenir à des notions simples :
1. D’abord admettre qu’il n’y a pas de vérité en matière de prix agricoles en dehors d’une zone géographique donnée, tant les paramètres sociaux, géographiques et environnementaux sont nombreux et hétérogènes. Il y a quelque chose de juste dans la recherche d’une certaine autosuffisance agricole à l’échelle de grandes régions du globe : non que le marché n’ait plus aucun rôle à jouer, mais ce rôle, s’il n’est pas marginal, ne saurait être essentiel. Le commerce agricole ne représente d’ailleurs qu’une faible partie de la production agricole et moins du dixième du commerce mondial. C’est dire que l’exception libre-échangiste britannique telle qu’elle a existé depuis 1846 ne peut se comprendre que dans le cadre d’un monde organisé pour le plus grand profit de la puissance impériale dominante qu’était alors le Royaume-Uni.
2. En second lieu, il faut dire que l’intervention sur les marchés et donc par les prix, est la façon la moins coûteuse et la plus efficace de soutenir le revenu des agriculteurs et d’orienter les productions. Il faudrait donc rompre avec le système qui privilégie les aides directes. Or, c’est justement pour se conformer aux exigences de l’OMC, celui d’aides censées « ne pas distordre la concurrence », qu’on remplit des « boites vertes » de mesures budgétaires coûteuses et à l’efficacité problématique. Or, l’évolution probable des prix agricoles vers une hausse modérée à long terme, telle qu’elle résulte d’une prévision récente de l’OCDE et de la FAO, offre une opportunité exceptionnelle pour revenir aux concepts raisonnables qui fondaient la première politique agricole commune.
3. En troisième lieu, cette action doit être conçue en terme de régularisation plutôt que de soutien, en fonction d’une grille de prix ne s’écartant pas trop, par souci d’économie, des prix internationaux observés sur le long terme, et tenant compte de multiples paramètres régionaux (hommes, terroirs, ressources en eau, débouchés, etc.).
4. En quatrième lieu, les mécanismes de régularisation doivent, autant que possible, associer les producteurs d’une manière décentralisée et converger avec les actions de conversion et d’orientation nécessaires.
Bref, il faut trouver un équilibre, à travers des prix modérés, entre les exigences de la cohésion à l’intérieur de l’Union européenne et le souci de nos relations avec les pays tiers, sans oublier le cas spécifique des pays d’Afrique.
Pour élaborer un concept cohérent, à même de fonder une PAC renouvelée et viable, il faut donc partir d’une idée simple : le monde de demain ne sera pas celui des marchés agricoles unifiés sur lesquels s’effectuerait l’essentiel des transactions en fonction de prix internationaux variables et difficilement prévisibles. L’agriculture ne peut s’accommoder d’aussi grands aléas.
Le monde de demain sera composé de quelques grands espaces agricoles dont il faudra organiser les relations commerciales. Chacun d’eux recherchera autant qu’il le pourra à atteindre une certaine autosuffisance. Mais la dépendance par rapport aux marchés et donc aux prix internationaux ne s’exercera qu’à la marge. Une telle orientation permettrait de sauver les paysanneries européennes ou plutôt ce qu’il en reste. Cela éviterait un immense gaspillage, car il sera coûteux et difficile de rebâtir des systèmes agricoles, après qu’on les aura laissé péricliter voire disparaître. Une telle orientation doit commander notre attitude dans les négociations à l’OMC.
Disons les choses clairement : ces négociations ont été mal engagées sur des bases faussées dès l’origine.
Le projet de l’OMC concernant l’agriculture de juillet 2008 était fondé, je le rappelle :
1. sur la réduction globale du soutien interne censé avoir des « effets de distorsion sur les échanges » ;
2. sur une réduction des tarifs empêchant le libre accès aux marchés ;
3. sur la suppression des aides à l’exportation.
Comme chacun le sait, ce projet n’a pas abouti à ce jour et le Directeur général de l’OMC l’a remis en chantier, sans pour autant s’écarter des principes qui le fondent, à savoir la théorie libérale des avantages comparatifs.
1. C’est ainsi que la mesure globale de soutien (MGS) censée fausser les échanges devrait être réduite de 80% pour l’Union européenne, 70 % pour les Etats-Unis et le Japon, 55 % pour le reste. Ces réductions auraient été mises en œuvre sur cinq ans pour les pays développés, huit ans pour les pays sous-développés.
Trois observations s’imposent à ce stade :
a) L’Union européenne est le continent le plus pénalisé.
b) Les pays en voie de développement constituent une catégorie fourre-tout : on y trouve aussi bien certains pays du groupe de Cairns que les pays les moins avancés. Ce choix privilégie les grandes exploitations latifondiaires au détriment de la moyenne exploitation agricole européenne.
c) Enfin, les réductions s’appliquent pour l’essentiel à la catégorie « orange » et épargne la catégorie dite « verte », c’est-à-dire les aides découplées du revenu. Conclure sur ces bases la négociation engagée à l’OMC ce serait figer la politique agricole commune qui repose déjà, pour l’essentiel, sur le découplage des aides d’avec la production et la fragiliser gravement pour l’avenir.
L’Union européenne ne devrait pas accepter de conduire à l’OMC un accord qui l’empêcherait de revenir à un système d’aides plus raisonnable, fondé principalement sur des prix garantis modérés à la production. Un tel système éviterait le gaspillage et permettrait de réduire le coût de la PAC, dans des conditions qui seraient à la fois conformes aux intérêts de la France, compte tenu des avantages agricoles naturels dont elle dispose et à celui des paysanneries européennes, et acceptable pour nos partenaires européens.
2. Par ailleurs, les réductions de tarifs selon la méthode de l’étagement frapperaient plus sévèrement l’Union européenne que ses concurrents potentiels. Pour l’Union européenne, l’abaissement prévu est de :
- 70 % pour les tarifs supérieurs à 75 %
- 64 % pour les tarifs compris entre 50 % et 75 %
- 57 % pour les tarifs compris entre 20 % et 50 %
- 50 % pour les tarifs inférieurs à 20 %
Il resterait peu de choses de la protection tarifaire pour l’agriculture européenne. Par comparaison, les pays dits en voie de développement, parmi lesquels des grands pays comme le Brésil verraient abaisser de :
- 46,7 % les tarifs supérieurs à 130 %
- 42,7 % les tarifs compris entre 80 % et 130 %
- 38 % les tarifs compris entre 30 % et 80 %
- 33,3 % les tarifs inférieurs à 30 %
C’est donc d’un véritable démantèlement tarifaire qu’il s’agirait pour l’Europe et de surcroît asymétrique, avec des pays comme le Brésil disposant d’avantages comparatifs supérieurs aux nôtres.
La politique agricole commune initiale avait été fondée sur le principe des prélèvements à l’importation, remplacés, sous la pression de l’OMC, par des droits de douane, d’abord variables, puis fixes. Le dernier acte serait accompli avec le véritable démantèlement tarifaire dont le projet de l’OMC a dessiné la perspective. Si on peut admettre que les PMA d’Afrique disposent de contingents tarifaires en franchise de droits, il est légitime de protéger nos agriculteurs contre la concurrence de « pays neufs » qui pour des raisons géographiques peuvent produire à très bas coût.
3. Une troisième catégorie de mesures concerne l’élimination d’ici 2013 de subventions à l’exportation, à commencer par leur réduction de moitié dans une première étape. Il n’est pas du tout certain que ces mesures bénéficient aux agriculteurs de pays les moins avancés qui, en cas de famine ou de crise alimentaire grave ou même de pénurie structurelle, peuvent avoir besoin d’importer à bas prix. Il faudrait veiller qu’au-delà de l’aide alimentaire d’urgence, nos exportations vers les grands pays importateurs de demain ne seront pas handicapées. La visibilité manque pour prendre aujourd’hui de pareils engagements. Mais j’admets que plutôt qu’aux subventions à l’exportation on préfère développer les possibilités de stockage pour reporter la production sur une période moins excédentaire. Une certaine régulation de la production éviterait d’ailleurs tout écart durable entre production et consommation.
D’une manière générale il faut opposer au libre-échangisme doctrinaire le principe d’une concurrence équitable dans les échanges internationaux. Nous voyons les produits industriels fabriqués dans les pays à bas coût envahir nos marchés à des prix de dumping, qu’il s’agisse de dumping social, monétaire ou environnemental. La France et l’Europe seraient bien inspirées de ne pas poursuivre dans le domaine agricole le désarmement unilatéral auquel elles ont procédé en matière industrielle.
De lourdes menaces pèsent sur l’avenir de l’agriculture française à l’OMC et au niveau européen dans le cadre de la révision de la PAC après 2013 dont on peut craindre le démantèlement, si la négociation de Doha aboutit à une diminution drastique de la protection douanière et des subventions agricoles.
Or nous savons très bien que d’autres intérêts sont en jeu, notamment dans les services et que le gouvernement peut très bien être tenté de faire prévaloir l’intérêt de quelques multinationales sur celui des agriculteurs. Ces multinationales ne sont bien souvent françaises que de nom. Leur logique de développement, essentiellement financière, est très éloignée des intérêts de l’économie française.
Nous demandons à être rassurés quant à votre détermination pour éviter que la Commission européenne ne soit tentée, encore une fois, de brader les intérêts de l’agriculture. Ce n’est pas le protectionnisme qui a créé la crise économique actuelle. C’est la liberté absolue laissée aux capitaux de spéculer et aux multinationales de se déplacer, et dans une économie totalement ouverte qui nous désarme face à la concurrence sauvage du dollar ou des pays à très bas coûts salariaux.
Je souhaite que la France défende ses intérêts qui sont aussi ceux de l’Europe. Celle-ci doit assumer pour l’essentiel son autosuffisance alimentaire. Elle doit veiller à l’équilibre de sa société où il n’est pas nécessaire que l’exode rural vienne gonfler le nombre des chômeurs. Elle doit veiller à la protection de ses paysages et à la qualité de son alimentation. Bien entendu il convient de traiter à part les pays les moins avancés dont le destin est lié au nôtre – je pense à l’Afrique et aux Caraïbes. Ces pays ont besoin de pouvoir accéder à notre marché pour leurs productions qui généralement ne concurrencent guère les nôtres, pour des raisons climatiques. Ces pays en voie de développement ne sont pas ceux du groupe de Cairns. Ceux-ci ne sont plus depuis longtemps des pays en voie de développement.
La crise alimentaire de 2006-2008 a montré que l’équilibre alimentaire du monde était loin d’être assuré dans le long terme. La situation de l’Afrique est à cet égard particulièrement préoccupante. L’Europe, en raison de son histoire mais aussi de sa proximité géographique, a le devoir de s’en préoccuper si l’on veut éviter de grands mouvements migratoires. On ne peut confier cette mission aux seules lois du marché.
L’Afrique est le prolongement naturel de l’Europe. Notre continent a le droit de se protéger vis-à-vis des grands pays neufs qui n’ont pas les mêmes contraintes. L’Europe peut pourvoir pour l’essentiel à ses besoins alimentaires. Cet objectif d’une relative autosuffisance alimentaire ne nous coupera pas du marché mondial, mais le remettra à sa place qui ne saurait être la première. Car d’autres considérations économiques, sociales, sanitaires, environnementales, doivent primer.
C’est pourquoi nous attendons, Madame la Ministre, que la France utilise, le cas échéant, son droit de veto à l’OMC pour faire obstacle à la conclusion d’une négociation qui empêcherait une réorientation efficace de la politique agricole commune. Mieux vaut une absence d’accord qu’une négociation bâclée, car l’avenir de l’agriculture française et européenne est incompatible avec l’acceptation du cadre libéral mondialisé. L’OMC mériterait mieux son nom si les marchés étaient véritablement organisés. C’est l’organisation qui manque. Dans le sigle de l’OMC, le « O » aujourd’hui n’a pas sa place. Nous ne voulons pas que notre agriculture disparaisse comme ont déjà disparu des pans entiers de notre industrie. Nous voulons une Europe qui protège et non une Europe ouverte et offerte, simple relais du libéralisme mondialisé.
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Voir aussi les actes du colloque du 9 juin 2008 de la Fondation Res Publica "Quelle politique agricole, au défi de la crise alimentaire mondiale ?".